11 - Chez les Pierreux

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Le petit groupe venait de quitter la place quand un bruit de bottines précipitées, atténués par la neige au sol, se fit entendre derrière eux. L’ensemble fit volte face pour découvrir une femme essoufflée parvenir jusque à eux.

— Madame, fit Krarom avec respect.

— Bonjour Krarom…

Elle reprit un instant son souffle, on distinguait aisément ses yeux rougis et ses traits tendus.

— Les rumeurs courent vite, vous allez devoir partir pour Portuan ?

Reorina braqua un regard sévère sur elle ; Krarom soupira lourdement et opina du chef.

— Je suis tellement… désolée pour vous.

Comme il détournait son regard, elle baissa les yeux pour regarder tour à tour Draëgane et Noisi.

— Vous ne me connaissez pas les enfants, mais je suis Capri l’épouse de l’homme qui vous a fait jeter dehors. J’ai vu par la fenêtre quand on vous a expulsé. Je voulais vous exprimer ma douleur de voir mon mari agir ainsi. Je ne suis pas comme lui.

— Nous le savons bien Madame, affirma Krarom.

Capri continua éludant la réponse du Pierreux.

— Les enfants, je ne sais pas ce qu’on vous a fait là-bas, je ne peux pas réparer les dégâts, mais… Veuillez je vous prie accepter ce modeste présent.

Elle détacha de sa ceinture une petite bourse qu’elle tendit à Draëgane. Timide, la petite fille fit un pas en avant et tendit une petite main pour la saisir à bout de bras.

— Merci Madame.

Constatant la détresse dans les yeux des deux enfants, elle s’approcha d’eux et posa sur chacun une main sur une épaule.

— L ‘Échevin est un être perfide et brutal. Je suis désolée pour vous.

Son regard semblait sincère.

— Ces enfants n’ont plus leurs parents, Madame, aussi je vais les accueillir à la maison, au moins ce soir, car ensuite, je dois partir.

Ses yeux remontèrent jusqu’au Pierreux, ses sourcils convergèrent, formant une petite ride sur son front et une petite larme vint rouler sur ses joues.

— Vous partez… aussi vite ?

— Oui Madame.

Sa voix habituellement franche et sûre, frémit.

— Ce sont les ordres que j’ai reçus… J’en suis navré.

Le regard de Capri croisa celui de Reorina qui la défiait du regard, mais elle ne se démonta pas.

— Prends soin de ton papa, mon enfant, c’est un homme bon.

Le regard de la jeune pierreuse s’adoucit légèrement. Capri avisa une dernière fois Noisi et Draëgane.

— Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à venir me voir.

Levant une dernière fois les yeux vers le Pierreux, elle ne put retenir une nouvelle montée de larme et ses épaules s’affaissèrent. Elle tourna la tête sur le côté, puis présenta son dos et repartit d’un pas lent. Krarom amorça un geste de la main, comme pour la retenir, mais son mouvement n’alla pas jusqu’au bout, constatant le regard courroucé que Reorina lui adressait.

Comme tu le pressens, Aigle Royal ne faisait pas seulement une bonne affaire en louant son contremaître à l’échevin de Portuan, il se débarrassait aussi d’un parasite qu’il soupçonnait d’entretenir une liaison amoureuse avec sa femme.

Il n’y avait aucun risque du côté filial, car on sait que les amours avec les Pierreux sont infertiles, mais son honneur, si cela venait à se savoir, en pâtirait. Ainsi, mieux valait éloigner le problème plutôt que d’en faire une affaire publique.

Liaison amoureuse il y avait, on ne peut le nier. Mais il s’agissait d’une douce romance et non d’une affaire sordide de coucherie. Dans les mois d’été, Aigle Royal était peu présent. Préférant la chasse et la guerre, il laissait les affaires courantes à Capri. C’est ainsi qu’au cours d’une réunion afférente à un chantier, elle rencontra Krarom. Le Pierreux, tout comme elle, avait l’âme blessée, et ils surent s’écouter. Les échanges avec lui se résumaient principalement à cela, bien que leur cœur à tous deux se trouvaient de plus en plus liés.

Mais tu imagines bien, qu’une telle relation ne pouvait rester invisible aux yeux des domestiques. Ainsi, le bruit couru, et se faufila insidieusement jusqu’aux oreilles du maître des lieux. Il se mit alors à chercher une manière de se séparer proprement de l’importun.

§

Krarom fit alors signe à la petite troupe de reprendre le chemin de leur maison. Comme il était grand, Potecote décida, pour bien profiter du paysage, de voyager sur son épaule. Le Pierreux ne s’en offusqua pas.

