5 - Départ
Quand les enfants quittèrent la maison, Ossæ, ma première fille – maîtresse de ma surface liquide et des précipitations – envoyait sur la vallée une neige épaisse, abondante et collante. Elle avait bien mal choisi son moment, mais les nuages pleins devaient se vider.
Bien emmitouflés dans leurs manteaux, les deux gamins se dirigèrent tout droit dans la direction que la caravane d’esclavagistes avait prise. La piste se voyait toujours, le passage de plus d’une centaine de personnes, chevaux et charrettes laissait des marques profondes qui prendraient du temps à disparaître.
Lilou avait mis son nez dans les préparatifs, elle avait pensé à maintes petites choses, omises par son frère, comme d’indispensables raquettes et bâtons de marche. À son jeune âge Noisi, malgré son sens pratique, n’avait pas la présence d’esprit de sa sœur et ses deux années d’expérience hystrienne supplémentaires pour penser aux détails. Grâce à leur équipement de marche, ils espéraient avancer plus vite que les bandits.
Arrivés au pont sur l’Impétueuse, ils virent le cadavre de l’homme, tué par leur père, laissé sur l’ouvrage et abandonné par ses propres camarades. Il était allongé sur le dos, une flèche plantée en pleine poitrine. Noisi s’approcha en premier et toucha son visage du bout des doigts.
— Il est tout froid. Viens voir, je crois qu’il est mort. Lilou ?
Sa sœur se tenait un mètre en arrière, tremblante.
— C’est pas quelqu’un du village, ça doit être un de ces pillards, finit-elle par bredouiller.
Sa crainte ne s’était pas tue pour autant. Elle regarda sa poule passer contre le mur opposé du pont et l’imita.
— Allons nous en, je t’en prie Noisi. Il n’y a plus rien à faire avec lui.
Le petit garçon acquiesça et suivit sa sœur.
Après avoir traversé, ils atteignirent l’orée de la forêt et s’arrêtèrent afin de contempler une dernière fois le village abandonné, leur maison, là où leur famille avait vécu, se remémorèrent les jeux avec leurs amis sur la place du village. Trapan, leur seul point de repère se trouvait désormais derrière eux. Peut-être n’y reviendraient-ils jamais. Les deux petits en avaient gros sur le cœur. Pourtant, s’ils voulaient revoir leurs parents, leurs amis, ils devaient partir à leur recherche et trouver un moyen de les libérer. Absolument.
Tandis qu’elle marchait, la réalité s’imposa progressivement à Lilou, se força un passage dans son cerveau. Si ses parents disparaissaient, si elle et son frère ne parvenaient pas à les sortir de leur captivité, alors elle devrait – elle n’aurait pas le choix – devenir adulte. Elle jeta un œil à son cadet devant elle. En tant qu’aînée de la famille, la charge de leur survie lui incomberait. Elle devrait tenir bon pour son frère bien sûr, mais aussi pour elle-même. Cette perspective, non contente de l’accabler, la terrorisait.
L’enlèvement de ses parents terrassait Noisi, non pas que sa sœur n’y pensait pas, mais pour lui, c’était la seule préoccupation. Où s’en étaient-ils allés ? Que leur voulait-on ? Quels étaient ces ennemis qui les avaient faits prisonniers ? Il pensait à sa mère, toujours joyeuse, ne grondant que pour la forme, parce que c’était son rôle. Il revoyait ses rires, entendait ses chants, se remémorait ses câlins si doux dans les moments difficiles. Il y avait aussi son père, non moins aimant, avec lequel il chahutait à chaque occasion. Ses yeux si bleus, son sourire de loup et ses cheveux sombres lui manquaient déjà. Qui s’occuperait de lui désormais ? Mais non, ce ne serait pas ainsi, il était parti à leur recherche, et il les retrouverait. C’était certain.
Les amis avaient disparu eux aussi. Nella, Lulu, Milo… les reverraient-ils un jour ?
