12. Bonus Dragon (partie 2)
Dimanche 15 septembre 2013
Je m’éveille debout devant ma fenêtre. Je me rattrape au radiateur pour ne pas tomber, puis descends les escaliers sur la pointe des pieds. Mon père a un extincteur à poudre dans son atelier. Il y a également sa petite hache qui pourra me servir d’arme. Malheureusement, il n’est pas pompier, et à moins de cambrioler la caserne de la ville, je ne vois pas comment récupérer une tenue de combat adaptée. J’essaie le masque de soudure de mon père, mais la visière est trop opaque si je dois pénétrer la grotte. Un foulard, humide, voilà qui sera bien si je dois ramper sous la fumée, et puis un autre pour protéger mes cheveux. Mieux ! Un vieux casque de moto avec une visière rayée, ça pourra protéger les yeux quelques secondes. Des gants en cuir retourné, ce sera toujours ça de prix. Un gros blouson de moto pour me protéger des dents du dragon.
Je m’habille par-dessus mes vêtements puis remonte les escaliers. J’enfourne l’extincteur et la hache dans mon sac de sport, puis je m’assois sur mon lit. Il faut attendre l’aube.
Cinq heures du matin. Je ne dors pas, la peur tenaille le ventre comme jamais. Et plus le temps passe, plus le stress me ronge. J’ai déjà été trois fois aux toilettes. Je prends délicatement la dernière pilule de mon stock et soupire.
— Dans quoi tu t’es engagée ?
J’étreins mon sac contre moi avec mes bras et mes cuisses. Hors de question que je parte sans. Mes draps prennent vie et m’enveloppent. Ma nuque frissonne de froid, mon corps se réchauffe. Mes draps se liquéfient et me traversent, les bulles qu’ils contiennent sont comme des aiguilles acérées. Je reste contractée autour de mon sac. Il tombe vers le parquet puis fonce à toute allure dans le vide. Les cuisses bandées, j’abaisse la visière et laisse l’accélération m’emporter.
Des lapins bleus se mettent à traverser la toile monochrome. Je slalome, puis me réveille brutalement.
Fantou et Mala sursautent lorsque je me redresse. J’ai le casque sur la tête, mon sac entre les cuisses. Je m’empresse de fouiller dedans. L’extincteur et la hache sont là !
— Vous êtes revenue avec une armure ! s’exclame à voix basse Fantou.
— Oui. Aidez-moi à tout rentrer dans le sac, il ne faut pas que les gens voient ça.
Nous coinçons l’extincteur dans le casque pour le faire entrer dans le sac, et les enveloppons dans le blouson de moto. J’y enferme les gants, puis pose la hache par-dessus. Jeannine se réveille sur la couchette d’appoint en entendant notre agitation.
— Vous êtes revenue ?
— Ça se voit, non ?
— Mais avez-vous pu trouver les choses de votre monde.
— Vous verrez bien. Allez, on se met en route.
Nous quittons en silence la pièce, puis traversons la taverne. Le ciel bleuit légèrement, et les habitants sont encore couchés. Cela évitera les témoins.
Jeannine suit les sentiers étroits qu’on lui a indiqué entre les chênes feuillus, jusqu’aux hauts sapins qui bordent le lac. Le coin est magnifique, je m’étonne que le village ne soit pas plus grand, tant il y a du monde qui pourrait profiter de ce petite Paradis. C’est calme, les oiseaux chantent, et ça sent bon la mousse fraîche. Jeannine arrête sa monture tandis que nous suivons l’onde qui scintille aux premiers rais du matin.
— Ce doit être l’antre, suppute la cuisinière.
Une grotte sombre se découpe de l’autre côté de la plage. Les galets aux abords sont couverts de fientes blanches et noires ainsi que d’ossements. Des oiseaux noirs aux becs pointus s’affairent autour d’une petite carcasse.
— Bien. Je n’ai plus qu’à m’équiper, déclaré-je en descendant d’Anaëlle.
