14 - L'Œstrel

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À la recherche d’une auberge au centre-ville, le premier tenancier prétexta la complétude de ses chambres, le second tiqua en voyant la poule, et le dernier affirma clairement que les non humains n’étaient pas les bienvenus chez lui.

Reorina serrait de plus en plus les poings, Noisi n’en faisait pas moins, Draëgane tentait d’apaiser les choses, Potecote prenant des allures outrée y parvenait.

— Tant pis pour eux, affirma Krarom toujours égal à lui-même.

Leurs recherches les conduisirent plus bas dans la ville, ils remarquèrent alors différents groupes de personnages comme ils n’en avaient jamais vus. La peau bleue et luisante, les vêtements recouverts de coquillages. Les femmes en avaient même comme décoration dans leurs cheveux vert foncé, semblables à des algues.

— Peut-être est-on plus tolérant par ici, suggéra le père.

Draëgane, assoiffée d’en savoir plus s’approcha de l’adulte pour murmurer :

— Vous savez ce qu’ils sont, Krarom ?

— Ce sont les fils d’Ossæ, comme nous ceux de Tærgis. Des Amphitritons. J’en ai rencontré une fois il y a bien longtemps. Ils connaissent tout sur l’eau comme nous sur la pierre. Mais nos éléments sont tellement différents. Il est rare que l’on se croise.

Descendant les dernières rues, tout le groupe s’immobilisa. En face d’eux, une immense étendue aqueuse s’offrait à leurs yeux. Loin de l’autre côté, la terre reprenait ses droits, ils y virent des champs, des fermes, et plus loin derrière encore, le début d’une forêt.

Le Pierreux, admiratif, expliqua aux enfants :

— C’est l’Œstrel, l’Impétueuse et de nombreuses petites rivières s’y jettent en amont, et plus bas, l’intarissable également. Je suis impressionné par sa largeur. J’imagine qu’il ne sera jamais possible d’imaginer un pont pour traverser ici !

— On peut aller la voir de plus près ? s’enquit Noisi.

— Oui, allez-y les enfants. De mon côté, je vais aller voir si je trouve une auberge. Mais soyez prudents.

— Cot ?

— Oui. Tu peux venir voir avec nous.

Reorina n’avait rien dit, elle observait cette grande flaque, visiblement bouleversée. Elle suivit les deux jeunes humains jusqu’au bord de la rivière. Là, ils s’assirent.

Alors seulement, la petite Pierreuse ouvrit la bouche.

— Toute cette eau… c’est… c’est incroyable ! Je n’aurais jamais imaginé… C’est beau ! Et le soleil qui se reflète à sa surface. Quelle lumière !

Sur sa bouche, un vaste sourire apparut. Comme le feu courant de brindille en brindille, il se communiqua à ses amis, visiblement enchantés par la vision de rêve. Les enfants fermèrent les yeux et se laissèrent emporter par le clapotis des vagues, leurs narines s’emplissaient de cette étrange odeur maritime que l’on n’expérimente qu’aux alentours des grandes étendues d’eau. La caresse du vent dans leur chevelure se faisait douce et vivifiante. Ils respiraient pleinement, ouvraient leurs poumons à l’air pur.

Noisi brisa le charme le premier en ouvrant les yeux, il tourna la tête vers la droite :

— Regardez là-bas, il y a des choses qui flottent, il y a de très belles couleurs !

Les filles, tirées de leurs rêveries tournèrent leur regard dans la direction indiquée par l’index tendu.

— Je crois qu’on appelle ça des bateaux, maman m’avait conté une histoire où les héros descendaient des rivières sur ces choses, Noisi je crois que tu étais trop petit pour t’en rappeler. Les grands draps blancs, ça s’appelle des toiles… ou… je ne sais plus, des voiles, c’est ça ! Et c’est attaché avec des bonnes cordes bien solides.

Reorina semblait pendue à ses lèvres, son esprit flottait déjà sur l’un de ces frêles esquifs d’eau douce.

