Chapitre 7 : Jeu de piste
Hector avait pris quelques semaines pour étudier le dossier de son ami, et lancer en production les éléments qui lui semblaient indispensables. Il revint à la salle voir Fred, en pleine conversation avec Gaël et deux autres jeunes gens. Alex, cette fois-ci, ne s’était pas déplacé. Fred restait sur la même position vis-à-vis de la demande de Gaël.
— Écoute, je t’ai déjà dit que je ne reprenais pas d’élève avant septembre. Inutile d’insister.
Mais l’un des deux qui accompagnaient Gaël, visiblement plus âgé que lui, exprima son mécontentement.
— Oh c’est quoi, ça ? Il est pas assez bien pour ton club pourri, mon petit frère ?
Malgré l’air menaçant du grand frère, Fred restait d’un calme olympien, sûr de sa position.
— Gaël, c’est avec toi que je parle. Je t’ai déjà tout expliqué.
— Hé, M’sieur bouffon, insista l’aîné, moi c’est à toi que je parle. Je te dis que tu vas prendre mon petit frère…
— Dans mon club pourri ? Je crois que tu n’as pas bien compris. Je vois ce que tu essaies de faire. Mais tu ne l’aides pas. Sinon, tu peux trouver d’autres clubs moins miteux… J’ai à faire. Fermez la porte en sortant.
— Rien du tout, tu vas prendre cher, mon pote, menaça encore l’aîné, tu l’auras voulu.
En un instant, le frère de Gaël et son copain se ruèrent sur l’entraîneur récalcitrant, qui les envoya au tapis en quelques coups rapides et précis.
— Gaël, tu devrais partir avant que j’appelle les autorités pour ramasser ces deux-là. Ne reviens pas ici si tu ne changes pas d’intentions.
Fred se dirigea vers le bureau, décrocha son téléphone. Quelques minutes suffirent à voir apparaître des agents de police venus procéder à l’interpellation des deux voyous. Aussitôt que tout ce beau monde eut disparu, Hector sortit de l’ombre, accompagné de Joanie.
— Pas mal ! Je me demandais si tu n’avais pas un peu perdu. Mais c’est pire que ça, tu as largement amélioré ton efficacité…
— Merci, mon vieux. Alors, tu as travaillé aussi à tes améliorations ?
— Techniquement, je suis prêt. Mais toujours dans le flou sur mes recherches.
— Laisse-moi quelques minutes, je t’emmène prendre un pot au troquet d’à côté.
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Au bar de l’Apocalypse, Hector, Joanie et Fred étaient assis à une table, dans le fond de la salle. La télévision diffusait les informations en permanence sur une chaîne spécialisée. Fred buvait une bière, Hector une eau gazeuse citronnée. Joanie se contentait d’un soda. Hector avait fait les présentations en chemin, entre la salle de sport et le bistrot. Afin de jauger la puissance nécessaire de sa voix pour se faire entendre dans le brouhaha ambiant, Fred ouvrit la conversation sur un sujet qui lui semblait de moindre importance.
— Alors c’est toi, la fille d’Hélène ? C’est vrai que tu lui ressembles…
— Vous connaissiez ma mère, vous aussi ?
— Oui et non, en fait, pas réellement. Je ne l’ai vue que deux fois. Mais il m’en a tellement parlé… Et puis j’ai vu les photos.
— Les photos ? Et il vous en a parlé quand ?
Hector, qui voulait écourter cette phase et entrer dans le vif du sujet, prit les devants.
— Il y a cent ans…
Mais Fred pensa finalement qu’il devait renseigner la jeune fille autant que possible.
— Pas exactement. Disons que c’était au siècle dernier. On était étudiants, ensemble. Assez bons copains. Les autres nous appelaient « les jumeaux ». Il se cherchait un peu, il l’a trouvée… Il n’y avait plus qu’elle. C’est vrai que j’aurais aimé la connaître. Le portrait qu’il en avait fait, elle avait l’air sympa. Et elle était sacrément jolie, qui plus est.
Hector essaya tout de même de ramener son ami vers le sujet pour lequel il était venu le voir.
— Pourquoi tu ne rejoindrais pas mon équipe ? Ton esprit tordu, tes techniques de combat, ta moralité au-dessus de tout soupçon… Tu apporterais beaucoup.
