00. Sororité

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Samedi 31 août 2013

Malgré une chaleur étouffante, des nuages gris ont menacé toute la journée, au-dessus de la piscine privée des parents de Chell. Nous sommes trois : trois meilleures amies que la vie s’apprête à séparer. Nous aurions peut-être mieux fait d’échouer au baccalauréat, juste pour le plaisir de passer une quatrième année ensemble.

— Je reviens, indique Chell en décroisant ses jambes.

Elle a les lèvres peintes d’un noir aussi intense que la pointe de ses cheveux blonds. Un haut de Bikini gris charbon est lacé derrière ses omoplates saillantes. Ses seins tout petits n’offrent presque aucun relief au maillot. Un short en jean blanc se confond avec la peau laiteuse de ses jambes.

Elle disparaît à l’intérieur de la maison. J’ouvre la boîte de mélange de tabac et d’aïa émiettée, posée au milieu des canettes de bières aromatisées. Mes longs cheveux roux flamboyants glissent de chaque côté de mon visage, tandis que je me penche pour saisir une pincée. Siloë, à ma gauche, silencieuse, m’emprunte des feuilles. Elle et moi nous fréquentons depuis la sixième. J’ai les cheveux rouges, elle a les cheveux bleus, notre maquillage nous fait ressembler à des sœurs jumelles, ce que nous sommes dans notre cœur. C’est avec une pointe d’émotion entre les côtes que je roule ma cigarette. C’est notre dernière soirée avant la grande séparation.

Une musique reggae-jazz rythmée berce de tranquillité la terrasse en bois que nous occupons. Les bracelets d’étain de Siloë cessent de tinter, elle s’appuie en arrière, sa poitrine tend son top noir et dévoile son nombril. La peau pâle, le ventre plat, c’est notre point commun à toutes les trois, ce qui faisait de nous les plus belles filles du lycée, incollables sur les régimes et les exercices abdos-fessiers. Siloë trouve qu’elle a un cul trop rond, donc elle masque ses courbes avec un baggy noir démodé

J’allume ma clope et passe une main en arrière pour m’appuyer. J’allonge mes jambes en dehors de mon paréo noir à têtes de morts.

Chell revient, tenant entre ses mains un petit carnet à spirales.

— OK. Pour notre dernière soirée, j’ai préparé un petit jeu, une sorte d’interview sur votre amitié. Ça vous dit ? On enregistre tout, pas de secret, pas de tabou, c’est une vidéo qui restera entre nous. Vous êtes partantes ?

Je redresse les épaules en jetant un regard à Siloë, tandis que Chell lève son téléphone devant nous. Siloë passe ses cheveux bleus derrière son oreille et répond pour nous deux.

— D’accord. Je n’ai jamais rien caché à Léna, elle sait tout.

— Mais moi, je ne sais pas si je sais tout de vous.

Nous ne connaissons Chell que depuis trois ans, et son jeu va lui permettre de combler les quatre années de collège qu’elle n’a pas partagées avec nous.

— Léna, Siloë, bienvenue à la piscine des secrets. Notre public vous connaît depuis trois années, mais il veut savoir si vous êtes aussi proche à la vie qu’au lycée, alors il vous a réservé quelques questions. Ne riez pas j’ai même demandé à des mecs de la classe ce qu’ils vous poseraient comme question. La première question vient de Madame Gentil.

— La prof de français ? m’étonné-je.

— Ouais. Madame Gentil me demande si vous vous souvenez de votre rencontre.

— Oh Putain ! m’exclamé-je. Je sais pourquoi elle demande ça. Son mari c’était notre prof d’Histoire au collège.

— Je m’en rappelle comme si c’était hier, sourit Siloë en me regardant dans les yeux. Enfin, je ne me souviens pas pourquoi Léna et moi on s’est assises à côté, mais c’était le destin.

— Moi je ne voulais pas m’asseoir à côté d’un garçon. Et Siloë c’était la seule fille que je ne connaissais pas. J’ai senti qu’il pouvait y avoir un bon feeling, j’ai demandé si elle voulait bien qu’on s’assoit ensemble.

— Moi j’arrivais, j’ai laissé toutes mes potes de CM2 dans le sud, je ne connaissais personne. Je me souviens que je me suis dit, bon elle est jolie, donc elle est sûrement cool.

— J’étais encore toute plate.

— Ouais mais t’étais super mignonne, corrige Siloë.

— Arrête ! Avec mes vieux pulls choisis par ma mère ?

— Chell va juger. Notre première photo d’amitié à la piscine.

