Retour vers le futur

7 minutes de lecture

Sébastien se redresse rapidement en sentant l’eau glacée pénétrer sa peau jusqu’à ses os. Assis sur ses fesses, il regarde à gauche et à droite comme si on venait de le tirer du fond d’un puits profond où l’écho des voix des enfants s’est finalement étiolé dans le temps et l’espace.

Il ressent tout à coup le poids de la chaleur sur ses épaules. Son front brûle de fièvre.

Il distingue des jambes qui passent près de lui. Les murmures redeviennent des échanges qu’il entend avec l’acuité d’un nouveau-né.

Ai-je rêvé ? se demande-t-il en cherchant des yeux Seb et sa famille dont l'absence jure dans ce tableau estival.

Il essaie de se lever, mais une crampe au mollet gauche l’en empêche. Il masse doucement le muscle qui le handicape tout en observant les marcheurs qui déambulent sans se soucier de sa présence. Il grimace en tentant de dénouer le nœud qui le cloue au sol.

L’odeur n’est plus la même. Les modèles de maillots des femmes témoignent de la période à laquelle il s’identifie. Au-delà des couleurs criardes populaires en 1968, c’est la quantité de tissus plutôt minime qui lui rappelle les années 2000. Et les téléphones intelligents qui accaparent toute l’attention des jeunes qui ignorent la mer, les vagues et les oiseaux qui tournent autour en cherchant une friandise oubliée sur le sable.

Can’t read my,
Can’t read my,
No he can’t read my poker face
(She’s got to love nobody)

Lady Gaga marmonne sa célèbre chanson Poker Face à travers un haut-parleur sans-fil placé sur une serviette où deux femmes s’embrassent à pleine bouche sans s’occuper des autres.

— Je suis réellement de retour en 2017 ! se dit Sébastien en poursuivant son massage.

Il cherche quand même à repérer ce qu’il a du mal à accepter comme n'étant qu'un rêve, probablement attribuable à un excès de fatigue. Il n'y a plus aucune trace de son père ni de sa mère et encore moins du petit Seb. L’air lourd, chargé d’odeurs nauséabondes, l'étourdit. Il retient son souffle un autre instant.

La douleur s’est calmée. Il tente de nouveau de se remettre sur pied. Il grimace.

Hey buddy, need any help here?

L’homme qui se trouve à ses côtés est assez âgé, dans les soixante-dix ans environ. Il arbore une barbe assez fournie aux teintes bariolées qui passent du gris cendré à un jaune plutôt douteux, strié de blanc. Il est assez costaud et ses mains paraissent immenses aux yeux de Sébastien qui s’y agrippe en le gratifiant d'un merci empreint de douleur.

« No problem, young man. You should not fall asleep too close to the water. Cramps are bad. But you shouldn’t try drowning while snoring. My name’s Bernie. And don’t thank me. Thank the Lord that you’re still alive! »

Sébastien le remercie encore une fois, en français cette fois. Le vieil homme acquiesce, affichant un sourire sous ses joues pourpres tachetées de brun. Il pointe le maillot du rescapé en dévoilant une rangée de dents usées par la cigarette :

« Better take care of that little one down there, mister. He may find a place to pinch something private and you might regret it tonight. »

Sébastien penche sa tête et voit un petit crabe agrippé au bas de son maillot qui poursuit son escalade en désespoir de cause.

Shit ! s’exclame-t-il en tentant de s’en débarrasser d’une pichenette.

Le crustacé s'accroche. Bernie rigole :

Seems like you’ve made a new friend, boy! He’s already hooked at you. Or maybe he’s a she. Who knows?

L’homme à la barbe rit de bon cœur, mais il enchaîne aussitôt avec une bonne quinte de toux. Une femme du même âge s’approche de Bernie. Elle ressemble à une boule de quilles dans son maillot noir. Ses jambes sont marbrées de vergetures et son visage a l’air d’une feuille de papier froissée.

Bern, you shouldn’t stress yourself like that. Don’t want to spend the night at the emergency. Hello, young man. Is my husband bothered you? Look, you got a crab hanging on your shorts!

Bernie rit davantage. Étouffé par sa salive, il tente de reprendre son souffle tandis que Sébastien essaie de retirer le petit crabe de son maillot. Le couple s’éloigne. Le pauvre homme encore secoué de spasmes explique la situation à sa femme.

La pince du crabe s’ouvre enfin et Sébastien se prépare à le jeter à la mer lorsqu’il sent quelque chose cogner contre sa cheville. Le bocal vide de Seb tournoie sur lui-même, prêt à retourner dans le ressac agité. Il se penche pour le ramasser et glisse la bête à l’intérieur.