— Je t’ai déjà dit ; ce n’est pas possible. De toutes façons, je suis bien trop lâche pour ce genre de truc. Et puis j’ai fait des choix… tu sais ce que c’est, tu avais tout arrêté aussi, toi.
Fred venait de prononcer une phrase qui choqua Joanie.
— Comment vous pouvez vous vanter de lâcheté dans ce genre de circonstances ?
Mais Hector prit sa défense comme si Fred avait eu besoin d’un avocat le connaissant parfaitement.
— Il ne l’est pas. Il a juste d’autres priorités ; tout à fait compréhensible.
— Mais merde, ma mère est morte, mes sœurs aussi. Vous pourriez faire quelque chose, et vous allez rester là dans votre petite vie merdique.
— Écoute ma petite. On fait tous des choix, et après, on les assume, ou pas. Moi, je les assume. J’ai choisi un mode de vie. Ma vie d’avant m’a rendu un brin sauvage. Maintenant, je m’adoucis un peu. Mais le fond est toujours là. C’est vrai que j’aurais bien aimé connaître la jeune fille qui lui avait tourné la tête. Mais c’était il y a près de trente ans. Aujourd’hui, c’est trop tard, évidemment. Et puis, même si ç’avait été encore possible, elle a vécu sa vie, elle aussi, elle a changé, comme tout le monde. Plus rien à voir. Plus la même.
— Merde, qu’est-ce qu’on fout ici, à écouter les conneries de ce trouillard selfish (1) !
Un flash d’information attira l’attention des deux quadragénaires.
— … après la mort tragique d’Alban Moulins, le manoir fut vendu aux enchères et, pour une somme dérisoire, un jeune avocat allemand, Maître Holger Koch, s’offrit la propriété. Eh bien, c’est cette propriété qui a été ravagée la nuit dernière par un incendie, ne laissant rien d’autre qu’un immense tas de cendres et deux cadavres calcinés, un homme et une femme, si l’on en croit une source proche de l’enquête, visiblement Monsieur Koch et sa compagne installée depuis peu chez lui.
Le reporter avait interrogé, pour une enquête de voisinage, quelques passants décontenancés devant le spectacle de ces ruines encore fumantes.
— Il était pas méchant, dit un vieil homme du terroir, pas très causant, mais gentil. Ça fait un choc…
Une dame aux cheveux blancs, à qui le vieillard donnait le bras, ajouta une information qui lui semblait de la plus haute importance.
— Oh puis cette petite, qui était avec lui ces derniers jours, elle était bien gentille aussi, toujours souriante, propre sur elle…
— Ah ça ! Un beau brin de fille, une jolie petite blonde. Si c’est pas triste de partir comme ça…
— C’est cette malédiction, affirma la vieille femme. On se demande quand ce sera fini tout ça ! Y’a assez de gens qui ont souffert… c’est bien triste.
— Bah, maintenant, avec la maison brûlée, y va plus rien s’passer. La malédiction, elle doit être levée, maintenant…
Ces derniers mots, empreints de résignation, clôturaient l’interview.
— Comme vous le voyez, la confusion règne autour de cette affaire et, semble-t-il, la Malédiction de l’Étrangleur veut encore faire parler d’elle. Ainsi les noms de Moulins, Marie Fontaine ou encore Hector Fischer pourraient de nouveau faire la une des tabloïds dans les jours à venir.
Joanie, en entendant ce dernier commentaire, fut estomaquée.
— Putain, c’est quoi tout ça, cet étrangleur ? Pourquoi il parle de toi et de Marie, ce clown ? Quel rapport avec cette baraque ?
— Une vieille histoire d’un agresseur qui s’en est pris à Marie, informa Fred. C’est comme ça qu’ils se sont connus. C’était un soir de printemps, en 1993. Il l’a sauvée, il est resté à l’hôpital. Deux mois, c’est ça ? Elle a veillé tout ce temps sur son chevet.
— Et t’aurais pas pu tomber amoureux d’elle, non ? Ça aurait évité à ma mère et mes sœurs de se faire piéger dans cette histoire de malédiction.
Mais Fred devait ramener la jeune fille sur le terrain de la rationalité.