Mes trois compagnes m’imitent, puis me regardent enfiler le blouson, coiffer le casque, enfin sortir l’extincteur.
— Mais qu’est-ce donc cette chose ? questionne Jeannine.
— Ça permet d’éteindre le feu.
Je la dégoupille, puis teste d’une petite pression. Les fillettes sursautent.
— Parfait, ça marche. Par contre, ce qui va être difficile, c’est de tout porter.
— Si vous voulez, je porte la hache, propose Fantou.
— Non, je ne veux pas que tu sois grillée. Trempe-moi ça dans l’eau.
Elle exécute, et je glisse le foulard trempé qu’elle me rend par la visière. À ce moment, les oiseaux charognards s’envolent, et un dragon passe au-dessus de nous. Il est plus petit que ce que j’imaginais. Il a la taille d’un gros chien, avec un très long cou et une très grande envergure d’ailes presque transparentes. Il est loin du Godzilla que j’imaginais. Sa tête est plus petite que celle des véloces. Il disparaît dans la caverne. Malgré-tout, la hardiesse ne me vient guère.
— Fantou, prends une photo de moi.
Elle obéit, puis je la poste : « Prête pour la chasse au dragon. »
La photo envoyée, le courage ne m’est pas venu. Mes amies attendent en silence que je me décide. J’inspire un grand coup.
— Quand faut y aller, faut y aller !
Visière baissée, j’empoigne la hache d’une main, et l’extincteur de l’autre. D’un pas hâtif, simulant l’intrépidité pour plaire aux yeux de mes courtisanes, j’arpente les galets. Ils roulent sous mes semelles, tentant de me luxer les chevilles. La sueur dégouline dans mon casque, mon cœur bat, mes tripes veulent me faire reculer. Putain, mais pourquoi je ne réfléchis pas avant de parler ? Mon égo me tuera… Tout ça pour une chevauchée torride avec un Empereur qui en choisira peut-être une autre.
Il est trop tard pour les remises en question, mes pieds se figent à la ligne d’ombre dessinée par la grotte. Ça pue tant les excréments et la vieille charogne décomposée, que je manque de vomir dans mon casque.
— Oh Putain !
Incapable de faire un pas de plus, persuadée que la pestilence va me tuer avant les flammes, je hèle la créature :
— Hey le dragon ! Sors de là !
Ma voix résonne dans la caverne. Pourvu qu’il soit seul.
Il débarque à toute allure, la gueule bée, ses longues dents aiguisées. Effrayée, je déclenche tout de suite l’extincteur en direction de son visage. La mousse lui asperge la langue. Il recule en grognant, tousse, s’étouffe, s’immobilise en soufflant. Pas le temps de réfléchir. Je lâche la bombonne rouge, empoigne ma hache à deux mains et me jette sur lui en hurlant. Ma lame percute son front, sa tête cogne sur la paroi de son antre. Je brandis à nouveau mon arme en criant. Le sang gicle de son cou. Il râle, tousse, se recroqueville comme un chiot effrayé. La peur ne m’a pas quitté non plus, la crainte qu’il se reprenne et me brûle vive commande à mes muscles. Je m’acharne sur l’entaille. Plus la hache s’enfonce plus je frappe fort. Enfin, sa colonne craque et sa tête tombe.
Fantou court jusqu’à moi en hurlant de joie, ses pieds nus martelant les cailloux. Surexcitée, elle s’exclame :
— Vous avez tué le dragon ! Vous avez tué le dragon !
Je pose un genou au sol, en appui sur la hache et reprends mon souffle. Je soulève ma visière pleine de sang.
— Vous avez tué le dragon !
— Ouais. Et je n’ai même pas été blessée.
— Il faut le ramener au village !
— OK. Dis aux autres de venir.
La mise en scène, c’est super important. J’ôte mon casque, trempe mes mains dans le sang puis les passe sur mon visage, jusque dans mes cheveux. Jeannine et Mala viennent avec nos véloces, mais ceux-ci reste figés à quelques mettre de la grotte, craintifs.