Coincée entre le frère et la sœur, Reorina se montra muette tout le temps que dura le chemin, jetant de temps en temps des regards de reproches sur son père : elle pressentait cette relation qui se nouait entre lui et Capri et ça ne lui plaisait aucunement. Personne n’avait le droit de remplacer sa mère.

Ils quittèrent rapidement les rues du centre-ville pour se diriger rapidement vers des ruelles sombres. Autour du manoir de l’Échevin, les maisons prenaient leurs aises autant en largeur qu’en hauteur, mais ici les bâtisses rétrécissaient en se serrant les unes sur les autres au fur et à mesure que l’on s’éloignait du centre. Certaines habitations tenaient parfois debout plus grâce au hasard qu’à la qualité de la construction, ou de l’entretien.

Les passants n’étaient pas les mêmes non plus. Tu te souviendras de ceux rencontrés par Noisi et Draëgane plus tôt dans la journée, l’allure fière, portant de riches étoffes colorées. Ici, les gens regardaient le sol, rasaient les murs. Leurs vêtements étaient de loin de moins bonne facture que ceux portés par nos deux petits villageois.

Le contremaître Pierreux dont on vantait la compétence habitait-il donc dans un quartier à l’état aussi décadent ?

Il s’arrêta devant une maison atypique pour ces lieux. Noisi s’avança, touchant et admirant les murs aux pierres parfaitement ajustées et parcourues par le squelette d’un lierre conférant probablement toute sa prestance en été.

— C’est ici, annonça-t-il fièrement. Je vois que Noisi sait apprécier le beau travail. Mais entrez ! Nous allons nous réchauffer, je vous en prie.

Il ouvrit la porte, indiquant le chemin à leurs invités.

— Derrière il y a un jardin ou votre poule pourra s’ébattre.

Reorina, ayant à cœur tout ce qui concernait ses nouveaux amis, crus bon de préciser :

— Elle s’appelle Potecote, papa.

Il acquiesça brièvement, adressant un regard bienveillant à sa fille.

Ils entrèrent donc, dévoilant un intérieur sobre, mais fonctionnel et agréable. Krarom traversa rapidement le rez-de-chaussée dévoilant alors derrière leur maison un petit jardin, entouré d’un mur suffisamment haut à l’abri de l’indiscrétion des passants. Dans un coin, il désigna un appentis sous lequel Potecote pourrait s’abriter.

— Reorina, peux-tu aller acheter du grain chez le marchand pour notre petite invitée ?

— J’ai quelques pièces, je t’accompagne, avança Draëgane.

Noisi allait faire de même quand le chef de famille s’adressa à lui :

— Viens mon garçon, nous allons préparer les chambres.

Les deux filles sortirent et disparurent rapidement à l’angle de la ruelle.

— Je peux te poser une question ? s’enquit Draëgane. Vous avez une très jolie maison, mais ce quartier ?

— Tu veux dire qu’il est pourri. Nous n’avons pas eu le choix. Ailleurs, personne, ne voulait de Pierreux comme voisins. Nous avons dû nous résoudre à vivre ici, mais, l’accueil n’a pas été tellement meilleur. Les gens ne nous aiment pas.

L’humaine prit la main de son amie dans la sienne. Le contact avec la peau de la petite Pierreuse était particulier, légèrement abrasif, mais doux à la fois. Reorina accepta le contact.

Draëgane brandit leurs mains jointes.

— Pour moi, tu es comme tout le monde, nous sommes amies désormais.

Le sourire de Reorina devint radieux ; ses deux diamants brillèrent intensément.

— Merci. Tous les enfants d’ici me fuient. Tu sais, lorsque l’on s’est rencontrées, sur le banc, j’ai aimé vos commentaires. Vous avez dit que j’étais jolie, que je ressemblais à une petite fille, même si vous croyiez avoir affaire à une statue. Ça m’a fait tellement plaisir que vous pensiez que je vous ressemblais.

Draëgane rit :

— Mais oui, j’étais tellement étonnée que quelqu’un puisse sculpter avec tant de précision.

Sur le chemin elles devisèrent et achetèrent ce dont elles avaient besoin. Draëgane, en plus du grain pour Potecote, insista pour acquérir les ingrédients d’un bon repas.

— Pour célébrer notre rencontre, se justifia-t-elle. Et tu sais, avec mon frère, on a mangé que du pain dur et de la viande sèche pendant plusieurs jours. Ça nous changera.

Un peu plus tard, les deux filles revinrent à la maison, les bras chargés de victuailles. Les deux hommes n’avaient pas chômé durant leur absence : dans l’âtre, un feu joyeux réchauffait la pièce.

Quand il vit tout ce que Draëgane avait acheté, Krarom voulut protester, mais les filles s’imposèrent dans la cuisine et, aidées par Noisi qui rappliqua, préparèrent la nourriture.

