16 juillet 2011, Homs
Aisikirim sursauta violemment lorsqu’une explosion retentit sur sa gauche. Il crut comprendre que Samia lui disait de ne pas s’inquiéter, que l’impact était lointain ; il n’en était pas certain. L’apprenti-journaliste avait sommairement appris l’arabe à la fac ; la langue maternelle de son ami. Il n’imaginait pas éprouver ses connaissances dans de telles circonstances, ni même effectuer son baptême du feu dans une ville en proie au chaos.
Le jeune Inuit avait pourtant frissonné, des années durant, aux récits palpitants des reportages de guerre que lui narrait Nur. Il s’était vu, lui aussi, casque sur la tête et appareil photo dans une main, courir de couverts en couverts parmi la cohorte de soldats.
Et il y était.
Dans un tout-terrain cabossé, à l’habitacle envahi du sable et de la poussière en suspension que remuaient les affrontements encore en cours dans certains quartiers de la ville. Collé entre son accompagnatrice et un soldat de l’ONU, en face de deux membres de Médecins sans Frontières qui affichaient des masques neutres ; certainement beaucoup plus habitués qu’Aisikirim à ces scènes.
Le véhicule freina, se stoppa. Encore un contrôle.
Le ton monta, les voix étaient trop vives, brouillées par les bruits ambiants. L’Inuit ne parvenait pas à comprendre. Il craignit que le barrage de l’armée loyaliste ne les arrête. Mais leur voiture redémarra. Aisikirim soupira.
— On y est presque, lui souffla Samia à travers les plis de son voile.
L’Inuit se contenta d’un hochement de tête reconnaissant pour lui répondre.
Depuis cinq ans, Nur et lui échangeaient dans une forme de relation longue distance qui ne disait pas son nom. Le Syrien passait le voir dès qu’il pouvait se permettre un crochet à Ottawa. À défaut de ne pouvoir se contenter de la présence sporadique de son amant, Aisikirim devint accro à ses mots, à ses promesses. Il le rejoindrait, son diplôme en poche, et rattraperait tout ce temps perdu loin de lui. Il planifia même son stage de fin d’étude au sein de l’ONG de Nur pour anticiper leurs retrouvailles.
Puis la guerre avait éclaté. Nur, envoyé couvrir les manifestations à Homs. Et depuis, plus de nouvelles.
Il avait fait des pieds et des mains pendant des semaines pour savoir ce qu’il était advenu du Syrien. Tout l’apprentissage de ses années d’études en journalisme fut mis à contribution. Il harcela de messages et d’appels le moindre interlocuteur ayant pu être en contact avec son ami. Une seule prêta l’oreille à son histoire : Samia, l’une des rares collaboratrices à qui Nur avait confié le secret de leur romance.
Le reporter en herbe déploya ensuite des montagnes de ressources pour se rendre à Tripoli et trouver un convoi jusqu’à Homs, afin de rejoindre la jeune femme. Ils s’étaient ensuite greffés à une mission de MSF pour pouvoir traverser les quartiers bouclés de la ville assiégée.
À nouveau, le véhicule s’arrêta. Ils étaient arrivés à destination, cette fois.
Dehors, la chaleur l’accabla comme le poids de son anxiété. Aiskirim sentit une odeur de brûlé dans ses sinus et un pincement au cœur en levant les yeux vers l’hôpital. Le béton effrité faisait peine à voir, tiges de rouilles apparentes et fissures béantes ; l’agonie du bâtiment filtrait comme celle de ses occupants à travers les vitres soufflées.
Le jeune Inuit prit une longue inspiration. Il n’était pas encore temps de s’effondrer, pas alors que ce qui l’attendait à l’intérieur serait sans doute pire. Samia appuya une main d’encouragement sur son épaule et ils suivirent le reste du groupe au sein de l’hôpital.
Aisikirim laissa son accompagnatrice se charger des négociations – le pauvre ne saisissait pas la moitié des mots à cette vitesse d’élocution, en revanche, il capta très bien les échanges de billets en catimini. Dans ce lieu investi par davantage d’hommes en uniformes militaires qu’en blouses blanches, l’étranger gravit des marches émiettées et des couloirs balayés par le chaos des cohues et les sanglots souffreteux. Un médecin – enfin – les entraîna derrière une cloison et leur désigna un rideau sali de traces dont Aisikirim ne préférait pas connaître l’origine.
— Vas-y, lui murmura Samia.