— J’hallucine, ils sont plus gros que le dragon, et ils ont peur de son cadavre.
— Ils ne crachent pas de feu, eux. Et le dragon a dû marquer son territoire.
— Ou bien, il y en a un plus gros qui nous attend. Dépêchons. Le deal, c’était un seul dragon.
Nous rangeons mes affaires d’outre-monde dans le sac, puis Jeannine m’aide à charger le corps du dragon sur le dos d’Anaëlle. J’empoigne la tête, Fantou prends une photo, puis nous nous mettons en marche. Rentrer à pied ne me dérange pas. Je ne veux pas traîner ici, trop inquiète à l’idée de n’avoir tué qu’un bébé, et qu’un géant cracheur de feu apparaisse. Mon pouce cavale sur l’écran : « Dragon tué, gros coup de stress, mais pas une égratignure. »
Nous remontons le sentier, et alors que nous approchons d’Ig-le-Grand, un groupe de villageois dirigé par l’aubergiste sont en route. Ils s’immobilisent lorsque je brandis la tête de l’animal. Nous marchons jusqu’à l’aubergiste qui balbutie :
— Vous l’avez eu !
Je pose le trophée dans ses bras et déclare :
— Vous pourrez l’accrocher à votre mur.
— Mais… Comment ? Un dragon aussi gros ! Comment avez-vous résisté aux flammes ?
Rassuré que ce soit un gros modèle que ma hache a décapité, j’esquisse un sourire vainqueur.
— Je ne lui pas laissé le temps d’en cracher une seule.
— Elle a décapité ce bâtard ! hurle soudain un des hommes de milieu de file.
À mon regard surpris, le tavernier m’explique :
— Il a perdu au moins vingt têtes de bétail.
— Au prix de vingt vies, j’espère qu’il me soutiendra.
— Tous les éleveurs vous soutiennent, Dame !
Gardant la tête contre lui, il pose un genou au sol. Ses voisins l’imitent à son tour. Je comprends désormais le sentiment extraordinaire que procure une telle soumission et ordonne d’un ton magnanime :
— Levez-vous !
— Vous marchez. Donnez-nous le corps, nous le porterons et vous pourrez chevaucher.
— Non, le village n’est plus loin.
— Nous ne pouvons vous laisser entrer en marchant, alors que vos servantes chevauchent. Nous attirerions le mauvais œil du village.
— Soit !
— Quel est votre nom ?
— Léna Hamestia.
Le tavernier se penche vers un jeune garçon.
— Lucien. Va annoncer que la guerrière Léna Hamestia revient avec le gisant du dragon.
Les hommes récupèrent le corps du dragon, laissant trainer ses grandes ailes dans la poussière, et je remonte sur le dos d’Anaëlle. Je recoiffe mes cheveux en arrière, pour mettre bien en valeur mon visage barbouillé de sang.
Lorsque nous arrivons à Ig-le-Grand, tout le village est regroupé, hommes, femmes, enfants, et vieillards. C’est une foule dense est compacte que je domine depuis ma monture. La cohorte est menée par les deux hommes qui portent le corps au-dessus de leur tête. Le tavernier devant moi brandit la tête. On m’acclame, on scande mon nom imaginaire. Putain que c’est trop bon !
Nous parvenons à une grande bâtisse de pierre non loin de la taverne. Une grande draperie rouge avec un blason représentant épée et dragon, est suspendu au-dessus de la porte. En haut des trois marches, un homme pose le genou au sol, à côté d’une fille asiatique de l’âge de Fantou, et d’un scribe.
— Bienvenue à Ig-le-Grand, Léna Hamestia. Je suis Rolland Leriche, le chef du village. Nous vous sommes éternellement redevables pour ce que vous avez accompli. Pour ma part, je pense qu’une femme de votre courage a toute sa place auprès du Seigneur Varrok. Notre village tout entier répandra vos louanges à travers le pays.
