Starling the bird
Rassemblés dans les champs, les survivants pansaient leurs plaies. Qui se pelotonnant dans un coin, qui nourrissant ses petits, nul n'avait le cœur à écouter un discours. Pourtant, le patriarche s'avança et parla :
– Mes frères, mes sœurs. Vous comptez vous reposer, vous cacher en attendant que ça se calme... et moi je vous dis : partons ! Partons, mes frères, quittons ces terres maudites ! Ici, les nids sont douillets, les journées chaudes et les nuits douces, mais je vous le répète encore : nous devons partir, et le plus tôt sera le mieux !
Un des vieux sage émit un sifflement aigu pour attirer l'attention et prit la parole.
– En ce moment, les terres du sud sont froides et hostiles... Ne serait-il pas plus intelligent de nous éparpiller, de disparaître à leur vue, pour ensuite attendre la saison des migrations ?
D'un coup d'aile, le patriarche lui cloua le bec. La foule amassée là ne pipa mot.
– Disparaître ? Tu te fiches de moi, vieillard ? Mieux vaut essayer de faire disparaître le soleil ! ironisa-t-il. Au contraire, tous ensemble, nous devons nous envoler le plus loin possible. En temps de crise, il faut changer ses habitudes. Guerriers ! Je compte sur vous pour veiller sur les femmes et les enfants. Si jamais vous manquez à votre devoir, je m'assurerai personnellement de votre cas.
Les ailes baignées de lumière, rémiges déployées dans le vent, le patriarche réunissait tous les attributs d'une figure divine. Et pourtant...
– Je place de grands espoirs en Starling, mon fils. Demain, il œuvrera pour la communauté. Pour la toute première fois, il défendra d'autres vies avant la sienne. Qu'il ne me déçoive pas.
Les yeux du commandant me transperçaient d'un éclair jaune. Le commandant, mon père. Un père qui ne s'était jamais occupé de moi – il possédait une quinzaine de fils tous plus grands et plus forts – mais mon père tout de même. Mon plus grand honneur, le rendre fier de moi.
– Que la marche commence !
***
Lorsque le soleil se leva, nous étions fort loin de toute ville humaine, mais le fracas de la guerre persistait. Là, des mortiers sifflaient, là-bas des coups de feu s’échangeaient, ici-bas, on en pendait en masse... Jamais je n'ai compris pourquoi les hommes se faisaient tant de mal à eux-mêmes.
Nous survolions la forêt des noires épines lorsque l'on m'avertit que mon père avait sauvé de pauvres innocents des griffes des carnassiers. Le patriarche me mandait. D'un coup d'aile, j'arrivai à ses côtés.
Les oiseaux qui l'accompagnaient étaient pour la plupart beaucoup plus petits que nous. Seule une très grosse femelle pouvait rivaliser avec les miens, et encore, seulement s'il était jeune et maigrichon comme moi. Mon père, quant à lui, paraissait tout essoufflé. Il regardait la matrone méchamment, comme si elle lui avait donné du mal. Enfin, il s'adressa à moi :
– Je veux que tu t'occupes de ceux-ci... dit-il d'un ton las mais sec et sans réplique. Ils me donneraient du mal... Veille à ce qu'ils n'aient ni faim ni soif.
J’acquiesçai docilement, m'approchant doucement des réfugiés. La plupart se lissaient les plumes sans même daigner me regarder. Pour engager la conversation, je demandai à la matrone comment elle s'appelait, mais celle-ci me flanqua un coup d'aile qui me fit voir trente-six chandelles. Mon père gloussa ouvertement – geste pire que s'il m'avait craché dessus – et prit la fuite. Pour la première fois, je le détestais. Tout en fixant les yeux noircis de haine, je me surpris à penser qu'il lui arrive malheur. Et soudain apparut l'ange. Cet oiseau, guère plus gros qu'une poire, s'avérait néanmoins la plus belle créature que j'avais jamais vue. Ses ailes de jais, son cou élancé, ses longes plumes argentées, elle avait tout pour plaire. Je lui fis la cour, chantai autour d'elle, lui montrai que j'étais le plus fort de tous les oiseaux... enfin, j'aurais voulu le faire. Quelque chose, en moi, me maintenais paralysé. Aller vers elle... J'aurais plus facilement picoré mon propre cœur.