— Imaginez qu’on prenne un bateau, et qu’on se promène dessus, on flotterait sur l’eau, ce serait… magnifique, mais…

La phrase de Reorina s’abîma dans le silence. Son amie lui lança un regard interrogateur.

— Si je tombe à l’eau…

Elle ramassa un gros caillou qu’elle précipita de toutes ses forces au bord de la rivière, provoquant un immense splatch et ne manquant pas d’éclabousser volontairement ses amis. Comme tu peux l’imaginer, l’attraction que j’exerce sur toute chose à ma surface, l’appela vers le fond. Ce n’est pas Ossæ qui l’aurait retenu.

— On est trop lourd, nous les Pierreux.

Draëgane imita son amie et choisit un galet bien plat qu’elle tendit à son frère :

— Montre-lui ce qu’on peut faire avec ça.

Se rappelant leurs journées au bord de l’Impétueuse, Noisi comprit et le lança très fort au raz de l’eau, à l’horizontale. La pierre s’échappa joyeusement de ses mains, heurta la surface de l’eau et rebondit, effectuant de nombreux ricochets sous les yeux étonnés de la Pierreuse.

— Tu vois, rien n’est impossible. On joue souvent à ça en été !

— Je peux essayer ?

Le concours pour celui ou celle qui parviendrait à effectuer le plus de rebonds commença. Au début, Reorina peinait, mais avec son sens inné des pierres, elle les choisissait avec justesse. Se sa main exercée à leur manipulation, elle percevait la force l’angle qu’il fallait donner. Ainsi, elle rattrapa rapidement le savoir faire de sa jeune amie, puis de son frère plus avancé en la matière. Chaque belle réussite était récompensée d’applaudissements ainsi que d’un « Pot » sonore.

La jeune fille à la peau grise se mit à rêver.

— Un jour je monterai dans un bateau. Avec vous deux !

— Cooooot !

— Pardon. Avec vous trois, sourit-elle.

Tous trois se tapèrent dans la main, et un coup de bec pour Potecote.

Jouant ainsi le long des berges, les enfants ne virent pas le temps passer, jusqu’au retour de Krarom.

§

L’adulte était toujours émerveillé de voir ces gamins s’amuser, insouciants, le regard tourné vers l’avenir comme s’ils n’avaient aucun souci, comme s’ils ne souffraient pas, comme s’ils n’avaient pas perdu… Lui aussi avait eu une enfance. Elle avait été heureuse et douce, bien plus que celle de ces petits. Qu’il s’agisse de sa propre fille, ou de ces deux petits humains. Où était-elle donc passée ? Ne pourrait-il pas la retrouver, ne serait-ce qu’un instant ?

Goûtant alors un moment de sérénité, offrant son nez aux embruns, il respira longuement et relâcha toute la pression accumulée sur ses épaules depuis qu’il avait appris sa mutation. Il s’assit au bord de l’eau, et ramassa un gros caillou dans ses mains et entreprit de le manipuler. Durant ce laps de temps, il se reconnecta à ce qu’il était au fond de lui, à ses racines minérales. Puis, il soupira, revenant au temps présent, promettant de recommencer parfois, goûter une bribe d’éternité, arrêter le temps et vivre, tout simplement. Ce n’était pas si difficile, il suffisait de le vouloir.

— J’ai trouvé un lieu pour dormir. Ça s’appelle à l’Ancre bleue, l’auberge est toute proche du port. Par la fenêtre on peut admirer la rivière. Le patron est un Amphitriton, la clientèle est un peu bruyante, mais ils nous acceptent, et pour Potecote il y a une cour fermée.

— Pot ?

Après encore un moment passé à rêvasser au bord de l’eau, le petit groupe se mit en route, longeant la rivière. Sous les yeux des trois enfants avides d’en découvrir plus sur ces structures flottantes, les bateaux se rapprochaient à leur vue. D’abord, ils distinguèrent les dessins peints sur les pavillons, puis les glyphes gravés sur les coques.

— Je ne comprends pas ce qui est écrit, confia Reorina à son père.

— Moi non plus, peut-être qu’il s’agit d’un langage différent, certainement celui des Amphitritons.