— Merci. C’est tout ce que je demandais, dis-je.
Il se redresse et présente de la main l’homme-poisson :
— Le scribe est ici pour consigner le vote des habitants. Je ne doute pas du résultat. Voici une étrangère recueillie il y a trois ans par notre village. Elle parle peu de mots de notre langue, mais elle comprend vite, et elle est bien dressée. Nous espérons qu’elle vous honorera de ses qualités, aussi bien qu’elle a servi ma famille.
— Quel est son nom ? questionné-je en glissant de mon véloce.
— Le nom que vous lui donnerez. Ici, nous l’appelions la Bridée.
Si ça ce n’est pas du racisme primaire. J’esquisse un sourire, associant le dragon à mes mangas préférés, repensant au Voyage de Chihiro, je déclare :
— OK. Tu t’appelleras Cen, jusqu’à ce que tu te souviennes de ton vrai prénom.
— Peut-être voulez-vous ôter ce sang qui salit votre beauté ? Nous allons préparer les sources juste pour vous. Normalement, elles doivent être prêtes — Un groupe d’habitants affolés s’éclipse. — Acclamez Léna Hamestia !
Un cri de chœur envahit le village, me filant un frisson des talons jusqu’aux oreilles. Fantou me regarde avec des yeux humides de fierté. Elle qui a douté, aujourd’hui elle est convaincue que je suis l’élue. Sa dévotion l’aveugle comme un adhérent de parti politique.
— Suivez-moi, propose Rolland Leriche.
Nous lui emboîtons le pas jusque derrière les maisons. De nombreuses pièces de cuir colorées sèchent sur des tréteaux. Sous des appentis, les bassins de colorants se suivent, au milieu d’une odeur faisandée peu commode. Entre les ateliers du cuir et ceux de tissages, une bâtisse a été construite le long de la roche. Les femmes et hommes qui s’étaient éclipsés précipitamment en sortent et s’agenouille pour former deux haies vers l’entrée.
— J’ai eu ma dose de caverne, plaisanté-je.
— Notre village bénéficie de sources thermales. Aujourd’hui, elles vous sont entièrement réservées, selon votre guise, jusqu’à votre départ du village.
— Merci
Me sentant un peu submergée par leurs honneurs et oppressée par cette foule qui me suit, je me tourne vers eux pour les haranguer.
— Habitants d’Ig-le-Grand. Je vous remercie de votre confiance. Je sais que nombreux d’entre vous comptaient sur une fille native de ce village. J’ai appris par déduction qu’il s’agit d’une ravissante blonde que j’ai côtoyé à la citadelle des scribes comme chez Dame Irène. Sa beauté surpasse la mienne. Elle a une éducation plus sévère que la mienne, et a autant de détermination que de prestance. Elle ferait une épouse formidable pour beaucoup d’hommes et saurait représenter un royaume avec la discrétion qu’on demande trop souvent aux femmes de ce monde. Me concernant, je ne compte pas rester dans l’ombre du Seigneur Varrok, mais je compte devenir son ombre. Je saurais lui offrir la loyauté qu’il attend, mais également doubler sa prestance par ma simple présence. Je serai… Si je parviens au trône, je serai cette impératrice, à la fois élégante et téméraire, partiale et impitoyable. Et je ferai en sorte que votre village, le deuxième à m’octroyer sa confiance, bénéficie de cette ascension.
— Vive Léna Hamestia ! s’époumone un homme.
— Vive Léna Hamestia ! reprennent en chœur chaque badaud.
Jeannine, les trois filles et moi passons les colonnes qui encadrent l’entrée du hammam naturel. Un rideau de perles isole de l’entrée. De grands bassins circulaires éclairés à la bougie, fument en répandant une légère odeur de soufre. Des paniers remplis de pierres de savon, d’éponges et de pétales de fleur ont été déposés en offrande.