— Jo, je ne crois pas aux malédictions !
— Personne n’y croit vraiment, confirma Hector.
— Il n’y a pas de malédiction, continua Fred, se tournant vers son ami. Juste un type qui tire des ficelles pour te faire tourner en bourrique. Il te raconte une histoire. Mais il n’a pas encore tout révélé…
— On est d’accord.
— OK, les mecs, reprit Joanie, qui venait de se calmer, alors on fait quoi ?
— Toi, tu ne fais rien. Hector, si j’étais toi, ce que je ne suis pas, j’irais voir cette ruine.
— J’ai d’autre priorités !
— Que tu crois, objecta Fred. Je pense que cette bicoque a pris feu au moment opportun… Tu dois aller là-bas, chercher ce que les autres n’ont pas pu trouver. Quelque chose qui t’attend.
Joanie essaya de faire pencher la balance du côté de l’opinion d’Hector.
— Mais non ! Il doit retrouver les types qui ont assassiné ma famille.
— Oui, mais là, reprit le sage entraîneur, il est dans un tunnel tout noir. Et je ne serais pas surpris qu’il trouve une source de lumière adéquate dans le tas de cendre. Tu vas venir chez moi, ajouta-t-il, se tournant de nouveau vers son ami, je te filerai quelques outils. Si, avec ça, tu ne trouves rien, je serai prêt à admettre que je me suis trompé. Bois ton truc, petite, on s’en va.
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Dans un petit hameau de campagne, la rue mal éclairée virait à gauche en descente. Un portail se tenait discrètement à l’écart du bord de la route, s’ouvrant sur une allée qui remontait dans l’obscurité, vers une maisonnette qu’on ne distinguait pas depuis la rue. La Mini-Cooper d'Hélène, qui venait de passer devant un petit arrêt de bus en bois, sur une place triangulaire bordée de marronniers, avait parcouru une petite cinquantaine de mètres avant de s’arrêter devant le timide portail. Fred ressortait de chez lui, un sac de sport à la main, et le tendit à Hector, sous les yeux intrigués de Joanie, restée assise dans la citadine anglo-allemande.
— Tiens, prends ce sac, il y a tout ce dont tu as besoin. Visite le manoir de nuit, pour ne pas te faire emmerder. Trouve une anomalie.
— Dans les restes d’un manoir calciné ?
— Précisément, confirma Fred à son ami, toujours perplexe, qui venait de reprendre place au volant. Je te fiche mon billet qu’il y aura une anomalie, un truc qui se voit comme le nez au milieu de la figure.
Joanie avait, elle aussi, du mal à comprendre l’intérêt de ce type de recherche.
— Un truc que les flics n’auront pas trouvé ?
— Exactement, expliqua Fred, parce que, un, ils ne cherchent pas, deux, ils ne sont pas équipés pour. Fais gaffe à toi, prévint-il, tu es peut-être encore un peu rouillé, tu n’as peut-être pas encore repris tous tes réflexes, tâche de ne pas te faire piéger… Et tâche de ne pas rester plus de trente minutes au même endroit. Ça me permettra de savoir que tu n’es pas bloqué avec mes jouets…
— De quoi il parle, demanda Joanie ?
— Tous les outils que je viens de lui filer, je les laisse pas partir sans surveillance, je veux les revoir à la fin du film…
— Je ferai attention, merci. Elle peut rester chez toi ?
Le service qu’Hector demandait à son ami n’avait pas l’approbation de la jeune fille.
— Ça va pas, je le connais à peine. Et en plus, il lève même pas le petit doigt pour ma mère…
— Jo, ça va, répondit Hector, comme pour la rassurer, j’ai la plus grande confiance en lui. Et là, il vient de faire bien plus que de lever le petit doigt pour elle, pour toi, l’air de rien.
— Tu sais bien que ce n’est pas possible, répondit cependant Fred. Je ne peux pas la loger.
Joanie y vit un signe de victoire.
— Tu vois, tu dois me prendre avec toi.
Mais Hector était inflexible.
— Pas question.
— Mais si tu ne reviens pas, je deviens quoi, moi ?…
— Je vais revenir, rassura Hector.
