12 -En route vers Portuan

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Un simple matelas avait suffi à nos héros pour passer une très bonne nuit, la dernière fois qu’ils avaient dormi dans leur lit n’était pas si lointaine, mais elle leur semblait une éternité. Quant à leur futur, ils ne pouvaient deviner de quoi il serait constitué, ils disposaient d’une poignée de pièces d’argent, qui leur permettrait certainement de manger pendant quelque temps. Mais après, quoi ?

Réveillé de bon matin, Noisi se leva le premier, se changea sans faire de bruit, prépara ses affaires et descendit dans la pièce à vivre de la famille. Il fut accueilli par Krarom qui s’attelait au petit déjeuner.

— Si tu veux bien m’aider… proposa celui-ci avec un sourire.

Manifestement, sa mauvaise humeur de la soirée s’était envolée. De larges tranches de pain et du fromage étaient au menu. L’homme de pierre et le petit garçon préparèrent le tout, l’un en pensant à sa fille, l’autre à sa sœur. Pendant la préparation, Krarom, de sa voix profonde et grave, chantonnait des paroles que Noisi ne parvenait pas à saisir.

L’air sur lequel les paroles étaient fixées sonnait avec une certaine douceur aux oreilles du petit garçon, malgré la voix rauque du chanteur. Il entraînait son auditeur dans un univers inconnu, dans les montagnes lointaines, domaine privilégié des Pierreux, enfants de Tærgis.

— C’est une chanson dans notre langue, elle parle de voyage, alors elle m’est venue a à l’esprit, dit l’adulte en voyant la mine étonnée de son invité. C’est une langue qui disparaît malheureusement, même nous ne la pratiquons plus beaucoup.

— Heureusement, comme ça on peut se comprendre !

— Oui comme tu dis, c’est pour ça qu’elle disparaît, un besoin de se comprendre tous, cependant, j’éprouve une certaine nostalgie à ne plus la voir employée.

— Vous avez raison m’sieur Krarom.

— Appelle-moi juste par mon nom, pas monsieur, ça ira bien, et tu peux me tutoyer, n’hésite pas.

— D’accord, m’sieur… euh, je veux dire Krarom.

Le Pierreux le gratifia d’un sourire et ils revinrent à leur occupation.

Dans la chambre, les deux pré-adolescentes finirent par émerger de leur sommeil. Tandis que Draëgane, à l’instar de son frère, refaisait ses bagages, Reorina contemplait sa chambre d’un air triste.

— Je n’aurais jamais cru que quitter cet endroit me coûterait tant. Nous sommes ici depuis trois ans, et je ne m’y suis jamais sentie heureuse. C’était tellement mieux quand nous vivions tous les trois à la montagne.

La jeune Pierreuse s’était levée pour chercher l’un de ses pantins de pierre qu’elle faisait marcher sous les yeux émerveillés de son amie.

— On dirait qu’il est vivant ! Comment tu fais ça ?

— Regarde.

Elle montra alors à l’humaine la manière dont elle actionnait les ficelles qui à leur tour tiraient sur les articulations, donnant alors vie à la marionnette.

— Je voudrais au moins emmener celle-là, on l’a construite ensemble avec Maman. C’était-elle qui les fabriquait au village, c’était sa spécialité.

— Ne t’en fais pas, on va réussir à la mettre dans ton sac, il y aura bien une petite place ! Pour les autres, je pourrais peut-être en emporter, j’ai de la place dans le mien. Laisse-moi t’aider à préparer tes affaires.

Vêtements et couvertures s’entassaient dans la besace, et le pantin s’y glissa, ses camarades eurent droit à celle de Draëgane. Reorina s’assit alors, pensive, sur son lit. Dans sa tête remontaient les images de cette journée tragique. Triturant ses doigts qu’elle regardait avec attention, elle soupira amplement avant de commencer à raconter :

— Papa était en haut dans la carrière, c’était en fin de journée. Nous venions le chercher comme bien souvent à l’heure où il finissait. Il extrayait la roche des montagnes pour vendre aux humains. Pour leurs maisons. Il n’avait pas encore terminé son boulot ce soir-là et, avec les autres travailleurs, il avait entrepris de faire descendre un gros bloc.

Elle s’interrompit, ses yeux se fixèrent sur le plafond, comme si elle voyait la masse graniteuse descendre vers elle. Draëgane, sentant que quelque chose de tragique allait survenir, s’assit à côté d’elle et posa la main sur la sienne.

— J’étais en contrebas, à côté de Maman, on attendait. C’était tellement normal pour nous, il ne pouvait rien arriver.

Reorina prit une longue inspiration, les larmes montaient à ses yeux, sa voix un peu éraillée se troubla.

— Une corde a lâché, la pierre est tombée, elle a entraîné deux ouvriers qui en tenaient une autre. Arrivée au sol, elle a rebondi et roulé dans notre direction, j’ai eu le temps de sauter sur le côté. Mais pas Maman. Cette foutue caillasse me l’a prise, pour toujours.