Il ne restait plus pour amenuiser la pesanteur écrasante, que la fidèle Potecote qui s’amusait, insouciante, et s’ébattait autour d’eux.
Dans la forêt, les ombres des branches s’épaississaient au fur et à mesure de leur progression et bientôt la lumière commença à décroître, de même que la température. Ils ne virent alors plus qu’à quelques mètres devant eux. La neige épaisse continuait à tomber, leurs jambes s’alourdissaient, leurs sacs à dos les accablaient de leur poids, les ralentissaient grandement. Et toujours aucun signe d’une quelconque présence humaine. Où avait donc disparu cette caravane ?
C’est alors qu’au loin, ils distinguèrent une légère lueur. Noisi s’arrêta.
— Regarde là-bas ? dit-il en montrant la lumière du doigt. Il faut qu’on aille voir ce que c’est. Si ça se trouve, c’est eux !
Quelques pas derrière lui, Lilou continua jusqu’à sa hauteur, soufflant péniblement. Elle s’arrêta enfin et se tourna dans la direction que pointait son frère. Émergeant de ses pensées, elle observa longuement.
— Ça m’étonnerait. Le campement serait beaucoup plus grand.
Puis elle tendit l’oreille et secoua la tête.
— On n’entend rien. J’imagine qu’avec tout le monde, ça ferait beaucoup de bruit.
Les mains sur les hanches, Noisi s’impatienta.
— Il faut quand même aller voir !
Sa sœur finit par opiner du chef et reprit et sa marche avec difficulté.
— D’accord, mais restons prudents. Si ce n’est pas eux, ça pourrait être de simples voyageurs, mais aussi d’autres bandits, ou des soldats.
Le feu était encore loin. Tu n’es pas sans savoir que la moindre lumière en pleine nuit peut se voir à des kilomètres de distance. Alors qu’ils s’approchaient, toujours en avançant sur le chemin tracé par la caravane, une forme noire apparut sur leur droite au milieu de la neige.
Potecote s’en écarta vivement, mais Noisi voulut voir de plus près. Il toucha la chose du bout de son bâton.
— Ça bouge pas.
Il observa attentivement, ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, mais pas assez pour bien voir. Les contours indistincts dessinaient la silhouette d’un animal connu.
— C’est un cheval ! Il doit être mort, lui aussi !
— Regarde, là. Des traces quittent le sentier, affirma Lilou. Elles vont vers le feu.
Quelques minutes plus tard, les enfants parvinrent aux abords d’une clairière où quelques morceaux de bois se consumaient. Derrière, une forme recroquevillée et enroulée dans une peau de bête gémissait lamentablement.
— J’y vais, affirma Noisi.
D’un pas sûr il se dirigea vers la couverture.
— Fais attention.
Malgré tout Lilou s’approcha. Potecote la devança et vint se pelotonner contre l’être dont émanaient de légers gémissements.
— Une petite poule ! fit une voix tremblante. Tu es venue me tenir chaud. C’est gentil.
La créature couchée sur le côté semblait être une femme, à en juger par sa voix. Quelque chose dépassait de son dos, lui faisant comme une énorme bosse, mais enrobé dans la couverture, impossible de voir de quoi il s’agissait.
Les deux enfants s’agenouillèrent.
— Bonjour madame. Je m’appelle Lilou, et la poule c’est Potecote.
— Pooooot.
— Et moi, c’est Noisi.
Une tête, couverte d’une crinière rousse, émergea de la peau de bête. Une jeune femme au visage déformé par la souffrance et le froid.
— … Renarde… Heureusement que votre poule ne le sait pas.
Elle esquissa un rire qui la quitta aussitôt, la douleur occasionnée par la flèche dans son dos ne lui en laissait pas le loisir.
— Mais qu’est-ce que vous… faites là… les gamins ? soufflat-elle entre deux soupirs.