— Oui, mais si tu ne reviens pas…
— Alors, ils auront gagné, et, dans ce cas, il faudra que toi, tu te fasses oublier, pour ta sécurité. Marie s’occupera de t’envoyer dans ta famille, grands-parents, oncle, tante…
— Et ma mère ? demanda encore la jeune fille.
— Elle et tes sœurs ne risquent plus rien là où elles sont. Il n’y a plus que ta propre sécurité qui compte. Fred, s’il te plaît, prends-la et appelle Marie, elle viendra la chercher.
À contre cœur, Joanie sortit de la voiture et la regarda s’en aller.
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Hector pressentait que la Mini-Cooper ne lui rendrait pas tous les services dont il aurait besoin, aussi, il retourna chez lui et débâcha l'Aston-Martin. Puis il se rendit sur les lieux de l’incendie. Là-bas, au milieu de la nuit, parmi les ruines, il trouva un linteau en pierre, sur le sol, sur lequel avaient été gravées les lettres DFLGHFN. Juste à côté de l’inscription, un trou, creusé dans le linteau, était refermé par un bouchon de fortune en silex. Il dégagea le trou et y trouva une clé, marquée D0493.
— D0493 ? s’interrogea Hector, qui se remémorait la remarque de Fred. C’est une coïncidence, ou ça évoque le printemps 1993, avril, en l’occurrence ? Il me dirait que je n’ai plus le droit de croire aux coïncidences… Cette clé bizarre m’est donc forcément destinée. Mais dans ce cas, ces lettres, qu’est-ce qu’elles veulent dire.
DFLGHFN, un acronyme qui ne lui évoquait rien, pourtant, une référence se cachait nécessairement derrière cet enchaînement de lettres, obligatoirement non-aléatoire. Dans le doute, il examina la clé sous tous les angles possibles. La forme du petit objet n’était pas des plus classiques, pourtant, Hector ne parvenait pas à identifier le problème qu’il semblait pressentir. Il se résolut à rejoindre son coupé anglais fétiche, dans lequel un laboratoire miniaturisé à l’extrême lui permettrait d’analyser ce cadeau qu’Alban semblait lui avoir fait, de nombreuses années auparavant.
Un petit plateau sortit de la boîte à gants, alors qu’un écran holographique apparut sur le pare-brise, dès qu’Hector eut enfoncé simultanément le bouton des warnings et celui du dégivrage de la vitre arrière. Il posa la clé sur le plateau, tira légèrement sur le bouton de réglage de volume de l’autoradio, ce qui fit rentrer le plateau à sa place. Tout à coup, une image de la clé fut projetée sur le pare-brise, et une savante manipulation du bouton de sélection des fréquences permit d’orienter de diverses façon la projection tridimensionnelle, de grossir ou réduire la taille de l’image à volonté, de telle façon que ce qu’Hector avait d’abord pris pour une micro-rayure se révéla être, en réalité, une reproduction des mystérieuses lettres DFLGHFN.
— Tu as des traces de ce que j’ai pu faire, en avril 93 ? demanda Hector à Fred, par téléphone.
— Tu lui as téléphoné, et ça ne t’a pas réussi, lui répondit son ami.
— Non, je veux dire avant, avant cette soirée-là.
— Je vérifie, une minute… Fin mars, on est allé faire ce stage, à la Fachhochschule de Dortmund, et le samedi soir, on est allé voir le match, entre le Borussia et le Fortuna Düsseldorf, en coupe d’Allemagne. Oui, je me souviens, quelle soirée !
— Merde ! Düsseldorf ! Merci ! À plus.
Après quelques recherches sur son téléphone portable de la dernière génération, Hector arriva à la conclusion suivante : DFLGHFN signifiait Düsseldorf Flughafen, l’aéroport de Düsseldorf, en Allemagne, dans une région qu’il connaissait bien, la Westphalie – Rhénanie du Nord. La clé était une clé de consigne. Hector se rendit donc à Düsseldorf pour découvrir ce qui l’y attendait.