Les émotions sont contagieuses. Lorsque les yeux de Reorina s’étaient transformés en une source de larmes, ceux de Draëgane s’humidifièrent. La tristesse qu’elle ressentait pour son amie s’alimentait de son histoire personnelle. Même si ses parents étaient toujours vivants, même si elle avait l’espoir de les retrouver, même si elle ne pouvait concevoir l’horreur d’une personne écrasée sous un immense morceau de roche, elle savait ce que l’on ressentait à la perte d’un être cher. Elle serra la petite Pierreuse dans ses bras un instant. Cette dernière reprit, les sanglots dans la voix :

— Et papa… Il s’en veut… il pense que c’est de sa faute… mais c’est pas vrai… on n’aurait pas dû être là ! Si honteux qu’il était, il ne voulait plus affronter le regard des autres. Vivre là-bas, dans la maison où on a été aussi heureux tous ensemble, on ne pouvait plus le supporter, ni lui, ni moi.

— Alors vous êtes venus habiter ici.

— Oui. Il a dit qu’en venant chez les humains, on ne risquait pas de se prendre un rocher sur la figure. Ici il a trouvé une bonne place qu’il dit, mais tu vois comme on est traité par les gens, mes seuls amis sont mes livres et mes pantins. Finalement je suis peut-être contente de m’en aller.

Un sourire fit place à la morosité.

— Surtout que vous venez avec nous ! tenta-t-elle de se convaincre.

— Des livres ?

— Papa m’a dit que pour réussir chez les humains il faut savoir lire et écrire. Alors il a appris, et comme il gagnait bien sa vie, il a engagé un monsieur qui venait à la maison pour m’apprendre. Je ne l’aimais pas, mais aujourd’hui je peux lire, j’ai trois bouquins tu veux les voir ?

Draëgane baissa la tête, l’air honteuse.

— Euh…

— Tu ne sais donc pas ?

Elle se dirigea vers son armoire et en sortit les trois précieux ouvrages et en ouvrit un. L’humaine découvrit les signes étranges qui le recouvraient ainsi que les belles enluminures.

— Celui-là, c’est mon préféré, c’est l’histoire d’une jeune fille qui part à l’aventure, elle est très forte et elle a une épée. Si tu veux, je te le lirai… et peut-être que… je t’apprendrai ! Tu sais c’est facile !

— Ah il y a des histoires dedans ? Papa il en avait un qu’il appelait son livre de compte, il a dit qu’il nous apprendrait quand on serait plus grands.

— Tous les livres ne sont pas pareil, certains sont pour les comptes c’est vrai, mais d’autres racontent des histoires vraies ou pas, il y en a pour expliquer des choses, avec des dessins qui montrent comment on construit un pont par exemple, comme ceux de Papa. Ceux que j’ai parlent d’histoires inventées, c’est beaucoup plus amusant. Tu sais c’est comme tes histoires de chevaliers et de princesses.

— Vraiment ? Mais dis-moi, tu ne les prends pas dans ton bagage ?

La surprise terrassa Reorina.

— Oh mais que je suis bête ! J’avais complètement oublié. Tu crois qu’on peut les mettre quelque part ?

— Mais oui, t’inquiètes pas. T’es plus étourdie que Noisi toi !


*

* *


En descendant dans la vallée, la hauteur de la neige avait diminué sous leurs pas, jusqu’à atteindre une couche mince, mais non moins existante. Noisi et Draëgane avaient retiré leurs raquettes désormais attachées dans leur dos. Krarom marchait devant, de son pas lourd, toujours égal, les pas de sa fille s’ancraient visiblement dans le sol, sans qu’elle ne manifestât une quelconque difficulté. À côté d’elle, son amie qu’elle devait parfois soutenir, progressait d’un pas mal assuré, quant au petit garçon, il s’amusait à faire des glissades allant de l’un à l’autre et gênant tout le monde. Notre brave et fidèle Potecote, virevoltait avec encore plus d’insouciance que lui, cherchant des endroits dégagés d’où elle tirait des vers, de petits insectes ou des plantules dont elle se régalait.

Avant que la nuit ne pointe le bout de son nez et que la malheureuse Séléné ne nous présente sa face blême, Krarom repéra une ferme isolée.

— Nous aurons un toit pour dormir, annonça-t-il en désignant le bâtiment.

Ce fut un soulagement pour la troupe qui, la poule en tête, se précipita vers la construction. Second derrière elle, Noisi toqua à la porte. Il fallut attendre quelques secondes pour entendre un grincement lent s’approcher de la porte qui finit par s’entrouvrir.

La tête d’un vieil homme à la mâchoire édentée et au regard méfiant dépassa.

— C’est pourquoi ?

— Nous aimerions passer la nuit chez vous, sonna gravement la voix de Krarom.

En voyant le Pierreux, la mine du fermier s’assombrit, mais elle s’illumina lorsque tintèrent quelques pièces d’argent.