— Ha ! Ha ! Putain comment j’ai trop bien parlé ! C’était encore plus excitant que de chasser le dragon !
— Vous donnez une forte impression, approuve Jeannine.
— J’ai choisis chaque mot, j’ai trop bien choisi ! Oh ! Le kif !
Fantou se glisse dans mon dos et je sens la fermeture de ma robe se défaire. J’étire mes bras, tandis que mon buste échappe à son corset. Le regard de Jeannine fuit.
— Quelque chose ne va pas ?
— Vous… Vous gagnez en grandeur. Je ne mérite pas de vous voir dans le plus simple appareil.
— Vous êtes la première qui respecte ma pudeur en ce monde. J’apprécie.
Les mains de Fantou font glisser ma culotte, alors j’enjambe le rebord pour plonger le pied dans l’eau brûlante.
— Oh putain de chiotte ! Ils veulent me cuire ou quoi ?
Mala laisse échapper un rire.
— Ben viens ! On verra si tu fais la maline.
Jeannine aide Fantou à plier ma robe, puis en observant le crâne avec les dreadlocks sur ma culotte, elle questionne :
— Puis-je présenter votre blason aux couturiers du village ?
— Vous disiez qu’ils étaient réputés.
— Oui ! Et avec ce dragon qui mangeait leurs bêtes, leurs confections étaient devenues rares et coûteuses.
— Faites.
Elle sort, me laissant seule avec mes trois courtisanes. Mala vient de réussir à mettre les deux jambes dans l’eau. Fantou plie soigneusement sa robe sur la pierre, puis prend un panier pour nous rejoindre.
Je plonge progressivement dans l’eau, puis agrippe le mollet de Mala pour l’embêter.
— Allez, on n’est pas bien là ? T’as déjà eu un bain si chaud ?
Elle sourit simplement, et ses yeux me disent que je ne suis plus une méchante pour elle à l’instant.
— Chihiro, Enfin, je veux dire Cen. Tu ne veux pas profiter ? Désolée, tu t’appelleras Chihiro si tu ne me dis pas ton nom.
— J’aime Chihiro.
— Tu as bien un nom.
— Chihiro.
Je ferme les yeux en inspirant profondément. Tant pis pour elle. Voilà une nouvelle étape franchie. La célébrité venant, le luxe grandit. Fantou glisse jusqu’à moi, puis applique l’éponge humide et brûlante sur mon visage. Je me redresse pour l’aider. Chihiro s’agenouille derrière-moi et place ses pouces sur mes épaules. Je pensais que les villageois se débarrassaient de leur souillonne encombrante, alors qu’ils se séparent d’une masseuse de qualité.
— Oh bordel de chi… Ne t’arrête pas, Chihiro. Je vais vraiment prendre goût à la vie de princesse.
Une bonne heure passe. Malgré l’assoupissement, je ne me réveille pas chez moi, ce qui m’arrange, car il faut que je rende l’extincteur.
Fantou tente de faire la conversation avec Chihiro qui est souriante et fait de son mieux. La seule chose que Fantou n’obtient pas, c’est un prénom. La nouvelle tient absolument à porter le prénom que je lui ai choisi. Cela me met dans une situation inconfortable, mais j’ai espoir de connaître un jour son véritable nom. Mala qui s’est amusée à répandre les pétales autour de nous, écoute sans jamais participer.
On toque à la porte.
— Oui ?
Une adolescente entre en baissant la tête.
— Dame Léna… Je… Est-ce que je vous dérange ?
— Nullement.
Sans tourner une seule fois la tête vers moi, elle annonce :
— Le village vous a élu. Le scribe vient marquer la Bridée, et…
— Et ?
— Il voudrait d’abord vérifier que votre combat n’a pas laissé de marque qui vous disqualifierait.
— Qu’il entre.
— Oui, Dame Léna.
Elle se retire, et le poisson en blouse blanche entre en ajustant son monocle rose. Il m’observe sans aucune émotion sur le visage.
