Rouge
Le froid mordant des nuits d’hiver figeait la ville dans un silence de mort. Les rares passants, col relevé et mains dans leurs poches, faisaient bien attention à rester sur les trottoirs des boulevards éclairés, près des voitures qui soufflaient leur fumée chaude. Dans les ruelles sombres entre les hauts immeubles délabrés la température tombait rapidement, les chats se cachaient pour dormir, et les clochards mourraient.
Mes yeux s’ouvrirent soudainement. Assis contre un mur à même le sol, je ne ressentais pas le froid glacial de l’hiver. Mon corps était lui-même plus froid que les quelques animaux qui hantaient ces ruelles. J’ouvris la bouche et goûtai à cette soif inextinguible qui m’avait à nouveau gagné, après seulement quelques heures. Je n’avais pas dormi ; je ne dormais jamais vraiment. Durant la journée, enterré sous des cartons dans la cave d’un squat rempli de sans-abris, je patientais dans un état proche de l’inconscience.
Je quittai ma ruelle et fis quelques pas, le col relevé et une capuche sur la tête, sur le trottoir quasiment désert. Les visages croisés me jetaient un regard méfiant et s’écartaient de mon chemin. À la première intersection je disparus dans une nouvelle ruelle et mes yeux scrutèrent instinctivement le décor à la recherche de nourriture.
Allongé sur le côté, face au mur, le vieil home était recouvert de plusieurs couches de manteaux et d’un vieux sac de couchage tâché. Il ronflait bruyamment et sentait mauvais, mais c’était un homme. Sentant la sécheresse de ma bouche, je passai ma langue sur mes lèvres et sur mes canines acérées, tâtant leur pointe aiguë.
Je me baissai sur le corps du vieillard et découvris son cou, écartant ses couches de vêtements serrés qui le protégeaient du froid. Il s’agita, grogna et ouvrit les yeux en se tournant vers moi. Quand je découvris mes dents, ses yeux s’écarquillèrent, mais je l’empêchai de crier en lui plaquant une main sur la bouche. Je fondis sur son cou brûlant et sentis le sang chaud affluer et se répandre en moi ; le plaisir extatique de ce nectar qui aiguisait mes sens et gonflait ma force, me redonnant la confiance d’un dieu, le feu entre mes veines, brûlant au fond de mes yeux.
Quand le sans-abri ne fut plus qu’un tas de chair froid et sans vie, je me retirai, léchant sur mes lèvres les restes de sa vie mortelle. Galvanisé par ce festin, je continuai ma progression dans la ruelle, tremblant, la bouche entrouverte, les yeux balayant chaque recoin, s’arrêtant sur chaque forme emmitouflée.
Lorsque je relevai la tête du cou ensanglanté du quatrième corps vidé de son sang, je sentis le monde tourner autour de moi ; l’ivresse m’envahir. Chancelant, je fis quelques pas en arrière. Plus. Il m’en fallait plus ! Respirant bruyamment, le corps en feu et les sens affûtés, je repérai chaque forme de vie dans la nuit noire de cette ruelle puante. Un chat hurla son miaulement grinçant lorsque mes doigts puissants serrèrent son cou. Je fondis sur la gorge palpitante et transperçai sa peau couverte de fourrure. Quelle abomination que le sang animal ! Comment pouvait-on boire une telle chose après le festin divin qui avait précédé ? Et pourtant je buvais, encore et encore. J’avais dû oublier le dégoût que leur sang m’inspirait ; ma soif aveugle avait fait taire tout raisonnement.
Le cadavre flasque du félin fit un bruit sourd en tombant à mes pieds. J’eus un haut le cœur, puis un spasme au ventre me fit me plier en deux, et je régurgitai un liquide rouge gluant et épais.
Il m’en fallait encore. Vite. Plus.
Dans la nuit, titubant, le bas du visage maculé de sang coagulé, je poursuivis mon errance à la recherche de cette drogue écarlate, cet élixir de vie, cette absolue nécessité dont, à chaque réveil, à chaque renaissance, tout mon être mort souffrait du manque.
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