Chapitre 2 : Le premier jour du reste de sa vie

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Joanie se réveilla dans cette chambre que, la veille encore, elle ne connaissait pas. Elle était arrivée là dix heures auparavant, en pleine nuit, après un voyage de deux jours au cours desquels elle avait vu toute sa famille anéantie, assassinée par de mystérieux inconnus en bande, organisée de façon quasiment militaire. Elle-même ne s’en était sortie que grâce à la bienveillance et aux compétences très particulières d’un homme, cet homme dont elle avait fait la connaissance tout juste quarante-huit heures plus tôt, un vieil ami de sa mère, semblait-il, qui aurait beaucoup à lui apprendre sur cet univers nouveau dans lequel elle se trouvait soudainement projetée (1). Joanie sortit de cette chambre, longea le couloir d’une maison qui lui était inconnue. Elle ouvrit une porte à travers laquelle elle avait entendu de la musique. Dans la cuisine, une femme brune, coiffée d’une queue de cheval, peut-être un peu plus âgée que sa mère, portant un pantalon de treillis, un maillot de corps kaki et des brodequins de marche en cuir noir, montant jusqu’à mi-hauteur de mollet, s’affairait. Encore une inconnue…

— Vous êtes qui, vous ? Je suis où ? Parmi toutes les questions que Joanie aurait voulu poser à cette femme, seules les deux plus évidentes lui vinrent à l’esprit.

— Ah ! Bonjour ! Je suis Marie. As-tu bien dormi ? Tu veux manger ? Le sourire accueillant de Marie ne dérida pas Joanie. Tout juste éveilla-t-elle davantage sa curiosité.

— Marie ? Comme celle du téléphone ?…

— La même. Mon mari est allé chercher des croissants. Tu as faim ? Qu’est-ce que tu bois, thé, café… ?

— Votre mari ? Hector ?

Cette option ne collait pas avec le peu qu’elle savait de son sauveur, supposé avoir perdu toute sa famille lui aussi, mais elle voulut en avoir le cœur net.

— Non ! Hector, tu penses… depuis que je le connais, il n’y a jamais eu que quatre personnes qui ont vraiment compté pour lui. Et je ne suis pas l’une d’entre elles…

— Ma mère ?, demanda Joanie sentant jaillir une possible source d’informations.

— Historiquement, c’était la première. Et durant de nombreuses années, la seule. Et puis les choses ont un peu changé…

— Comment ?

— Il s’est passé quelque chose, il a tout plaqué, a fondé une famille, et s’est construit son univers autour.

— Et ma mère ? insista l’adolescente.

— A part lui, personne ne sait ce qui en est resté ces dernières années. Il n’en parle pas.

— Il l’avait oubliée…

— Ça, ça m’étonnerait fort, reprit Marie, à l’instant même où un homme trapu entra dans la cuisine, revenant manifestement d’une boulangerie. Tiens ! Voilà les croissants ! Alors, thé ? Café ? Autre chose ?

Le commis se présenta aussitôt après avoir posé son chargement sur la table.

— Bonjour, je suis Roger ! J’espère que tu as faim, j’ai fait le plein.

Ignorant Roger, ainsi que le fumet gourmand des croissants encore chauds, Joanie insista auprès de Marie.

— Vous connaissez bien Hector ?

— Ça fait assez longtemps, oui.

— Et ma mère, vous la connaissiez ?

— Je savais qui elle était, mais je ne l’avais jamais rencontrée avant l’enterrement des enfants d’Hector.

— Et vous savez quoi sur eux deux ?

— Elle comptait énormément pour lui. Plus que quiconque.

— Vous savez comment ils se sont connus ? J’ai l’impression qu’il y avait quelque chose de spécial depuis longtemps entre eux.

Marie comprit que la jeune fille attendait bien plus que des réponses lapidaires. Il fallait aller plus loin dans les explications. Elle posa son torchon à vaisselle et s’installa à la table en face de Joanie. Attrapant un croissant, elle reprit posément le fil de la conversation.

— En fait, pour ta mère, je ne sais pas trop. Mais Hector tenait à elle, c’était évident, même s’il l’a peu vue, en vérité. Un jour je lui ai posé la même question : « D’où vient cette fille si importante pour toi ? »

— Et ?

Joanie était insatiable.

— Ils se sont rencontrés lors d’un séjour linguistique, pendant une semaine, au début des années 1990. Apparemment, une semaine de grande camaraderie, une vingtaine de personnes, de diverses nationalités, qui ont skié, chanté, mangé, vécu et échangé. Des jeunes gens de dix-sept à vingt-cinq ans, des amitiés particulières se sont nouées, dont une histoire entre ta mère et Hector.

Un vague souvenir fit scintiller les yeux de Joanie. Des fragments d’histoire allait s’assembler pour, enfin, donner un sens à toute cette mésaventure.

— Ma mère nous a parlé d’un truc de ce genre, quand j’étais petite… mais elle n’a jamais évoqué Hector…

— C’était leur histoire à eux, à la fois joyeuse et mélancolique, à mon avis, reprit Marie. Je sais qu’il lui a beaucoup écrit, téléphoné, aussi. Ils ont failli se retrouver, mais ça a capoté. Il a toujours eu du mal à parler de cette histoire.

Roger, entre deux viennoiseries, s’immisça dans la conversation.