Siloë charge notre répertoire commun sur son téléphone et affiche une photo de nous deux en maillots de bain une pièce. Mes cheveux étaient encore châtains, ceux de Siloë étaient bruns.

— Ouais mais t’étais super mignonne, corrige Chell. Et qu’est-ce qui a fait que vous êtes devenues meilleures amies ? Quand avez-vous su que vous seriez inséparables.

— Le premier jour. Grâce à Léna. On est parti en live pendant le cours de Monsieur Gentil. On a donné des noms de Schtroumpfs à toute la classe et toute l’année on a tripé sur les Schtroumpfs. Pendant quatre ans tout le monde, même les profs et les pions avaient un nom de Schtroumpf. Entre nous, on n’a jamais utilisé le vrai nom des gens.

Ce souvenir me fait sourire. Parfois je regrette un peu nos onze ans, tant on se bidonnait en cours. Je confie :

— Y a des filles de la classe, je ne me rappelle plus de leur vrai nom de famille.

Chell rit à quelques exemples, tandis que Siloë et moi nous complaisons dans nos souvenirs communs. Quelques gorgées de bière plus tard, le questionnaire reprend :

— Question de Thibault. Est-ce que vous vous êtes déjà embrassées sur la bouche ?

— Ben des smacks, ouais, ça arrive, confié-je.

— Surtout bourrées, rit Siloë.

— Vous pourriez nous montrer ? demande Chell en approchant son téléphone.

Je me tourne vers Siloë, glisse mes doigts dans ses cheveux, effleure son nez avec douceur puis appose un baiser délicat sur ses lèvres bleues. Elle est la seule fille que j’ai embrassée, la seule que j’aime embrasser.

— Et vous m’embrasseriez moi ?

Chell est comme Siloë pour moi. Même si nous n’avons pas passé autant d’année ensemble, je n’ai pas de barrière, et une confiance aveugle. Je lui fais signe de venir. Chell se dresse sur les genoux, son visage se penche et le souffle de ses narines caresse mon visage. C’est comme si j’entendais son cœur battre au travers de sa respiration nerveuse. Nos bouches s’accrochent délicatement deux secondes. Un frisson délicieux parcourt mon épiderme, puis les doigts peints de Siloë invitent le menton de Chell à la rencontrer avec la même douceur. Siloë murmure :

— Tu vois, t’es notre sœur de cœur aussi.

Chell se rassoit, ravie, et redresse son téléphone pour reprendre l’interview :

— Autre question de Thibault qui, je pense, fantasme sur vous : avez-vous déjà dormi ensemble toutes nues ou pris une douche ensemble ?

— La douche, ouais, sourit fièrement Siloë. Dormir…

— Si, on a dormi ensemble plein de fois, mais pas toutes nues, ou je ne me souviens pas, dis-je.

— C’est un truc à faire ce soir, alors, rit Chell.

— Dernière question de Thibault. L’avant-dernière était : si oui, avez-vous fait l’amour ? Donc, on peut répondre non. Si non, avez-vous déjà été attirée sexuellement l’une par l’autre.

— Trop pas ! répondons-nous en chœur.

— Question de Madame Pain.

— Sérieux ! m’exclamé-je. T’as demandé à la CPE ?

— Ouais. Connaissez-vous le nom du premier amoureux de l’autre ?

— Gilles ! m’exclamé-je. Siloë était grave amoureuse de Gilles, et elle est sortie avec lui deux semaines en cinquième ! C’est moi qui suis allée voir Gilles !

— OK. Et pour Léna ?

Siloë fait durer le suspens avant de tout révéler :

— Geoffrey. Léna a été dingue de Geoffrey tout le collège !

Gênée car Geoffrey reste encore en partie dans mon cœur, je baisse la tête et saisis une canette de bière. Siloë m’enlace en riant.

— OK, reprend Chell. Quand et avec qui la première fois ?

Je me souviens bien car j’ai eu le droit à tous les détails et que je ne pouvais pas blairer le mec avec qui ma meilleure amie sortait : un barbu aux cheveux longs qui ne parlait que de lui.

— Seize ans ! Siloë a couché avec Johnathan, un métalleux énorme, gros comme un ours.

— Ne critique pas Johnathan ! Franchement, il jouait super bien de la basse, il m’a tout appris. C’est mon petit instant de vie préféré après nos moments à toutes les deux. Et s’il n’était pas si égocentrique, je serais encore avec.

— Mais il n’était pas sexy.

— T’es obligée de reconnaître qu’il avait un charme.