La table fut alors dressée sans que le père eut son mot à dire, et ils s’installèrent le sourire aux lèvres.

— Alors, quels sont vos projets pour l’avenir les enfants ? demanda Krarom alors que le repas était bien avancé.

— On veut retrouver nos parents, résuma Noisi.

— Le vilain bonhomme nous a expliqué que Trapan n’était pas sous sa responsabilité, mais qu’il fallait s’adresser à Portuan, continua Draëgane qui avait bien suivi. Donc le mieux c’est que l’on y aille, je crois que vous allez aussi par là !

— Oui. Nous partons demain. Si vous voulez, faisons route ensemble. Le destin aura uni nos chemins.

— Oh ce serait génial que nous allions, ensemble, Lilou, Noisi, dites oui !

Les deux intéressés acquiescèrent avec joie. La chance qui les avait abandonnés serait-elle en train de revenir ?

Depuis un moment, une question bouillait dans la tête de Noisi.

— Mais, tu n’as pas de maman, Reorina ?

À cette évocation l’intéressée baissa le regard, au coin de ses diamants, perlait une goutte argentée qui ne tarda pas à rouler sur ses joues.

Krarom se leva de table d’un air éteint.

— Nous nous levons tôt demain, il est temps d’aller se coucher.

Sa voix caverneuse s’était faite terne.

Le frère et la sœur restèrent un moment interdits, puis, à l’instar de leur amie, se levèrent de table pour débarrasser ; le père rejoint sa chambre.

— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? s’enquit Noisi.

— Ma maman est partie dans les jardins d’Æther. C’est plutôt compliqué. Papa se sent responsable. Je n’ai pas le cœur d’en parler, et lui encore moins. Pas ce soir s’il vous plaît.

Elle prit un air faussement enjoué pour dissiper le malaise :

— Mais venez, je vous montre ma chambre !

À l’étage, la chambre de la petite Pierreuse était plutôt grande pour une seule personne, Krarom avait veillé à ce que sa fille ait du confort. En son centre un petit lit, aux montants en pierre finement sculptée, attendait sa princesse. Dans un coin des pantins dans la même matière sommeillaient paisiblement. Et de chaque côté du petit lit, des matelas avaient été installés par Krarom et Noisi.

— On peut se rechanger en ouvrant les portes de mon armoire, il suffit de s’abriter derrière, expliqua Reorina. Tu peux commencer Lilou si tu veux.

Les enfants se relayèrent alors derrière le paravent improvisé pour enfiler des vêtements de nuit. C’était bien le premier soir depuis leur départ de Trapan que Draëgane et Noisi avaient le loisir de les utiliser.

Reorina avait troqué son vêtement gris-pierre contre un vêtement blanc tacheté de noir comme une roche granitique.

— Je peux te demander comment sont fabriqués tes vêtements ? Ce n’est pas vraiment un tissu, n’est-ce pas ?

— C’est des cailloux broyés, on utilise une colle que l’on fabrique, et ça donne ce grain-là, tu vois ? Si tu veux tu peux toucher.

Draëgane avança sa main et toucha l’étrange matière du bout des doigts.

— C’est joli, j’aime bien, c’est un peu raide, mais il y a une certaine souplesse. T’en dis quoi Noisi ?

— Moi ? Euh…

Les deux filles éclatèrent de rire.

— C’est bien un garçon ! affirma la Pierreuse. Il est peut-être l’heure de dormir maintenant ?

— Lilou, on peut penser un peu à nos parents avant de dormir ?

— Oui, bien sûr, joins-toi à nous Reorina, comme ça tu penseras un peu à ta maman.

Les trois enfants se prirent par les mains et leurs pensées s’envolèrent vers un monde où ils seraient tous enfin réunis.

La jeune Pierreuse fut la première à se coucher, à peine allongée, son corps s’immobilisa complètement, Draëgane s’était levée pour éteindre les chandelles et voyant son amie sans signe de respiration, s’affola. Elle s’approcha d’elle et lui tapota la joue.

— Eh ! Reorina ? Ça va ?

Celle-ci ouvrit ses paupières, découvrant à demi ses deux diamants.

— Oui, ça va, y a-t-il un souci ?

— Non, mais tu ne bougeais, pas, tu ne respirais pas j’ai cru…

La jeune fille à la peau grise eut un petit rire. L’Humaine soupira de soulagement.

— C’est normal, tu sais nous avons quelques différences avec vous. Quand on dort, on ne respire pas, notre cœur ne bat presque plus. Ne t’inquiète pas, bonne nuit !

La petite fille soulagée retourna souffler la chandelle.

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