— Nos parents se sont fait capturer par des brigands. D’ailleurs, presque tout le village est prisonnier. On s’est échappés, expliqua Lilou.
Elle ne savait pas pourquoi, mais cette femme ne lui inspirait aucune crainte.
— Ah je vois.… Je suis justement tombée sur ces malfrats… revenais d’une mission… Ils ne m’ont pas loupée.
— Ils ne vous ont pas emmenée ? s’étonna Noisi.
— Ils se sont contentés de tuer mon cheval et me planter une flèche dans le dos. Alors, comme je vais mourir, je ne leur servais à rien, ils sont partis.
Les joues de Lilou déjà rougies par le froid, s’empourprèrent davantage.
— Mais vous n’allez pas mourir ! Nous sommes là ! On va vous aider madame.
— … Je vais mourir… une plaie trop importante… ça saigne… Assez de mal comme ça dans la vie… ma punition.
Noisi était parti chercher des branchages afin de raviver le feu mourant.
— On va vous réchauffer m’dame. Vous irez mieux.
— Mais vous ne pouvez pas avoir fait tant de mal dans votre vie, vous avez l’air si gentille.
Renarde esquissa un pâle sourire.
— Je suis une aventurière, une voleuse… si j’avais pas eu cette flèche dans le dos… ah… je serais peut-être en train de dévaliser un pauvre villageois pour avoir à manger… ouh… Peut-être même m’en serais-je pris à votre petite poule… Pourtant… il n’y a pas plus aimable, regarde comme elle est venue vers moi, elle me tient chaud…
Ses gémissements de douleur entrecoupaient son discours. D’une main elle caressa Potecote. Lilou regardait désormais Renarde avec une légère suspicion, et si elle la tuait ? Elle réalisa le manque de logique de son raisonnement : elle n’aurait pas prévenu.
— Est-ce qu’on peut faire quelque chose pour vous ?
— Ton frère fait du feu pour nous tous, c’est déjà bien. Mais, peut-être… Je ne sais pas si tu aurais le courage… J’ai peur que si on enlève la flèche, ça ne fasse couler le sang plus vite. En la cassant au bon endroit, je pourrais au moins me tourner. Tu pourrais ?
Lilou se tourna derechef vers son frère :
— Noisi, la dame a une flèche dans le dos, tu peux la casser ?
Il ne se posait pas de question. S’il était capable de le faire, il le ferait, pourquoi se compliquer la vie ?
— Oui bien sûr madame, il faut faire comment ?
Lentement Renarde découvrit son dos, aidée par Lilou. Le garçon regarda la flèche sur toute la longueur. Le feu éclairait désormais suffisamment la petite clairière.
— Tu casses le plus près possible de la blessure. Tu peux y arriver ?
— Oui madame.
— Tu es bien courageux.
Noisi empoigna la hampe de la flèche.
— Chhh…
Renarde souffrait déjà.
— Empoigne la tout près de la blessure… Vraiment tout près… et clac, tu la casses d’un coup sec.
Retenant son souffle, le jeune garçon remonta sa main sur la hampe de la flèche. Sa sœur tenait Renarde sur le côté et… il fit pivoter son poignet, l’objet se rompit alors.
— Ahhhhh ! fit-elle dans un grand cri.
— On peut peut-être mettre un bandage, hasarda Lilou, le sang coulera moins vite, ça je sais faire. Maman… elle dit toujours quand on fait nos sacs d’emporter un peu de matériel pour se soigner, des fois qu’il y ait un accident.
Renarde se remettait difficilement du coup de poignet de Noisi. Quand elle parvint à reprendre le dessus, son visage était encore déformé par la douleur, mais emprunt d’une grande volonté.
— Je… j’accepte ton aide. Oh, j’ai déjà moins mal, merci mon petit… Mais ça servira certainement pas à grand-chose, j’ai perdu tant de sang…
— On sait jamais, Papa dit toujours, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.
