Une journée ordinaire
6h15 Premier miaulement de chat. Je sais que d’autres vont suivre, mais ne bouge pas.
6h30 Gémissements plaintifs, puis de plus en plus fort, de ces foutus matous !
6h33 Ma main s’abat sur le satané réveil. Quelle idée d’avoir choisi des miaulements pour commencer sa journée !
6h35 Je me lève, prends mes habits et vais dans la salle de bains, prendre ma douche matinale.
6h50 Je reviens dans ma chambre, habillé, et pose mon pyjama sur le lit.
6h52 Je finis de border les draps. Je sors.
6h54 Je me retrouve dans la cuisine ; deux minutes d’escalier et de couloir, c’est long !
6h55 Je mets en route la cafetière.
6h57 J’ouvre les placards, sors mon bol jaune à pois rouges — l’unique bol dont je dispose — et je verse le café. Je n’ai pas besoin de mesurer, je connais par cœur la quantité désirée.
7h00 Le café est passé. J’éteins la machine et verse la boisson dans le récipient avant de m’asseoir. Je n’aime pas quand il est trop chaud.
7h02 Je me lève, me dirige vers la huche à pain. J’en sors un, reviens à la table et me coupe une tranche. Je vais dans le frigo chercher du beurre. Je me prépare une tartine.
7h09 Je débarrasse la table et fais la vaisselle.
7h11 La journée « commence ».
7h15 J’allume le poste de télévision pour me tenir au courant des dernières informations : pas grand-chose à se mettre sous la dent ce matin. Toujours ces attentats, cette misère, ces ouragans ou tremblements de terre dévastant tout sur leur passage. Et à la fin les deux prédicateurs, l’un annonçant la fin du monde, l’autre sa renaissance.
Je n’ai jamais compris que l’on puisse promouvoir ces deux individus sur une chaîne publique !
7h30 Le flash d’information se termine, c’est l’heure de la météo : aujourd’hui encore, le soleil rayonnera dans le Nord et la pluie frappera le Sud ; comme hier, avant-hier — comme depuis toujours, j’ai l’impression !— et l’on termine par le grand sourire de l’animatrice qui nous souhaite une bonne journée.
7h45 J’éteins l’écran. Bientôt, ma journée de travail va débuter. Je m’affale sur le canapé et prends mon bouquin. C’est de la Fantasy ; ou comment écrire un pavé rempli de descriptions pléthoriques de paysages, de batailles interminables, de myriades d’espèces (nains, orques, dragons, humains, elfes… J’en passe et des meilleures.
Je ne suis pas prêt de le terminer, surtout à raison de dix minutes par jour.
7h55 Je pose le livre sur le sofa. C’est bientôt l’heure. Il ne me reste que le temps pour mes besoins naturels. Traverser de nouveau ces couloirs. Quelle idée, l’architecte aurait pu aménager autrement tout de même !
7h59 De retour. Je garde toujours une minute d’avance. Je ne sais pas pourquoi, c’est réglé comme du papier à musique !
8h00 J’allume mon ordinateur. Ma journée de télétravail commence.
8h05 Le PC a enfin terminé ses mises à jour quotidiennes et je vais pouvoir ouvrir la visioconférence.
8h06 Mes collègues sont fidèles au poste et je les salue. Je trouve saugrenu de commencer à cet horaire, ils auraient pu faire comme tout le monde et choisir 8h00 au lieu de 8h.06.
Ils m’ont répondu qu’ils aimaient le goût du risque. Je ne vois pas le rapport ! Quand je le leur ai dit, ils m’ont rétorqué que je ne comprenais rien au monde de l’entreprise, que cet horaire avait été mûrement réfléchi et était un avantage concurrentiel féroce.
Le pire, c’est qu’ils semblaient y croire dur comme fer !
Je n’ai pas insisté. Je n’allais pas recevoir un blâme pour cette futilité.