— Et Léna ? demande Chell.

— Avec personne, se venge Siloë.

— Quoi ? Même pas Rudy ? T’es sortie au moins deux mois avec lui en seconde.

— Ouais, mais Léna était toujours amoureuse de Geoffrey. Et puis elle est trop axée sur le physique.

— C’est parce que je n’avais pas de sentiments pour lui, sinon j’aurais fait abstraction. Je ne suis pas superficielle.

— Donc ? conclut Chell.

J’écarte mes cheveux et redresse fièrement le menton.

— Vierge comme une sainte.

Ni Chell, ni Siloë n’entendent mon amertume. Ce n’est pas d’être pucelle à dix-huit ans qui me blesse, c’est de ne pas avoir trouvé le mec parfait avec qui le faire. Siloë le sait, s’étonne presque de l’indifférence que j’affiche, puis m’embrasse près de l’oreille pour me consoler.

— Question de Flavie. Ticket de métro ? Coupe fantaisie ou intégrale ?

— Alors là, c’est facile ! réplique Siloë, c’est elle qui me fait le maillot et vice-versa.

— Et la réponse ?

— Intégral, répondons-nous en chœur.

— Une année, on taillait des formes, confie Siloë, on tripait bien. Un jour Léna a tout enlevé pour un plan cam… C’était quand ?

— En première, réponds-je.

— Vous ne m’aviez pas raconté, s’offusque Chell.

— Y a rien à raconter. Je me suis foutue à poil, il s’est foutu à poil, il s’est branlé, je ne l’ai jamais revu.

— Ah c’est lui ! Tu ne m’avais pas dit que tu lui avais fait un striptease ! — Je hausse les épaules car ce n’est pas mon meilleur souvenir. — La dernière question, de moi. Il fait nuit, on ne s’est pas encore baignées. Un bain de minuit, vous êtes partantes ?

Siloë et moi nous entendons d’un regard, puis nous levons comme un seul corps. Chell pose son téléphone au sol, enlève son haut de Bikini. Je défais mon top, dégrafe mon soutien-gorge, non sans ressentir un soupçon de malice, un érotisme latent. Chell abaisse son short et son string d’un même geste, alors que je préfère ôter ma culotte avant mon paréo. Progressivement, c’est plus émoustillant. Une fois mes deux camarades nues, mes hanches laissent glisser le tissu. Je repasse mes cheveux derrière mes épaules et observe mes deux complices. Il n’y a rien à redire sur leur physique pâle. Chell se penche pour ramasser sa perche à Selfie.

— On est obligées de se faire un souvenir. — Elle se place entre nous deux, une main tendant la perche, une autre devant son entrecuisse — Cachez mes seins.

Une main devant notre pubis, nous emprisonnons notre poitrine dans nos bras et gardons la main tendue pour cacher les mamelons de Chell.

— Cheers !

Dimanche 1er septembre 2013

La soirée s’est poursuivie dans la piscine, puis à l’intérieur. La bière a continué à couler, nous avons dansé dans le salon, sans chemise ni pantalon, pour terminer par une bataille d’oreillers, enfantine et improvisée. Notre soirée s’est conclue en confidences dans le grand lit de Chell. Nous avons passé en revue nos déceptions de cœurs, nos vœux d’amours…

Pas de sexe, pas de mot ni de geste tendancieux, juste une soirée nudiste, qui restera entre nous, comme un pacte entre sœurs. Elle renforce une amitié intime, un soupçon érotique, nous rassurant sur notre beauté commune.

Je m’éveille à midi entre Siloë et Chell, toujours en tenue d’Ève. Je m’assois pour jeter un œil sur le radio-réveil.

— À quelle heure tes parents rentrent ? grommelé-je. Hey ! Chell !

— Ce soir… rentrent ce soir. Recouche-toi, tu fais de l’air.

J’enjambe Chell puis gagne les toilettes, autant pour soulager ma vessie que pour boire deux litres d’eau au robinet du lave-main. Je traverse le salon, heureusement toujours inoccupé de ses propriétaires, puis j’ouvre la baie vitrée pour ramasser mes vêtements sur la terrasse.

Les nuages ne se sont pas levés et la température a fraîchi. Ma culotte enfilée, mon paréo noué, Siloë apparaît à son tour, les cheveux ébouriffés. Nous nous sourions, sans avoir de mots pour partager nos pensées. Cette soirée sera mémorable.

Chell nous rejoint, vêtue d’un shorty en coton et d’un débardeur représentant un panda avec une batte de base-ball cloutée.