— Nous payons.

— Les deux humains peuvent dormir dedans, quant aux cailloux…

Le vieux désigna la grange. Reorina serra le poing.

— Tout doux, lui murmura Draëgane.

— Alors on dort tous dans là-bas ! intervint Noisi.

Sa sœur le regarda, pleine d’admiration, elle l’avait bien pensé, mais n’aurait jamais osé s’exprimer à voix haute comme il l’avait fait. Elle chercha en elle le courage nécessaire :

— Ce sont nos amis !

Krarom, le regard dégoûté, laissa tomber deux pièces dans la main de leur hôte qui les précéda, claudiquant plus mal que bien, pour aller ouvrir la porte du bâtiment. Quand ils eurent déposé leurs affaires, le vieux s’apprêta à sortir.

— Vous n’avez pas intérêt à causer des dégâts et remettez bien le foin en place !

Regardant son amie d’un air désespéré, Draëgane secoua la tête comme pour dire « Quel vieux fou ! ». Enfin débarrassés de l’ancien, nos aventuriers cherchèrent leurs provisions. Le grigou n’aurait pas fait un geste pour subvenir à leur besoin le plus élémentaire.

— C’est toujours comme ça, conclut le père d’une voix désabusée. Au moins, nous dormirons au chaud.

Lorsque l’heure du chaudron prit fin et le repas ingurgité, les enfants passèrent un moment, comme la nuit précédente à penser à leurs parents. Krarom, stupéfait de cette pratique, se joignit à eux, retenant en son cœur, une pensée pour sa femme décédée. Il songea aussi à Cabri, et finit par se dire, qu’il ne pouvait pas, que ce n’était pas son droit de remplacer Tarena.

L’heure des chandelles n’était pas atteinte que tout le monde dormait déjà, ou presque. Draëgane songeait. Durant la journée, elle avait testé à plusieurs reprises son lien avec Potecote. À chaque émotion forte, son esprit envoyait sans qu’elle puisse le retenir ni l’impulser volontairement, son ressenti à sa petite poule chérie, et celle-ci réagissait comme un miroir, à ses aspirations.

Mais elle pensait aussi à sa faculté de voyager dans le monde des esprits. Ce soir, là elle se fixa un objectif : Je dois rêver des brumes d’Æther. Elle n’était pas convaincue que cette injonction suffise, mais elle était déterminée à tenter de chercher son chemin pour s’y rendre.

Pendant l’heure des songes, elle fit quelques rêves incontrôlables avec une Potecote de pierre et une Reorina pleine de plumes poursuivies par un Noisi qui criait « Pot ! Pot ! Pot ! ». Puis l’heure des esprits arriva. Devant la rêveuse, apparurent les brumes, mystérieuses, sombres, peut-être dangereuses, mais tellement captivantes, attirantes. Éclaircissez-vous ! commanda-t-elle. Ce fut comme une révélation, les brumes disparurent, laissant apparaître devant elle une multitude de chemins possibles.

Empruntons la voie de gauche. Après une courte progression, une subdivision apparut. À gauche, puis les embranchements se succédèrent, à chaque fois, elle choisit toujours la même direction pour ne pas se perdre. Au bout d’un temps qu’elle n’aurait su mesurer, tant cette notion est étrange en ces lieux, elle parvint enfin à la longue bande de prairie désolée séparant les brumes de la forêt. Elle ne reconnut pas les lieux qu’elle avait visité le soir du décès de Renarde, elle avait probablement emprunté un chemin différent.

Elle examina minutieusement le décor, se promettant de s’en souvenir pour sa prochaine excursion. Puis comme elle s’apprêtait à s’en aller, elle eut la présence d’esprit d’observer son corps. Elle était à nouveau dans la peau du saurien. Désormais, bras et jambes apparaissaient d’un rouge brillant, ses écailles magnifiques brillaient au soleil.

Tu as bien progressé, lui dit une voix intérieure, tu as compris ton lien avec Potecote, et surtout tu as fait cette rencontre amicale, dont beaucoup d’humains se seraient défiés. Tu as accepté Reorina et son père tels qu’ils étaient. Tu as su faire preuve de sang-froid devant cet aigle horrible, et enfin, tu as pris la décision de revenir. Pour tout ceci, bravo à toi, tu vois, nous progressons !

Je crois que c’est un peu grâce à toi que j’ai eu le courage de quitter Renarde pour venir dans cette ville. Où serions-nous arrivées sans cela ?

C’est toi qui as pris la décision. Je t’ai surtout poussée à en prendre une. Tu aurais écouté ton frère et vous seriez partis dans une direction inconnue, vous auriez fini par vous perdre j’en suis sûr.

Merci d’avoir été là.

Après avoir médité les paroles de ses voix intérieures, Draëgane, n’ayant pas d’autre but dans l’immédiat, reprit le chemin inverse et lorsqu’elle en sortit, son rêve s’estompa, puis disparut à l’heure des limbes.

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