8h10 Enfin, j’ai salué tous les salariés présents. Je préférerais m’en tenir à ceux de mon équipe, mais le protocole exige de dire bonjour à tous, même ceux qu’on ne croise pas à d’autres moments de la journée. Je trouve tout ceci ridicule, mais je n’ai pas le choix si je veux garder mon poste. Je le sais, car il y a des rumeurs concernant le licenciement d’un gars dont la seule faute consista à ne dire bonjour qu’à ses collaborateurs. Cette boîte est flippante par moments !
8h15 Le premier point sur la journée est clôturé, on nous a transmis les objectifs de la matinée. Il ne reste plus qu’à s’y mettre. Je ne vais pas m’étaler sur mon travail, cela n’intéresse que les collègues. C’est un travail de statisticiens, de jonglage de chiffres et de probabilité. Rien qui ne me passionne, mais il faut bien gagner sa croûte.
10h10 Pause café. Nous allons dans la salle de repos virtuelle : certains fument, d’autres boivent et beaucoup discutent de la pluie et du beau temps.
10h16 Reprise du travail. Toujours ce chiffre « six ». Je ne vais pas refaire de grands commentaires.
11h55 Pause midi. On a gardé cet horaire, même si plus personne ne se déplace pour aller bosser.
12h00 Je vais dans la cuisine me préparer à manger. Si l’on peut dire : j’ouvre mon frigo et sors mon sandwich poulet mayonnaise. Je « savoure » ce repas. Les temps sont durs et il ne restait qu’un stock de cette nourriture. Franchement, je commence à en avoir marre de ce déjeuner.
12h05 Repas terminé, ce n’est pas parce que je n’aime pas que je ne prends pas mon temps !
12h07 Deux minutes de digestion puis j’allume la télé pour le jeu du midi. Ils posent toujours le même type de question, j’ai l’impression d’être intelligent, car je connais toutes les réponses. Et je me moque de ces candidats qui n’ont vraiment aucune culture. A leur place, ça fait longtemps que j’aurais décroché le jackpot.
Mais je n’ai pas le temps pour les inscriptions : j’ai un boulot, moi !
12h45 Fin de l’émission. Je change de chaîne pour le point d’informations de la mi-journée, suivi de la météo.
12h55 Bientôt la reprise. Vite, j’éteins et me remets sur ma chaise de bureau. Plus que trente secondes !
12h56 Fidèle au poste ! Je retrouve mes collègues. Le chef nous donne les objectifs de l’après-midi.
16h16 Pour une fois, un chiffre « six » que j’aime, c’est la pause ! Celle-ci, je l'apprécie, les gens sont plus détendus que le matin, ils savent que c’est bientôt la fin du labeur : plus que quatre-vingt dix minutes à tenir. Un match de foot disent certains. Je ne me souviens même plus de ce sport tombé en désuétude, remplacé désormais par… justement par rien : personne n’exerce d’activités physiques de nos jours. Nous n’avons plus le temps — ou l’envie, ou les moyens, ou je ne sais quoi d’autre !— Perso, ça ne me dérange pas plus que ça : voir onze gugusses taper dans un ballon, j’ai vu mieux comme spectacle !
16h25 Reprise, dernière ligne droite.
18h01 Fin du travail. On se dit au revoir et on éteint la visio.
18h02 J’ouvre ma boîte mail. Aucun nouveau message : comme d’habitude. Je referme ce vide sidéral !
18h05 Je peux enfin fermer cet écran — saleté de mises à jour —. Je mets en route mon MP3 : c’est parti pour cinquante-cinq minutes de détente musicale.
19h00 Je coupe le son et me dirige vers la cuisine. J’ouvre mon frigo et prends mon taboulé. Le même rituel depuis… je ne saurais dire, ça fait trop longtemps !
19h05 Je dépose l’emballage dans la poubelle et retourne au salon pour regarder les émissions ainsi que le film du soir.
22h36 Il est temps d’aller se coucher.
*
Voix X
« Depuis combien de temps est-il en train de revivre cette journée ?
Voix Y
– Je ne compte plus !
Voix X
– Je ne comprends pas l’intérêt de cette étude !
Voix Y
– Vous n’avez pas à le faire.
Voix X
– Mais pourquoi l’enfermer depuis si longtemps à ressasser ces événements ?
Voix Y
– C’est pour mon plaisir personnel. »
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