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L’aéroport international de Düsseldorf fourmillait de voyageurs de tous horizons, touristes comme hommes d’affaire, cherchant la porte d’embarquement, le bureau de location de voitures, la famille venue les accueillir. Hector se dirigea vers les casiers de consigne, trouva le casier D0493 et l’ouvrit. Une enveloppe cachetée sur laquelle étaient inscrites les lettres « HF », ses propres initiales, attendait d’être trouvée et ouverte. Hector s’entendit parler à voix haute à ce grand absent qui avait visiblement décidé de le faire jouer à un jeu de piste, mais qui ne serait plus là pour le voir.
— Quoi ? Si tu avais quelque chose à me dire, pourquoi pas avant de mourir ? Et si ta maison n’avait pas brûlé ?
Hector décacheta l’enveloppe, y trouva un prospectus, et, à sa grande surprise, une photo de Nathalie.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Nathalie ? Comment c’est possible ? Et qu’est-ce que tu es allée foutre là-bas ?
Il sortit son téléphone de sa poche, tapota sur l’écran et le porta à son oreille.
— Marie ? J’ai besoin de savoir très vite qui sont les cadavres chez Alban. Surtout la femme. Matche avec les archives…
— Les archives ? Tu penses à qui ?
— Vérifie Nathalie.
— Bon sang, c’est pas vrai…
— Vérifie s’il te plaît.
Tout de suite après avoir coupé la connexion, Hector lut le prospectus.
— Clinique privée, chirurgie réparatrice, de père en fils, Docteur Winter, Santa Monica, CA.
Hector reprit son téléphone et composa le numéro qu’indiquait la brochure de la clinique. Il s’exprima dans un anglais sans accent.
— Good Morning. I would like to get an appointment with Dr. Winter please. In the next days, end of a day… Fischer. Thank you very much. (2)
Hector avait laissé l’Aston-Martin dans le parking couvert de l’aéroport, et prit un billet d’avion pour les États-Unis. Ce moyen de transport lui semblait tout à fait approprié pour se rendre à Los Angeles, bien qu’il fût moins rapide que le jet du centre, et malgré le fait qu’il dût laisser en soute son sac dans lequel sa nouvelle tenue voyagerait le plus discrètement possible.
Seul un petit fascicule fut conservé à portée de main par le voyageur, une sorte de notice d’utilisation pour les gadgets que lui avait confiés son ami. Après une lecture rapide du manuel, Hector sortit son téléphone portable de sa poche, composa un texto en trois courtes phrases et l’envoya à un numéro à dix chiffres à la suite desquels il ajouta une suite de cinq caractères alphanumériques indiquée à la dernière page du livret. Puis il éteignit son téléphone, le replaça au fond de sa poche et s’octroya le droit à un petit somme jusqu’à l’atterrissage.
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Santa Monica était une ville de quatre-vingt-dix-mille habitants enclavée entre Los Angeles et l’Océan Pacifique. Ses palmiers avaient vu naître diverses célébrités mondiales, de Shirley Temple à Angelica Huston, en passant par Robert Redford, et avaient pleuré la disparition de grands noms comme Douglas Fairbanks, le truculent Stan Laurel ou encore la divine Farrah Fawcett. La clinique dont le prospectus faisait la présentation occupait un immeuble de treize étages, au croisement de Arizona Avenue et de la Quinzième Rue, au-delà de laquelle lui faisait face le UCLA Medical Center. L’Arizona Avenue traçait une ligne droite rejoignant directement, au sud-ouest, la plage et l’océan. Hector franchit la porte d’entrée du grand bâtiment blanc et se présenta à l’accueil.
— Good afternoon, Fischer, I have an appointment with Dr. Winter. (3)
— Sure ! Mr. Fischer, please have a sit, the doctor will receive you in a minute. (4)
Après une courte attente, Hector entendit une voix visiblement ravie qui ne cachait pas un accent allemand fortement marqué.
— Monsieur Fischer ! Je ne vous attendais plus !
Que ce fût dans la langue de Goethe ou dans celle de Shakespeare, le nom Winter s’écrivait de la même façon et signifiait la même chose, l’hiver. Seule la prononciation du « W » permettait de faire la distinction sur l’origine du Docteur, mais ce n’était pas ce qui, pour le moment, surprenait le plus Hector.
— Comment ça ? J’ai à peine une minute de retard…
— Non, vous ne comprenez pas, reprit le Docteur Winter, je vous attends depuis de nombreuses années, voyez-vous ? Mais je manque à tous mes devoirs, permettez-moi de me présenter, Docteur Hans Winter ; venez dans mon bureau, je vous prie.