— Poot.
Elle prit le sac de Renarde pour l’appuyer dessus et tenta de la redresser. Seule, elle n’y parvenait pas.
— Noisi, aide-nous s’il te plaît.
Docile comme toujours, le petit garçon se plaça de l’autre côté, et à deux, ils parvinrent enfin à poser leur patiente contre le sac.
— Il faut que tu te tournes maintenant. Il faut que j’enlève le haut de la dame, t’as pas le droit de voir.
— Pot, Pot, Pot !
Lilou se tourna alors vers Renarde.
— Je vous aide à enlever votre chemise. Là, comme ça, ne bougez pas trop, s’il vous plaît. Maintenant, je passe la bande autour de votre torse.
— Attends, Lilou, ce qu’il faut faire d’abord, si tu veux que ça serve à quelque chose, c’est cautériser.
— Euh, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Faut brûler la plaie pour que les saignements stoppent… Prends un morceau de bois bien rouge dans le feu et vas-y.
La petite fille n’osait pas, et pourtant elle ne pouvait demander à Noisi, voir une dame à moitié nue n’était pas correct.
— Vas-y je te dis, c’est ta seule chance si tu espères me sauver.
Lilou finit par se lever et prendre un bâton rougeoyant. Elle attendit que la flamme s’éteigne et approcha le brandon. Elle hésita encore un instant, prit son courage à deux mains, et apposa la branche ignée sur la blessure.
Le hurlement que poussa Renarde, fut inhumain. Elle se força à effectuer une longue inspiration, puis une deuxième et reprit le contrôle d’elle-même.
— Je vous ai fait mal, se lamenta Lilou.
— Tu as fait ce qu’il fallait… Je veux bien le bandage maintenant.
Le sang s’était arrêté de couler. Lilou plaça la bande du mieux qu’elle pouvait, Renarde frémit pendant l’opération. Ayant fait tout ce qu’elle pouvait, Lilou rhabilla la blessée. Puis aidée de Noisi, elle la rallongea sur sa couverture.
— J’ai des vivres dans mon sac, prenez ce qu’il vous faut, annonça Renarde.
Noisi ouvrit le sac, et chercha de quoi manger pour trois, il tendit ce qu’il avait trouvé à sa sœur et à Renarde qui refusa.
— Demain, je ne serai plus parmi vous. Ce n’est pas la peine de gaspiller la nourriture.
Les enfants ne pouvaient accepter l’inévitable aussi la pressèrent-ils d’avaler quelque chose et finirent par la convaincre. Lilou alla chercher du grain dans son propre sac et nourrit Potecote. Lorsque le repas prit fin, Renarde, en un peu meilleure forme, leur proposa un divertissement.
— C’est un petit jeu auquel je m’amusais avec mes deux amis quand j’avais votre âge. Vous voulez essayer ? Il s’agit de se poser des questions, mais on n’a pas le droit de dire ni « oui » ni « non ». Vous êtes prêts ?
— Oui ! s’exclama Noisi.
— Perdu, répondit la rousse un sourire malicieux sur le visage fatigué. À toi de poser des questions.
La renarde, même peu vaillante, était toujours en elle.
— C’est pas juste ! Alors… est-ce que… vous aimez les poules ?
— Naturellement, avec une bonne sauce au vin, répondit l’espiègle rousse. Une question pour ta sœur maintenant ?
Lilou la fusilla du regard avant de comprendre que Renarde la taquinait volontairement.
— Lilou, sais-tu l’âge de Renarde ?
— Mmmmm… je n’en ai pas la moindre idée.
Ils jouèrent ainsi pendant un petit moment, parfois Renarde perdait intentionnellement, histoire de ne pas laisser toujours Noisi dans la défaite. Quand les joueurs furent épuisés, les deux enfants se lovèrent contre Renarde pour la réchauffer, Potecote trouva une place sur son ventre.
Annotations
Versions