— Mon avis, c’est qu’il n’était pas prêt pour ce genre d’histoire. Il a pris ça sur le coin de la figure, et il n’a pas su gérer. Trop émotif, le gamin. Du coup, il ne lui a pas dit les sentiments qu’il avait pour elle, elle a pris peur qu’il ait des intentions mauvaises, et voilà comment ça a foiré…

Marie connaissait son homme et ses côtés parfois bourrus. Elle savait pourtant qu’il était dans le vrai, qu’il avait la faculté de comprendre au premier regard ce qui pouvait guider un comportement ou une attitude.

— Quel poète ! Toujours est-il qu’ils sont partis chacun de leur côté, lui en Allemagne pour un temps, elle aux États-Unis, où elle a connu ton père, et où tes sœurs et toi êtes nées.

Joanie continua, voyant qu’elle obtenait enfin des réponses, qu’elle sortait enfin du brouillard.

— Il m’a dit qu’il avait revu ma mère, mais qu’elle ne savait pas que c’était lui.

— Quand il a accepté de rejoindre notre équipe, continua Marie, il a posé ses conditions. C’est lui qui fixait les priorités pour ses interventions. Et si d’aventure, il avait eu à intervenir auprès d’Hélène, elle serait devenue la priorité numéro un, toutes affaires cessantes.

— Et il a eu à intervenir… L’évidence sautait aux yeux de la jeune fille.

— L’affaire LNPR1.

— LNPR1 ? Joanie refusa de voir une nouvelle énigme s’installer sans éclaircissement.

— Libération, Neutralisation, Priorité Rang UN, développa Roger.

— Je ne comprends pas… comment vous avez su que vous deviez intervenir ? Il a fait surveiller ma mère ?

Sentant une pointe d’agacement mêlée de nervosité dans la voix de son interlocutrice, Marie ne voulut pas laisser planer le moindre doute dans son esprit.

— Il voulait que ce soit absolument non intrusif. Donc, pas de surveillance, bien entendu. Il fallait avoir un agent sur place, prêt à donner l’alerte à tout instant. Mais il fallait aussi de la discrétion. Il y avait un vieux couple qui vivait dans la maison d’à côté. C’était des agents, distants et bienveillants. Ils nous ont contactés immédiatement.

— Attendez ! coupa Joanie. En admettant que les voisins vous aient alertés, et qu’ils soient tombés direct sur Hector, il a encore fallu qu’il se trouve un avion, avec les contrôles, la durée du vol, et encore le trajet depuis l’aéroport, allez, il serait arrivé le lendemain, au mieux. Et puis bonjour la discrétion… Pour intervenir rapidement, il fallait bien qu’il soit sur place. Donc, quoi que vous disiez, c’est sûr, il la surveillait !

Le téléphone portable de Marie sonna, coupant la conversation au moment où le ton, dans la voix de Joanie, commençait à trahir une colère naissante. Mais Marie était attendue, elle remettrait à plus tard la suite des explications.

— C’est plus compliqué que ça. Mais là, il faut que j’y aille. Pour l’instant, tu as le temps de prendre tes marques. Tu es libre d’aller où tu veux dans la propriété. À plus tard.

Après la douche, Joanie, fraîchement habillée, regarda attentivement le pendentif qu’Hélène lui avait donné alors qu’elle n’était qu’une fillette. Ce petit personnage aux contours approximatifs, la tête sans cou enfoncée entre des épaules massives, d’où tombaient de longs et larges bras puissants et mal contrôlés, portant une ceinture et un baudrier de cuir pour tout vêtement, était un modèle réduit du monstre de terre glaise qui l’avait sauvée dans son rêve au petit matin. Les questions se bousculaient encore dans sa tête, elle s’adressa, de dépit, au petit objet difforme.

— Putain, t’es qui, toi ? T’es supposé me protéger ? T’es moche ! T’es là depuis quand ?… Mais putain, t’es qui ?

-

Dans le parc de la propriété, sur lequel flottait un air marin, Joanie vit une allée menant à une porte bien plus large que haute, qui semblait être une entrée dans une sorte de taupinière géante sur laquelle un gazon était soigneusement entretenu. À l’opposé de la maison d’où la jeune fille venait de sortir, un bâtiment massif, bien ancré dans le sol, attira son attention. Marie s’y dirigeait d’un pas décidé, il lui restait encore quelques dizaines de mètres à parcourir. Joanie courut vers elle et la rejoignit avant que la porte d’entrée ne fût atteinte. Marie connaîtrait probablement cette figurine. Après tout, elle était représentée sur le blouson d’Hector, sorte d’uniforme d’une mystérieuse équipe dont Marie faisait manifestement encore partie.

— Marie !!! Attends ! Dis-moi, tu connais ce truc ?

— Tiens ! Il refait enfin surface, celui-là ? Je l’avais presque oublié… Un léger sourire s’affichait sur le visage de la maîtresse des lieux.

— OK, donc tu connais… alors c’est quoi ?

— Bon, se résigna Marie, d’accord, je vais te montrer, suis-moi. Et je vais te présenter Nathalie.

Ces derniers mots qu’elle venait de prononcer ramenèrent Marie dix-sept ans en arrière. Une forte impression de déjà-vu s’empara de son esprit.


1 Voir Épisode I : Retour aux sources

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