— P’tit dej ?

Je fais signe de la main que je ne peux rien avaler.

— Moi non-plus, baille Siloë. On va se rentrer, je prends le train tôt demain, et je dois déposer Léna.

Chell baisse les yeux, réalisant avec amertume que c’est terminé puis elle murmure :

— C’est la soirée la plus dingue qu’on ait faite ensemble. Vous allez me manquer mes poulettes.

Elle se met à pleurer. Siloë et moi nous avançons d’un même pas pour l’étreindre.

— Faut pas pleurer, tu vas nous faire pleurer, rit Siloë au bord de l’émotion.

Le câlin terminé, nous comprenons que nous devons partir au plus vite pour éviter de retomber dans le mélodramatique. Alors que Siloë s’engage sur la route, nos téléphones sonnent presque simultanément. Je télécharge la photo de Chell et le selfie de nous trois devant la piscine s’affiche. Improbable confusion de pudeur légère et de sourires épanouis. Cette image va rester à jamais le symbole de notre amitié un peu folle.

Un quart d’heure plus tard, nous descendons de voiture au milieu du quartier pavillonnaire où je vis.

— Tu as de la chance, dis-je. Toi, tu auras un appart.

— Au moins ta mère te fera la bouffe.

— Ce n’est pas faux.

Nous nous prenons dans les bras l’une de l’autre en retenant nos yeux de couler.

— Bon courage ! Je crois que tu auras encore Gargamel en mathématiques.

— Ouais, il fait les BTS. Bon courage à toi. Surtout, ne prends pas trop l’accent du sud, ça ne t’irait pas.

Elle rit.

— Sauve-toi, sinon je vais chialer.

Elle m’embrasse chaleureusement sur la joue, puis retourne en courant à sa voiture. Je n’attends pas qu’elle ait démarré pour pousser la porte, et tourner le dos définitivement à mes années lycées.

— Ah ! Les fêtardes sont rentrées ? questionne mon père.

Il est assis dans le canapé, les cheveux poivre-sel, à demi-immobilisé par un mal de dos. Il est ouvrier et la retraite n’est pas pour demain. Je le rejoins et me laisse tomber à côté de lui devant la télé.

— Ça s’est bien passé ?

— Ouais, c’était pas mal.

— Il y avait des garçons ?

— Non, c’était que nous trois.

Mon frère de quatorze ans pouffe de rire :

— Elles ont invoqué les esprits.

Je ne dis rien car c’est mieux qu’il s’imagine que j’en suis toujours à ce niveau, plutôt qu’il nous imagine dans des soirées orgiaques. Son imagination s’exprime trop souvent et ça inquiéterait mon père.

Maman passe les bras par-dessus le canapé pour me faire un câlin.

— Je suis sûre que ça a été une soirée pleine d’adieux larmoyants. Tu verras ma chérie, tu te feras d’autres amies. Moi, je me suis fait d’autres amies après le bac.

— T’as pas fait d’études.

— Oui, mais au travail. J’ai des collègues qui sont devenues des amies. Et puis il m’est arrivé de revoir des amies de lycée. Grâce à Copain d’avant, on peut retrouver plein de monde.

Je ne peux retenir un sourire devant le retard de ma mère et je lui réponds :

— Y a Facebook, Skype, Whatsapp…

Mathieu, mon frère, pouffe de rire.

— Oui, vous pourrez garder contact. Mais tu verras, souvent, quand on se construit une vie à distance, c’est difficile de garder les mêmes liens.

— Super, tu me remontes vachement le moral !

Je quitte le canapé, pour gagner l’étage. Ni elle, assistante de vie scolaire, ni mon père, ouvrier, n’ont fait d’étude. Ils sont plutôt fiers que je poursuive après le bac, et contents de ne pas avoir à me soutenir financièrement. Si j’avais choisi de suivre Siloë, j’aurais sûrement dû trouver un taf le week-end. Mais le sud ne m’attire pas, pas plus que la fac de psycho. J’aurais peut-être dû suivre Chell en Belgique, ça nous aurait permis de faire des virées en Hollande. Mais j’aurais eu l’impression de trahir Siloë et je n’ai pas l’âme artistique pour une école de Beaux-Arts. Finalement un BTS en gestion et comptabilité, c’est ce qu’il y a de mieux pour mes facilités en mathématiques.

Allongée sur le lit, je tends mon téléphone au-dessus de moi pour afficher notre selfie impudique. Pourquoi ne nous sommes pas entendues sur un avenir commun ? Putain ! Elles vont me manquer !

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