— Expliquez-vous…
— Je me suis longtemps demandé si ce n’était pas un canular. Il semble que non, je vois. D’accord, je vous dois une explication. Il y a une douzaine d’années, un de mes patients m’a annoncé votre venue dans mon cabinet. Après quelques jours sans nouvelles, je m’étais fait une raison. Puis, plus tard, en revérifiant mes rendez-vous passés, j’ai retrouvé votre nom. Alors, devant ce mystère, je me suis dit que j’allais vous attendre, aussi longtemps que nécessaire. Douze ans, et vous voilà enfin. Mais vous ne semblez pas avoir besoin de mes services, je me trompe ?
— J’aurais plutôt besoin que vous éclairiez ma lanterne.
— Votre Laterne ? (5)
— En réalité, j’ai reçu une sorte d’invitation, d’un très vieil ami à moi. Qui vous aurait peut-être même conseillé à une autre de mes connaissances.
— Oui, je comprends. Nombreux sont mes patients qui me connaissent par le bouche-à-oreille. Mais pourquoi vous avoir envoyé une invitation à venir dans mon établissement ? Encore une fois, vous ne semblez pas avoir besoin de moi.
— Je cherche à comprendre. Dites-moi, qui est ce patient qui vous a parlé de moi ?
— Ach ! Monsieur Fischer, je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, le secret médical, voyez-vous…
— Docteur, je vous en prie, faites un effort, depuis le temps, il y a sûrement prescription.
— Ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’avait pas l’air d’avoir besoin de moi non plus. Mais il a insisté. C’est à la fin de son séjour qu’il m’a annoncé qu’un ami de lui, un certain M. Fischer, vous, donc, viendrait me voir sur ses recommandations.
— Il n’avait pas besoin de chirurgie esthétique, mais vous l’avez tout de même soigné ?
— Chirurgie réparatrice, je vous prie.
— Réparatrice ? Vous réparez quoi ? En particulier s’il n’y a rien à réparer ?
— Vous savez, la plupart de mes patients ont eu des accidents, toutes sortes d’accidents de la vie. Parfois, ils sont défigurés, parfois, ils sont amputés. Parfois ils se trouvent simplement trop petits, ou trop grands.
— Trop petits ou trop grands ? Et vous leur faites quoi, à ceux-là ?
— Nous leur rallongeons ou raccourcissons les jambes, par exemple. À d’autres, nous greffons un visage, un membre pour remplacer une jambe perdue…
— Voyez-vous ça…
— Et votre ami, quel est son nom ? Peut-être je le connais.
— En réalité, ç’aurait un sens s’il était votre patient mystère. Mais il avait déjà quitté ce monde, il y a douze ans. Dites-moi, sur votre brochure, il est écrit que vous pratiquez de père en fils.
— Oui, mon père s’est installé ici juste avant la guerre. Il a préféré fuir l’Allemagne Nazie, pour protéger sa famille, voyez-vous ? C’était un bon médecin, il a trouvé une clientèle facilement ici, en ces temps difficiles. Puis, il a changé un peu d’activité au retour des braves, en 45. Je lui ai succédé, et mon fils est mon premier collaborateur. Il prendra la suite lorsque j’irai dans la retraite.
— Derrière cette porte, il y a quoi ?
— Monsieur Fischer, vous le savez, chacun a ses petits secrets. Les miens sont d’ordre professionnel, médical pour être tout à fait exact. Maintenant, je vais devoir vous demander de m’excuser, mais il me faut partir. Je suis ravi de vous avoir rencontré, enfin. N’hésitez pas à me recommander à vos amis, à l’occasion…
(1) égoïste
(2) — Bonjour, je voudrais avoir un rendez-vous avec le docteur Winter, s’il vous plaît. Dans les prochains jours, en fin de journée… Fischer. Merci beaucoup.
(3) — Bonjour, Fischer, j’ai rendez-vous avec le docteur Winter.
(4) — Certainement ! Monsieur Fischer, asseyez-vous, je vous prie, le docteur va vous recevoir dans une minute.
(5) Lanterne, en allemand.
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