— T’es un véritable têtu, toi, hein ? Je suppose que c’est le destin qui nous a réunis à défaut de retrouver celui que j’étais il y a cinquante ans.

Il parcourt la plage des yeux, à la recherche de quelque signe de la présence de son alter ego, mais la foule bigarrée n’a plus rien à voir avec cet épisode troublant qui vient de le secouer.

Il remonte la pente sablonneuse et prend une pause sur la première marche en ciment qui mène au Royal Anchor. Les automobiles alignées là sont toutes plus ou moins récentes. Il ne subsiste aucune trace de cette collection de voitures des années 60 qu’il avait vue plus tôt. Il hoche la tête.

— Décidemment, j’ai traversé une belle psychose, on dirait, se dit-il en enfilant ses sandales.

Il traîne ses pieds jusqu’à la route et s'engage sur sa droite pour laisser derrière lui ce rêve pour le moins étrange.

Sa jambe gauche manifeste toujours une certaine faiblesse et il marche avec peine. Les voitures roulent à vive allure comme si le paysage marin ne représentait qu’un simple décor qu’on oublie une fois la plage abandonnée derrière soi.

Un coup de klaxon le fait sursauter. L'une d'entre elles ralentit à sa hauteur alors qu’il tourne la tête.

Sébastien reconnait le 4x4 rouillé de Rosy et Jim. C’est justement ce dernier qui est au volant.

Hey, Sea-Bass-Tchan. Need a lift or something ? demande-t-il en souriant de sa bouche édentée.

Sébastien est tenté de refuser. Par contre, la douleur est de plus en plus insupportable malgré le petit massage qu’il s’est fait avant d’entamer sa promenade de retour. Il le remercie puis entre dans la cabine qui sent le cigare et la sueur.

Accrochée au rétroviseur, une pin-up dénudée à poitrine gonflée montre son derrière en suçant son majeur. Sur le plancher, aux pieds de Sébastien, un alternateur graisseux menace à chaque coup de volant de venir salir ses mollets.

So, you went to the beach. That damn day didn’t look like a sunny one but, wham, bam, boom, here was the sun, shiny and bright! It’s like that here, you know. You wake up one morn’, it’s nice, the sky is blue and blue is the sky, that’s all there is. And then suddenly, a big storm and everybody run around like cockroaches under a torch. Crazy bitch, the sea, if you don’t mind me sayin’.

Jim parle sans arrêt jusqu’à la maison. Il poursuit son discours une fois sur le point mort, ignorant les odeurs d’essence qui envahissent l’habitacle. Sébastien est étourdi. Il tente d’intervenir, de le remercier, mais l’homme n’en finit plus de déblatérer ses inepties sur la température et la météo.

C’est le téléphone cellulaire qui interrompt ce calvaire. Sébastien lève le bras pour le saluer tandis que Jim prend l’appel.

« Wait, wait, it’s Rosy. Hi, honey. Who? Oh well, I’m with the nice guy, See-Bass-Tchan. I picked him up near the Anchor. He was limping or somethin’. Say hello to Rosy, man. »

Sébastien s’exécute et tente une fois de plus d’ouvrir la portière, mais Jim pose une main bariolée de graisse sur son bras.

« Sure, I’ll tell him, but hon’, I doubt he’ll make it. He’s barely walkin’, see. »

Il soupire et mime des paroles silencieuses en secouant sa tête.

« Ok, OK, I’ll tell him. Happy? Yes, I’ll be there in five. Nope, Kelly was not there. Kelly’s in New Jersey, remember. Stop putting me on trial here. I’m OK. You’re OK. We’re all OK. »

Jim coupe la conversation d’un coup de pouce et lance le téléphone au-dessus de son épaule.

« That bitch. She’s like the sea, you see. Un-fucking-predictable. Fat bitch. »

Sébastien se sent mal à l’aise devant cet excès de rage dont il est témoin. Il le remercie encore une fois et pose la main sur la poignée.

« She said that you should join us tonight for dinner. We have crab cakes and cheap French wine. If you don’t come, she’ll say that’s my fault. So, be there around six, OK? »

L’homme tourne sa tête vers l’autre côté de la cabine, comme s’il avait honte de se montrer aussi vulnérable sous l’emprise de sa femme. Peut-être était-ce à cause de la jalousie qu’il ressentait envers Sébastien.

Ce dernier acquiesce en silence et sort du camion sans oser regarder derrière lui. Le pauvre mari découragé ne démarre pas tout de suite sa jeep. Le soleil, encore haut dans le ciel, n’a de cesse de chauffer l’air humide qui s’est immobilisé dans le creux de la journée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Patrice Landry ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0