La belle me dépassa sans réaliser que j'étais là. Elle voletait à toute vitesse vers le soleil. Non, pas vers le soleil... mais vers mon père.
***
Après des heures et des heures passées sans elles, à rester jour et nuit aux côtés des siens qui me la rappelaient sans cesse, je faillis péter les plombs. Il fallait que je fasse quelque chose. Avant d'exploser, je confiais à un de mes frères le soin de s'occuper des réfugiés à ma place, et partis.
Planant au-dessus les plaines brûlées puis délaissées par les hommes, je décrivais des cercles à la recherche d'un fruit. Si les miens leur préféraient les insectes ou la vermine blanche, je savais qu'elle, elle aimait les groseilles ou les morceaux de poire.
Mes ailes allaient rendre l'âme lorsque je découvris enfin le verger qu'il me fallait. À moitié détruit par la folie des hommes, il exposait encore des pommes belles et bien mûres, en assez grande quantité pour que j'eus le choix. Bien sûr, il y en avait de très grosses, qui auraient nourri une dizaine d'oiseaux pour toute une journée, mais pour les transporter jusques aux cieux, une autre paire de manches.
Après plusieurs tours et retours, je dénichai enfin le fruit qui convenait. Il était tombé de l'arbre et coupé en d'eux de telle sorte que je n'aurais eu aucun mal à le porter. Par chance, les vers l'avaient épargné, peut-être grâce à la boue qui recouvrait en partie sa peau verte. Je le pris en bec et montai vers mon clan.
Grisé par la certitude qu'elle adorerait ce cadeau et se déciderait enfin à me parler, je volai si vite que je ne mis qu'un instant à rejoindre la gigantesque nuée d'oiseaux que le vieux sage comptait cacher. Tandis que je m'efforçais de retrouver l'ange, mes camarades piaillaient en ouvrant de grands yeux ronds. S'ils m'en voulaient, quelle importance, quand une belle vous attendait ?
Hélas, ce ne fut guère elle que je trouvai.
– Fais attention, Starly ! héla mon père. C'est un peu trop lourd pour tes pauvres pattes, laisse-moi t'aider !
Tout le monde alentour éclata de rire, mais le patriarche demeura d'un sérieux mémorable. Son regard avait une dureté exemplaire. Ne t'avise jamais plus de me désobéir, me criaient ses yeux.
– Laissez-le, plaida quelqu'un. Mes parents peuvent très bien se débrouiller tous seuls, j'en suis sûre.
Je levai les yeux et la vis. C'était elle. Comme un chevalier sauvant une demoiselle en détresse, elle se plaçait entre moi et mon père. Sauf que ce devait être moi, le chevalier.
Une étincelle indéfinissable brilla dans l’œil de mon père.
– J'en attends davantage de lui. Ainsi que de toi.
Père attrapa au vol la demi-pomme, pesta sur ces jeunes qui s'en vont chercher des cadeaux pourris, et la laissa choir. Pour couronner le tout, il mordit l'ange au cou et la contraignit de le suivre. Il avait gagné : moi, son propre fils, je le haïssais.
***
Tandis que le fracas des combats résonnaient en contrebas, tandis que les esprits du climat hésitaient entre averses impromptues et violentes bourrasques, un événement que je n'escomptais plus se produisit : par le biais de son propre frère, l'ange me donnait rendez-vous ! Pour la nuit même !
Ainsi, après avoir passé toute la journée à n'attendre que cela, je me posais sur la plus haute branche du plus haut chêne de la forêt et attendis celle qui m'était si chère. Le soleil se coucha, les étoiles apparurent une par une, le ciel perdit toutes ses couleurs... mais elle n'arrivait pas. Que faisait-elle donc ? Sérieusement inquiet, je commençai à me préparer un nid, plutôt pour éviter de penser à elle que par réelle nécessité. En vain, car je n'avais que cette satanée femelle en tête.
Juste avant que je ne perde espoir, l'ange arriva. Nimbée dans un éclat d'argent, elle atterrit sur la branche sans lui faire imprimer le plus imperceptible mouvement.
– Désolée, on m'a retenue, chanta-t-elle de sa voix mélodieuse.
Je restais coi ; je ne pouvais tout bonnement lui répondre quoi que ce soit.
Nullement gênée, elle se frotta l'aile, langoureusement à en craquer.
– Comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle innocemment. Moi, c'est Phoenix.
