Premier

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- Salut Gustave !... Wouha ! Tu t'amuses bien, je vois. Qu’es-tu encore en train de nous fabriquer ?

Un sourire sur les lèvres, Maurice entre dans le labo, les yeux rivés sur l’amoncellement d’éléments incongrus encombrant un coin de la paillasse. Des câbles multicolores partent en fatras échevelé d’un antique calculateur Neuronal, traversent des boîtiers ou glougloute un liquide épais pour finir avec un bel ensemble par sommer un casque souple auquel ils donnent une vague allure de gorgone.

Un détail de la machine attire son attention.

- … et je vois que tu as fouillé la réserve. Si j’en juge à sa coupole translucide, ce calculateur est le prototype que Joakim a dédié à la modélisation de la dérive ; Un machin capable d’embrasser seul toutes les possibilités d’un problème, mais trop lent pour le résoudre au cours d’une vie d’homme. Il fonctionne encore ce machin ?

- S’lut Maurice, … pourquoi voudrais-tu qu’il en soit autrement ? Joakim était un excellent ingénieur et comme il a équipé sa création d’une pile A, je ne serais pas surpris que cet appareil continue d’effectuer les calculs que l’on voudra bien lui soumettre pendant plusieurs millénaires.

- C’est bien là le problème. Ce Neuronal rame tellement qu’il lui faudra surement les millénaires en question pour effectuer la moindre tache un peu ardue. Joakim n’était certes pas mauvais, mais sur cette manip il a manifestement raté un paramètre. Mais parler de lui me donne des frissons, qu’il repose en paix. Dis-moi plutôt ce que tu en train de nous inventer ?

- Hum et bien je serai tenté d’appeler mon projet, une œuvre d’art… en devenir.

Maurice, de plus en plus goguenard, détache son regard de la création pour mieux embrasser l’allure de son ami. Même en s’habillant les yeux fermés, personne n’arriverait à se composer une allure aussi invraisemblable. Ses vêtements dépareillés, saupoudrés de traces ambiguës, lui donnent une allure au-delà du négligé. De nouveau penché sur son ouvrage, déjà oublieux de tout ce qui l’entoure, sa tignasse grasse et désordonnée se mélange à l’amoncellement croissant de l’expérimentation en cours. Il incarne l’archétype du savant fou, assez loin de l’idée que l’on peut se faire d’un artiste.

- Dis-moi Gustave, sans vouloir te vexer, est-ce que quelqu’un a déjà osé te dire que tu avais du goût ?

- Eh bien, à ma connaissance, et à l’exception notable de ma grand-mère, jamais personne, non. Pourquoi cette question ?

- Ben vois-tu, reprends Gustave sourire aux lèvres, j’ai la faiblesse de penser que pour faire une œuvre d’art, certaines dispositions naturelles sont nécessaires et qu’avoir un certain goût artistique peut ne pas être inutile…

- Ha, je vois, reprit Nicolas sans lever le nez de son ouvrage. Tu es sûrement de ceux qui voient l’œuvre d’art comme une finalité de la création humaine. Un idéal esthétique à atteindre ou quelque chose de ce genre ?

- A peu prêt, oui. Mais tu as sûrement une autre définition à me proposer, non ?

Gustave relève lentement la tête, tel un apnéiste tranquille remontant chercher son air, et regarde longuement autour de lui. Ses yeux, agrandis par des correcteurs limpides, lui donnent l’air ébahi d’une grenouille découvrant pour la première fois le capharnaüm de son laboratoire. Il reste un instant muet, absorbé par le récurage de lointains méandres de son cerveau, puis avisant soudainement Maurice, il s’ébroue et reprend le fil de la discussion.

- As-tu déjà participé à un de ces futiles débats dont le but est de distinguer si telle ou telle création humaine est artistique ou pas ? Si tel art est supérieur à tel autre ? Le genre de discussion où tout un chacun y va de ses arguments pour classifier ou déclassifier ceci ou cela.

- Cela m’est arrivé, bien sûr.

- Et bien vois-tu, tout ce joli monde croit parler d’art, mais ne parle en fait que de vecteurs de transmission.

- Yo, mon gars ! A force de rester enfermé dans ton labo tu finis par confondre démarches scientifiques et sensations. Vecteur-de-transmission, es-tu donc en train de me décrire une maladie ?!

- Dit moi, Maurice, quand un peintre te présente un tableau, à quelle partie de ta personne crois-tu qu’il s’adresse ?

- Il s’adresse à mes yeux, cela semble évident, non ?

- Erreur. C’est ton âme qu’il cherche à atteindre. Tes yeux ne sont que l’ouverture par laquelle son art lui permet de pénétrer au plus profond de ton être. Au même titre que tes oreilles pour un musicien, le bout de tes doigts pour un sculpteur et ainsi de suite… Il n’existe donc pas des arts mais l’Art, tout simplement. Le reste n’étant que systèmes de communication.

- Tu es vraiment un scientifique incorrigible ! Mais j’avoue que ton idée est intéressante, même si je ne la partage pas.

- C’est dommage, car si comparer des arts est sans intérêt, discuter de langages artistiques revêt tout son sens. Surtout dans le cas qui nous intéresse, reprend Gustave en montrant d’un geste désinvolte l’expérimentation hirsute qui s’étalait sur sa table de travail.

- Ce que je trouve intéressant, dans ton… œuvre d’art, c’est l’idée de recycler un matériel mis au rebut pour ses piètres performances. Mais je t’écoute, vu que cela semble être la seule option pour apaiser ma curiosité.

- Il s’établit naturellement un lien entre les différentes formes d’art et un ou plusieurs de nos sens. A la vue est, bien sûr, associée les arts graphiques, mais tu as aussi, en association à la musique, la danse.

- Tu oublies la sculpture.

- Non. Apprécier une sculpture par la vue reste une idiotie de nos sociétés pudibondes où tu te vois obligé d’imaginer la sensation que pourrait te donner le toucher d’une œuvre. Une œuvre qui se dresse devant toi, à portée du bout de tes doigts.

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