10. Second départ
Jeudi 12 septembre 2013
Je m’éveille dans cette chambre tout en bois. J’ai pris un petit lit, et laissé le grand aux deux filles. Dans les draps voisins, Fantou, tient Mala entre ses bras. Si la petite ne m’avait pas dit son prénom, je la croirais muette. Je ne veux pas être de ces aspirantes impératrices qui se font respecter par la peur, et il me peine de n’avoir aucune solution pour me faire aimer d’elle.
Je n’ai pas beaucoup dormi. La rivalité avec les autres filles m’apparaît plus dure depuis les révélations de Sten. En silence, je quitte le lit pour enfiler mes bas et ma robe noire. Je recoiffe mes cheveux dans la semi-obscurité, puis quitte la chambre sans me chausser.
Jeannine est en train d’installer la table du petit déjeuner.
— Bonjour Léna. Avez-vous bien dormi ?
— Pour être honnête, non. Fantou et Mala ont les paupières plus lourdes que les miennes.
— Il faut vous reposer, le voyage va être long.
— Ce n’est pas ce qui m’inquiète.
— Le scribe ne devrait pas tarder. On vous a amené une robe noire pour Mala. Je lui ai trouvé une monture et une pour moi.
— Pour vous ?
— Le village veut que je vous accompagne. Il veut que je veille sur votre alimentation et sur votre santé.
Je ne peux refuser. Sa conversation me sera plus intéressante que celle des deux enfants, aussi gentilles soient-elles. Je regagne ma chambre puis m’assois au bord de leur lit. Je caresse doucement la tête de Mala. Elle ouvre les yeux dans l’espoir d’y trouver sa mère. Ses yeux se perdent dans le vide, alors je caresse la joue de Fantou pour qu’elle s’éveille à son tour.
— Debout les filles, nous partons dès que nous avons l’estomac plein.
Une heure plus tard, notre équipée est presque prête. L’homme-poisson attendu vient de passer la porte de l’auberge. Jeannine me le présente au cas où je sois ingénue :
— Lena. Voici le scribe que nous avons fait venir pour officialiser l’appartenance de votre deuxième courtisane. Il a fait les comptes, quasiment l’ensemble du village vous a bien désignée comme son aspirante.
La créature s’avance d’un pas silencieux. Je lui montre mon bras. Il porte son monocle à son œil et lit à voix haute :
— Grigri Lambda Recto Facia. Bien. Où doit se porter la marque ?
— Fantou, montre-lui.
Ma première courtisane soulève sa robe.
— Bien, que la nouvelle s’allonge.
Tandis qu’il dépose son porte-document en cuir, Mala reste tétanisée. C’est Jeannine qui se fâche et la prend par le bras.
— Allez, nous avons de la route ! Ne fais pas ta tête de mule.
Elle assoit Mala sur la table, la force à se coucher, et remonte la robe. Le scribe sort sa plume, reliée à une sorte de générateur. Tandis qu’il trace les symboles, Mala grimace sans pleurer. Il remplit d’encre la fresque, puis libère la fillette. Voilà, j’ai officiellement deux esclaves. Le scribe ne dit rien puis repart.
— Si ça le fait chier d’être là, il peut le dire.
— Oh, il faut le comprendre. Il doit faire ça à longueur de journée.
— Vous êtes trop gentille Jeannine. Ça n’aurait tenu qu’à moi, je l’aurai chopé par les antennes.
— Faites attention, elles sont empoisonnées.
— C’est utile à savoir.
Je saisis la main de Mala puis abandonne à mon tour la taverne. Le soleil peine à percer la brume blanche du matin. Cinq véloces carnassiers nous attendent. L’un d’eux contient le barda et les provisions. Le père de Mala qui m’avait offert sa monture est en train de la caresser. Il sourit en me voyant sortir de l’auberge.
— Une aspirante avec deux courtisanes et sa propre cuisinière, voilà qui fera parler. Puissiez-vous fédérer le prochain village à notre cause.
— Je tâcherai.
La mère de Mala s’approche de son compagnon. Sa fille fuit son regard sans cacher la colère qu’elle ressent. Le manque d’interaction avec Tristan me laisse supposer qu’il est le compagnon de la mère, mais pas le père. Puis, alors que nous enfourchons nos montures, la femme me dit :
— Vous prendrez soin de ma petite fille.
— Mieux que vous.
Mala glisse alors du véloce et se jette en pleurant dans les bras de sa mère. Elles fondent toutes deux en sanglots.
— Dame Lena t’attend, ma chérie. Tu verras, c’est une très belle vie qui t’attend. Je suis fière de toi.
Elle raccompagne sa fille à son bipède à écaille, puis l’aide à se hisser. Je talonne ma monture pour faire cesser ces adieux douloureux.
Ça y est, nous sommes partis. Chaque villageois est à la porte de sa maison. Ils ont fait un pari osé en misant sur moi. Leurs visages affichent tous l’espoir de quitter la misère, chose que je ne peux promettre, et que je n’ai pas faite. Finalement, pour la mère de Mala, il y a également un intérêt personnel.
Le village s’éloigne derrière-nous tandis que nous vivons aux ondulations de nos montures entre nos reins. Avec l’habitude, c’est loin d’être une allure désagréable.
— Dis-moi, Mala. Tristan n’est pas ton père ?
Elle ne répond pas, et Jeannine me dit :
— Non. Tristan est son oncle. Mais il est revenu vivre au village il y a peu de temps.
— Oups ! Vu comment elle lui parlait la première fois, je les pensais mariés. Mais je comprends mieux. Bon, sinon, il faut que nous la jouions fines. Fantou.
— Oui ?
— Il faut que ça soit toi qui dises du mal de la blonde. Si l’occasion se présente, parle de moi avec fierté et raconte que chez Irène, il y avait une blonde vulgaire et obscène…
Je me réveille avant de pouvoir finir.
Voilà… Bon… Que faire ?
Les filles sont en sécurité avec Jeannine. Il serait sage de n’utiliser la prochaine pilule qu’aux abords d’Ig-le-Grand. D’après mon calcul, ça me laisse deux jours. Deux jours pour retrouver une vie correcte aux yeux de mes profs, et surtout trouver de l’argent, car il ne me reste que deux Smarties.
Léna : J’ai revu Sten. J’étais à poil dans mon bain, je me suis juste enroulée d’un drap avant qu’il entre. On s’est encore embrassés, c’était magique ! Je ne sais pas comment vous décrire l’effet qu’il me fait.
Siloë : Il fait quoi dans la vie ?
Léna : Militaire.
Siloë : Le genre qui n’est jamais là pour toi
Léna : Le genre musclé et implacable.
Chell : Vous n’êtes pas en cours ?
Siloë : Si, mais des nouvelles de Léna, c’est tellement plus intéressant.
Léna : Moi j’y vais.
Je ramasse mon sac de cours, puis quitte ma chambre.
Sans mon téléphone, je ne saurais pas dire quel jour nous sommes, ni quelle salle de cour rejoindre. J’attends onze heures pour suivre le dernier cours de la matinée. Je m’assois puis rend le billet à ma camarade.
— Tiens, je te remercie. Désolée pour le retard.
— C’est cool.
— Je pourrais emprunter tes cours pour les photocopier ?
— Bien sûr.
La fille est sympathique, on pourrait devenir amie, mais ma vie est dans un autre monde. Si je deviens impératrice, j’aurais de quoi me subvenir éternellement. De toute manière, je ne pourrais être dans deux mondes. En revanche, il me faudra toujours trois cent euros par mois pour être certaine d’être présente.
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