– Phoenix... répétai-je en rêvassant.
– Tu t'appelles comme moi ? roucoula-t-elle. C'est bien ce que je me disais... Ma famille n'est pas du tout originale.
Devant sa bêtise – feinte ou non – je retrouvai pour de bon l'usage de la parole.
– Je... Je m'appelle Starling, balbutié-je. Je suis le fils du commandant Eagle.
Elle me fit un clin d’œil.
– En fait, je le savais déjà, avoua-t-elle en gloussant. Ton père m'a beaucoup parlé de toi.
Un coup de tonnerre retentit au loin. On va mal dormir, cette nuit... pensai-je.
– Parlé de moi ? En tant que son dernier fils, je ne représente rien pour lui ! Un moins que rien, voilà comment il me voit.
Phoenix me donna un petit coup d'aile, pour me ramener à la réalité.
– Justement, il attend que tu fasses tes preuves. Aux aurores, il te confiera ta première mission. On compte tous sur toi, Starling.
Finalement, Phoenix sonne très bien avec Starling. Le mieux, ça aurait été qu'elle passe la nuit avec moi, mais c'était beaucoup trop beau pour être vrai. Elle me fendit le cœur de ses yeux d'argent, sauta du chêne et prit son envol.
– Attends ! Tu vas retourner avec lui ?
– Je n'ai pas le choix, avoua-t-elle d'une voix triste. Il me protège. Un jour, les choses changeront peut-être. Rappelle-toi, je compte sur toi, Starling.
La pluie tomba. Je me recroquevilla contre le tronc de l'arbre, sans détacher les yeux de ma belle colombe. Phoenix disparut, mais son espoir resta.
***
Promu général en chef, je gravissais les sentiers de la gloire. Sous un ciel arborant les couleurs de la victoire, je mettais fin aux guerres des hommes, détruisais pour de bon leurs grosses machines destructrices de mondes. Devant mon immense popularité, mes grands frères s'inclinaient à mon passage, tandis que les femelles se battaient pour moi. J'éclipsais à tel point mon père que le pauvre en était réduit à picorer nos restes, caché dans l'ombre.
La nuit, je la partageais avec ma chère et tendre, la seule que j'aimais vraiment. Elle me murmurait des paroles insensées, et faisait des choses qui m'envoyèrent voler aux anges. Elle m'offrait une nuit magique. Une nuit dont je me souviendrais jusqu'à la fin de mes jours.
– Hé, réveille-toi ! hurla quelqu'un. Le chef veut te voir, tout de suite.
J'ouvris les yeux. La réalité emplit mon cœur d'une profonde déception et lentement s'effaça le rêve. Finie la popularité de star. Finies, les nuits blanches où se conjuguaient bonheur et volupté.
– On se dépêche !
Non sans ronchonner, je m'empressai de décoller à la suite de mon camarade qui me mena droit à l'imposant hêtre que Père avait choisi pour dormir.
– Bonjour, fils ! cria-t-il avant même que j'entrepris de me poser. Bien dormi ? Tu dois avoir faim, non ? Mange donc ça !
Il me confia un ver, à la manière d'une mère faisant la becquée à son fils. Bien qu'il fût très bon, je le recrachai avec dépit.
– Je ne suis pas un oisillon ! beuglai-je avec rage. Père... Que voulez-vous de moi ?
– Et moi qui croyais que tu m'aimais bien... soupira-t-il. C'est cette Phoenix, n'est-ce pas ? Elle te ronge le cœur plus vite que tu goberais ce pauvre ver...
Sans nul signe avant coureur, il me frappa si fort que je manquai tomber de l'arbre. À l'aide d'une branche, je me massai la tête, meurtrie.
– Fils, je refuse que tu me déshonores. Tu es un guerrier, pas un idiot coureur de jupon. Quand tu auras la gloire, tu auras toutes les filles que tu voudras. En attendant, tiens-toi à carreau.
Frappé en plein cœur, je me vis baisser la tête et me renfrogner, comme un petit qui boude. Sauf que je ne cessai de regarder mon père, et faisais le maximum pour me retenir de me défiler. J'aurais dû me défendre, quel droit avait-il de m'insulter ? Cependant, paralysé par la peur, je n'osais rien faire.
– Bien. Maintenant, tu peux m'écouter.
