13 – Élaphe aux dix cors

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Krarom passa les portes de la grande salle de son nouvel employeur sans manifester le moindre étonnement quant à la magnificence des lieux. Son regard se fixa directement sur celui qui dirigeait la ville. Derrière lui, les deux enfants pénétrèrent prudemment, dissimulés dans son ombre. Reorina était restée dehors avec Potecote afin que personne n’essaie de se l’approprier ou lui faire du mal pendant leur absence.

Draëgane avait sommé son frère de rester muet. Même si elle n’avait pas insisté lourdement sur sa culpabilité, c’était par sa faute s’ils n’avaient plus l’émeraude et ne disposaient ainsi, plus de monnaie d’échange. S’il ne pouvait pas contenir ses propos, qu’il se taise.

En face d’eux, une brochette de cinq personnes les observait.

Au milieu, un homme grand et large, tout en lui respirait puissance, droiture et sérénité. La puissance musculaire se voyait à tous les étages : jambes athlétiques, torse et bras impressionnants, un cou difficile à tordre sans utiliser deux mains au minimum. Non content d’impressionner par son physique, l’homme mettait en avant sa majesté en exhibant une énorme barbe grisonnante savamment taillée, s’était mis en scène sur un haut fauteuil et avait disposé ses proches autour de lui, occupant ainsi le centre de toute attention. Droit il l’était, du bas de sa colonne vertébrale, à la roideur de son cou. Et serein. Aucun signe d’énervement, il regardait les choses avec dédain, comme si rien ni personne ne pouvait aller entraver ses projets.

À sa gauche, une femme, belle, élégante, le port haut et fier. Mais une femme dominée par le dominant, au garde à vous à gauche de sa majesté, Élaphe aux dix cors, l’Échevin de Portuan. Avec son teint pâle, Biche remplissait parfaitement le rôle que lui donnait le grand Élaphe, un objet de décoration.

En se décalant encore on pouvait apercevoir, celle qui, rabaissée encore d’un rang, se tenait dans toute sa rectitude et sa splendeur, leur fille, une jeune femme fraîche comme une fleur printanière, mais au regard désabusé. Daine n’était pas à la hauteur de celui qui dirigeait sa vie.

À la droite de l’homme, un jouvenceau à peine plus âgé que sa sœur, laissait percevoir sa fougue sous son apparence calme. Des signes ne pouvaient tromper : quelques boutons défaits, la coiffure un peu négligée, le regard perdu dans un coin de la pièce, il ne se sentait pas à sa place. Il aurait été plus heureux l’épée à la main, à batailler contre ceux de Grand-Molinier ou Grand-Pierre dans l’espoir de rafler quelques nouvelles terres pour les faire tomber dans l’escarcelle de son père. Sinon, une beuverie avec les mêmes gens ne lui auraient pas déplu. Assis à la droite du patriarche, le jeune Cerf s’ennuyait ferme.

Un cran plus loin, le dernier né de la fratrie préférait regarder ses chaussures. Une activité bien plus constructive que d’écouter les palabres des vieux. Pour tout dire, il était absorbé par un examen approfondi des défauts de symétries entre l’une et l’autre. Non qu’il eût voulu blâmer l’artisan qui les avait fabriquées — le travail était bien réalisé — mais il devait bien s’occupper lors des longues séances de réception auxquelles il devait se soumettre. Bien qu’il fût le dernier né, il n’était pas exclu que, si son frère ou ses sœurs mourraient ou ne convenaient pas, la charge de reprendre les rennes du domaine ne lui tombe dessus. Ainsi plongé dans ses pensées, il sursauta en entendant la voix d’Élaphe :

— Alors, petit Faon, que penses-tu de ces nouvelles ?

Ledit « Faon » se colora de rouge, son regard ne décollant pas de ses pieds.

— Euh… c’est très bien, mon père. Naturellement.

— Ah ! Tu trouves très bien que des populations qui dépendent de nous se fassent attaquer et kidnapper par des bandits ?

Le gamin resta interdit, les habituelles réclamations étaient de simples malentendus de voisinage, on décidait d’abattre un arbre, de dresser une clôture ou d’autres futiles mesures pour contenter un plaignant ou son opposant.

— Puisque tu t’intéresses tant au sort des villages qui nous appartiennent, je te porte volontaire pour voyager avec une escouade qui ira examiner les dégâts au printemps, dès que les chemins seront dégagés.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, tu iras.

— Élaphounet, notre fils…

Le manque de respect de sa femme terrassa le cervidé. L’appeler ainsi par son petit nom devant des étrangers était inadmissible et même… impensable. Sa tête braquée sur son plus jeune fils effectua quasiment la moitié d’un tour pour aller se planter dans les yeux de son épouse.

— … fera ce que je lui aurai demandé de faire. Ce n’est plus un petit, dans deux ans il reçoit son nom d’adulte, je te rappelle.

Biche baissa ses beaux yeux, plus personne n’osa dire quoi que ce soit. Si l’on n’avait pas été en hiver, on aurait entendu des mouches voler. La décision du chef de famille était irrévocable.

— Donc voilà ce que je propose, résuma-t-il. Des questions ?

— Hum. Fit une voix rocailleuse. Puis-je me permettre, Monsieur ?