— C’est joli tous ces signes, s’émerveilla Draëgane. On dirait qu’ils coulent.

Krarom acquiesça avec un sourire.

— Tu as raison, tu verrais les symboles Pierreux, ce n’est pas du tout pareil. Ils sont très carrés. Mais hélas, ils ne sont pratiquement plus utilisés, c’est un savoir qui se perd. Moi-même, j’ai beaucoup oublié.

Les embarcations étaient amarrées autour de pontons en bois. On pouvait voir des marins aller et venir, transportant des marchandises du matériel de navigation, réserves de nourritures…

— On peut aller les voir de plus près ? demanda Noisi.

— Tu ne ferais que les ennuyer, peut-être y a-t-il des heures ou c’est plus calme, nous verrons un autre jour. D’ailleurs, nous sommes arrivés.

Krarom désigna une enseigne peinte d’une ancre bleue.

— Si je vois bien ce qui est écrit, il y a deux sortes d’écritures différentes. Là on a une écriture comme sur les bateaux, et ici, c’est comme sur tes livres Reor’, c’est de l’humain quoi.

— Bien vu jeune fille, tu as un bon sens de l’observation. Dans la forme des caractères écris se cache probablement une part de l’identité d’un peuple.

Lorsqu’ils franchirent les portes de l’établissement une femme un peu rondelette à la peau bleue et aux longs cheveux alguesque vint à leur rencontre.

— Ah voici le monsieur dont m’a parlé mon mari ! s’exclama-t-elle avec un accent chantant, ce sont donc les enfants et la poule ! Une compagnie assez inhabituelle je dois dire. Je vous montre vos chambres d’abord ou vous préférez manger maintenant ?

— J’ai faim ! s’écria Noisi.

D’un commun accord, les voyageurs se dirigèrent vers les tables. L’établissement était bas de plafond, plutôt sombre, mais propre. Quelques tables étaient occupées. Les Amphitritons étaient majoritaires, mais quelques humains occupaient une table dans un coin. Ici, la plupart des convives parlaient le langage des hommes bleus, aussi, nos amis s’y sentaient étrangers.

L’heure du chaudron avait à peine commencé et la foule n’était pas encore au rendez-vous. Assis au bar, trois Amphitritons discutaient bruyamment avec le patron. Lorsqu’il vit la petite bande entrer dans son établissement il adressa un léger signe de la main à Krarom avant de replonger dans la discussion.

— Pour votre poule ? demanda la patronne.

Draëgane se précipita :

— Je viens avec vous pour lui montrer.

Derrière l’établissement, une basse cour avec différents animaux s’ébattaient avec joie : poules mais aussi des canards et des oies.

— Tu seras bien là Potecote.

De retour dans la salle, un bol de soupe l’attendait. Une jeune Amphitritonne venait de la leur servir.

— Soupe de poissons, dit-elle en s’éclipsant.

Du pain agrémentait la soupe qui se révéla délicieuse et revigorante pour tout le monde.

Au fur et à mesure du temps qui passait, des marins ayant fini leur travail s’ajoutaient à la compagnie, mangeant, parlant fort et riant tout aussi bruyamment.

Ceux qui parlaient plus tôt avec leur hôte étaient musiciens, quand ils eurent pris leur repas ils se saisirent de leurs instruments : l’un soufflait dans une conque, l’autre grattait les cordes d’une sorte de Luth aux accents graves et le troisième chantait, le patron sortit un bandonéon pour les accompagner. Leur repas terminé, les différents groupes de convives repoussèrent les tables et se mirent à danser.

Deux gars assez costauds faisaient le service d’ordre, débarrassant la salle de la viande saoule, ce qui permettait de maintenir une ambiance agréable dans l’établissement.

Vint l’heure des chandelles où les yeux des enfants commencèrent à se fermer. Alors la petite troupe se dirigea vers la grande chambre qu’ils avaient pris pour quatre. Et là, ils purent enfin dormir, de ce juste sommeil réparateur dont ils avaient besoin après cette rude journée.

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