— Vous avez obtenue quatre-vingt-dix-huit voix sur cent quatorze. Ce village soutien donc vos couleurs.
— Voilà une chose qui est agréable à ouïr.
— Néanmoins, avant de le notifier, je dois vérifier que vous n’avez pas été blessée durant le combat, sur une partie esthétique du corps.
Toujours se foutre à poil, toujours ! Tout en le regardant droit dans les yeux, comme une reine le ferait, je me redresse hors de l’eau. À l’instant, je pense à la Reine Borg de Star Trek, impitoyable et stoïque. J’enjambe le muret, et il fait un pas. Il me scrute attentivement sans un mot. Je tourne sur moi-même.
— Si mon cul vous plait toujours, vous pouvez marquer Chihiro.
Ma réplique fait pouffer Mala, tandis qu’il reste flegmatique :
— Vous semblez indemne de ce combat.
— C’est le cas.
— Vous pouvez faire venir votre nouvelle courtisane.
Il ouvre sa mallette de cuir, tandis que Chihiro quitte l’eau dignement. Elle se place face à lui, droite comme un piquet. Quand l’aiguille vient créer les sillons sous son nombril, elle serre les dents, ne frémit presque pas, les muscles tétanisés. L’encre remplit les marques, puis le scribe range sa sacoche. Chihiro retourne dans l’eau en trottant et s’exclame de joie :
— Sœurs maintenant !
Fantou et elle s’étreignent, le scribe passe la porte et soudain je me réveille. Encore une fois à poil. Pas de fringue, pas d’extincteur, pas de casque de moto, et pas de pilule pour y retourner.
— Fais chier !
— Hélène, tu es là ? lance la voix de mon père.
Ses pas accélèrent.
— N’entre pas, je suis toute nue !
Mon père pousse la porte et arrête son geste, j’arrache ma couette et m’en enveloppe juste à temps.
— Quoi !
— Je suis passé il y a cinq minutes, tu n’étais pas là !
— Je viens de rentrer.
— Toute nue ?
— Non, j’allais prendre une douche !
Il pousse la porte complètement, me dévisage. Je suis déjà trempée.
— Quoi, on a fait un footing avec Estelle, je suis trempée.
— OK.
Il s’éloigne et je soupire. Me voilà contrainte de prendre une douche pour simuler mon retour. Il paraît qu’une douche froide, c’est bon après un bain chaud.
Le soir, mon père a cuisiné sa fameuse omelette mexicaine.
— Au moins, les dimanches, tu nous honores de ta présence.
— Il faut que je révise un peu, et que je dorme, sinon, je ne vais pas arriver au suivre, au lycée.
— Et cette journée shopping ? questionne Maman.
— Je te monterai, je n’ai pas encore acheté, je veux faire baisser le prix, je pense que la vendeuse essaie de m’arnaquer.
— Tu négocies les prix ? rit mon père.
— Quand on est étudiante, on ne peut pas se permettre de se plier aux tarifs exorbitants que prennent les commerçants sur des vêtements qu’ils font faire dans une cave par une petite chinoise, surveillée par une vieille bonne femme qui lui dit : La Bridée, tu dois faire vingt robes par jour, sinon tu ne vas pas dormir.
— Quelle imagination ! rit ma mère.
— En tout cas, ajoute mon père, le footing, la danse, ça te réussit. Tu as l’air épanouie.
— Ça ne serait pas plutôt un garçon ce fameux footing ?
— Vous le saurez peut-être un jour. Bon allez, faut que je révise l’économie.
— Ne révise pas trop tard. Sinon tu seras fatiguée, prévient Maman.
Je les abandonne, puis m’enferme. J’ouvre réellement un classeur de cours, mais mon esprit est uniquement préoccupé par les acclamations des villageois d’Ig-le-Grand. Rien, rien ne me ramène pas là-bas, rien ne m’intéresse. Je veux devenir Impératrice, pas comptable.
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