Élaphe contempla son nouvel employé, dont ce vieux rapace d’Aigle lui avait tant vanté les qualités.

— J’aimerais accompagner le groupe, tenta Krarom, j’ai développé ces derniers jours une réelle affection pour ces enfants…

Élaphe aux dix cors opina du chef pensivement.

— Krarom. Vous êtes mon nouvel employé, et vous n’êtes certainement pas ignorant de ce que vous me coûtez. Je ne vous ai pas engagé pour aller faire des missions de reconnaissances, mais bien pour travailler comme maître d’œuvre à mon service. J’ai d’ailleurs un plan d’envergure à vous confier.

— Bien monsieur.

— Le sujet de Trapan est donc clos. J’aimerais maintenant vous entretenir de votre affectation.

— Bien monsieur.

Krarom savait faire profil bas. L’homme venait de se fâcher contre sa femme, ce n’était pas le moment d’en rajouter. Il reviendrait à la charge ultérieurement, lorsqu’il aurait acquis la confiance de son employeur et que celui-ci serait mieux disposé.

— Voilà, comme vous avez pu remarquer, ici les constructions sont en bois. Lorsque mon défunt père a érigé cette ville, il fallait faire dans la rapidité et l’efficacité, c’était donc la meilleure solution. Mais voilà, les temps changent et désormais nous avons besoin de solidité dans nos constructions, de durabilité. La pierre s’impose donc, et nous n’avons pas ici, de compétence adéquate. Je vous ai donc recruté. Votre mission sera donc de rénover cette ville, en commençant, bien sûr, par mon domicile, puis les fortifications.

— Il vous faudra donc de la pierre, beaucoup de pierre monsieur, cela implique probablement des contrats avec des villages Pierreux, pour extraire les matériaux nécessaires. Je devrai donc me déplacer pour aller démarcher mes congénères.

— Cette mission entre bien évidemment dans vos fonctions. En attendant que le temps soit plus clément, vous devrez concevoir des plans que vous me soumettrez au fur et à mesure de leur avancement.

— Bien monsieur.

— Pour cette nuit, et pendant les quelques jours qui suivent, il vous faudra trouver une auberge, le temps que je vous cherche un logement de fonction. Vous avez une fille, n’est-ce pas ? Et ces deux gamins, vous les garder avec vous ?

— Si possible monsieur. Nous aimerions également installer un poulailler.

— Très bien, je vois ce que je peux faire, vous pouvez disposer.

Élaphe fit un geste de la main signifiant leur renvoi.


§


Lorsque Krarom, Draëgane et Noisi sortirent de l’entretien, Potecote et Reorina accoururent à leur rencontre.

— Cot cot ?

— Alors comment ça s’est passé ? Qu’est-ce qu’il a dit ? Où va-t-on loger ce soir ? Les amis peuvent-ils rester avec nous ?

Ses diamants brillaient, avides de curiosité.

— Tout doux, lui intima son père, une question après l’autre. Voici mon avis : ça aurait pu se passer plus mal, mais ce n’est pas parfait.

— Il va envoyer du monde pour voir où ont été emmené nos parents ! s’écria Noisi.

Le Pierreux leva un doigt :

— Ce n’est pas exactement ce qu’il a dit. Il propose qu’une escouade parte pour voir ce qui est advenu. Je ne me réjouirais pas trop vite à ta place mon garçon.

Noisi serrait déjà les poings, Krarom l’apaisa d’un geste :

— Pas de panique non plus, bien que ces gens-là soient souvent retord, je note qu’il semble s’intéresser au devenir de Trapan. Son fils en a fait les frais. Il y a tout de même un espoir.

Ses diamants brillèrent d’un feu malicieux :

— Et je ne vous oublierai pas les enfants. Je vais pouvoir me servir de mes missions de prospection pour enquêter dans les villages Pierreux, certains ont peut-être des renseignements utiles. Et je pourrai tenter de prolonger mes séjours pour faire des recherches dans les montagnes.

Noisi sautait d’impatience.

— Vous nous emmènerez ?

Krarom hocha lentement sa tête :

— Il ne devrait pas y avoir de frein pour cela. De toutes façons ça ne sera pas avant le printemps.

Un soupir s’échappa du petit garçon.

— Ah ! Si ça pouvait aller plus vite ! Et on va faire quoi en attendant ?

Le Pierreux haussa les épaules.

— J’avoue que je n’y ai pas pensé.

— Tu veux bien m’apprendre à lire Reorina ? demanda Draëgane, les yeux pleins d’étoiles.

— Avec plaisir, et je peux t’apprendre aussi Noisi.

Celui-ci acquiesça sans rien dire. Sa sœur reprit :

— On pourrait aussi utiliser ton théâtre de marionnettes, on pourrait faire des spectacles.

Ce fut à Reorina de s’émerveiller.

— Mais c’est mon rêve, faisons-le ensemble, tu as raison ! Par contre on va habiter où, Papa ?

— L’échevin va nous donner un endroit où l’on pourra vivre les quatre, avec Potecote, naturellement. Mais nous devrons nous débrouiller par nous-mêmes les premiers jours, allons à la recherche d’une auberge.

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