***
Un ou deux auparavant, les éclaireurs avaient repéré un clan ennemi, enfin, qui avait toujours méprisé mon père. Tel un de ces hommes qui se bataillaient sur le plancher des vaches, cet oiseau se croyait en guerre ouverte. Ainsi, il attaquait les autres clans selon une stratégie minutieusement calculée, et punissait les traîtres et les déserteurs. Il aurait fait un meilleur humain qu'oiseau.
Enfin, tout cela importait peu. Reste que ce clan nichait dans une magnifique vallée, épargnée par les duretés de la guerre, mais où les hommes avaient l'habitude de tuer les plus faibles des nôtres. La chasse, cela s'appelait. En choisissant un tel lieu, les ennemis savaient que personne ne s'aventurerait à les embêter.
Personne, excepté moi. Ragaillardi par les beaux yeux de Phoenix, j'approchai à grands coups d'aile de leur base centrale – un simple reste de maison en briques. Là-bas, j'y trouverais assez de nourriture pour tous nous nourrir sans qu'il n'y ait de jaloux. Ça allait être tout sauf facile, mais telle était ma mission.
J'atteignis rapidement les hauts murs du QG. Ni homme ni oiseau ne m'avait remarqué, j'en étais très fier. Quand je reviendrais, je m'en gargariserais auprès de toute la troupe, le crierais sur tout les toits, dans le seul but que Phoenix me remarque. Quoi qu'ait dit mon père, il ne me pouvait m'interdire de me rapprocher d'elle.
Doucement, je me faufilai par le soupirail des sous-sols. À peine entré, je me plaquai contre le mur, baigné de ténèbres. À l'instar de l'oiseau modèle que je fus, je jetai un coup d’œil d'un côté puis de l'autre, avant d'avancer. Furtivement, je glissai d'ombre en ombre sans oublier de chercher vers, fruits ou graines, dans les trous des murs, sur le sol... sans succès. Malgré tout, j'étais déterminé à ne pas abandonner. Je retournai chaque débris, inspectais chaque latte. Je ne pouvais me permettre d'échouer.
La lumière déclinait dangereusement. Bientôt, des personnes mal intentionnées allaient pouvoir m'attaquer sans même que je puisse les voir. Et alors, en haut d'une poutre dans un coin très dur d'accès, je trouvai ce que je voulais : un nid d'insectes. De vermisseaux, pour être plus exact. Un repas de choix.
J'agrippais minutieusement mon butin lorsque quelque chose me plaqua par terre. Sonné par la chute, je ne pus repousser les deux oiseaux furibonds qui se jetaient sur moi. Ils commençaient à me picorer le corps, comme si j'étais déjà mort, mais je n'avais guère l'intention de les laisser faire. Rassemblant force et courage, je fis un grand cercle qui renversa l'un d'eux. Le second, je l'estourbis d'un coup d'aile. Lu, je n'en entendrais plus parler de sitôt. L'autre, en revanche, n'avait pas dit son dernier mot. De son bec crochu, il m'érafla le poitrail. Une douleur aiguë me traversa le corps. Mon sang s'écoulait, goutte-à-goutte, sur le sol. Mais je ne pouvais le laisser gagner. D'un bond, je fondis sur lui et entre mes serres lui déchiqueta les ailes. Affolé, le pauvre prit la poudre d'escampette.
YAHOU ! J'avais étalé ces armoires à glace en moins de temps qu'il ne faut pour crier « victoire » ! Qui pourrait en dire autant ?
Le cœur plein d'orgueil, je bombai le torse puis poussai un cri de guerre long, puissant, irrésistible. Cela ne faisait aucun doute, j'étais invincible.
Impatient de retrouver ma belle Phoenix, je sortis en trombe du QG, sans prendre la moindre précaution. Après tout, qu'avait à craindre un héros ?
– C'était un faisan qu'il fallait abattre ! criait Hans. Un faisan ! Pas une de ces saloperies d'étourneaux !
L'autre homme, un certain Eric, soupesait le cadavre tout frais de sa proie.
– Ces piafs, tous les mêmes ! Regarde moi ça... Une chair bien juteuse. M'est avis que ça sera meilleur que la bouillie qu'on nous sert.
– Tu l'as dit ! Acquiesça l'autre. Ne le répète pas au cuisinier.
– Je m'en garderais... Allez, mangeons-le, camarade, et qu'ça saute !
Annotations
Versions