Le jeune homme comprit qu’elle se tiendrait à distance pour lui laisser un semblant d’intimité, et il l’en remercia d’un signe de tête solennel. Son cœur battait la chamade, tandis que ses doigts s’accrochaient à la barrière de tissu. Redoutant ce qu’il découvrirait derrière autant que l’impatience le rongeait. Puis il se décida. Tira d’un coup sec. Son cœur se figea.
Il était là…
Deux ans qu’ils ne s’étaient vus et Nur avait changé comme s’il s’en était écoulé dix. Sa barbe de jais avait chaotiquement repoussé sur ses joues, la sueur collait ses boucles emmêlées sur son front et son teint cireux se constellait de traces de brûlures superficielles. Comme il faisait peine à voir dans ce lit de camp, soigné dans l’urgence… Mais Aisikirim ne s’attendait pas à mieux.
Lentement, le Syrien tourna la tête, comme s’il exigeait un effort surhumain de la part de ses cervicales. Alors Aisikirim déchanta. Ses yeux… Ses yeux si pleins de vie, débordant de frénésie, d’amour et de passion, pétillant d’une ivresse gourmande de joie. Ses yeux s’étaient éteints. Mais s’agrandirent de stupeur – de frayeur ? – en découvrant son ami.
— Aisi… souffla péniblement sa voix éraillée. Qu’est-ce que tu fais là ?
Aisikirim n’en put plus. Éprouvé par ces mois d’attente et d’angoisse, le trop-plein d’émotions déborda, il tomba à genoux devant ce lit de fortune. Saisissant cette main égarée sur le drap, les pleurs dévalèrent sur la paume et sa voix se mourrait en trémolos.
— Je suis tellement soulagé de te retrouver… Je n’avais plus de nouvelles, alors pendant un moment j’ai cru que…
— Aisi, le coupa-t-il, je ne t’avais dit de ne pas venir en Syrie. C’est dangereux en ce moment ! Il faut que tu repartes.
Ce ton péremptoire s’abattit comme un couperet. Le prenait-il encore pour un enfant ? Cette distance… cette froideur… la guerre… La guerre s’était érigée comme une barrière invisible entre eux. Mais Aisikirim était têtu.
— Tu as raison. Je vais repartir, mais avec toi. Je ferai les démarches pour que tu sois rapatrié au Canada.
— Je ne peux pas…
— Pourquoi ?
— Ma famille, mon pays… Je ne peux pas les abandonner.
— Tu ne les abandonnes pas ! Tu reviendras ! Mais pour le moment, il faut penser à ta sécurité et aux soins…
— Tu ne comprends pas ! rugit-il.
Aisikirim eut un mouvement de recul. En effet, il ne comprenait pas. Pourquoi s’obstiner à refuser son aide ? Nur passa une main sur son front moite, son beau visage se tordit en une grimace.
— Soulève le drap, ordonna-t-il.
— Hein ?
— Soulève-le, je te dis.
Alors Aisikirim se résigna, obtempéra et… se recula dans un hoquet de stupeur. Coupées à mi-cuisse, ses jambes n’étaient plus que deux moignons enrubannés. Pourquoi lui avait-on rien dit ?
La main burinée de Nur s’efforçait de cacher ses yeux troublés.
— Tu comprends maintenant ? Je ne pourrai pas t’emmener sur les plages du Guatemala ni visiter les pyramides d’Egypte. Je ne pourrai pas tenir les promesses que je t’ai faites, alors pars, s’il te plaît. Laisse-moi. Ça vaut mieux.
Il lui fallut plusieurs secondes. Pour encaisser le choc de cette vision et de ces paroles injustes. La honte d’avoir failli irradiait de Nur, Aisikirim n’en retirait qu’une urgence : le soulager de ce fardeau. Il se réavança, se pencha sur l’estropié, bien décidé à ne pas lui obéir une seconde fois.
— Et que crois-tu que ça change ? J’ai remué ciel et terre, voyagé de la glace jusqu’au sable pour te retrouver. Tu penses que je peux t’abandonner comme ça ? Ça fait cinq ans que je t’aime ! Tes jambes n’y changeront rien.
Ses yeux embués, sa voix charriée de souffrance…
— Tu mérites mieux que moi…
— Laisse-moi en décider autrement.
Et sans se préoccuper que quelqu’un puisse faire irruption, Aisikirim s’engouffra sur ses lèvres. Il ne laisserait pas la guerre s’interposer entre eux, pas plus que les tirs qui résonnaient dehors. Rien ne comptait en dehors de leur univers que ce baiser matérialisait.
Tout irait bien maintenant qu’ils étaient réunis. Oui, tout irait bien…
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