16. Cœurs de forgerons (partie 2)

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Vendredi 20 septembre 2013

Etrangement, leur alcool ne m’a pas filé le mal de crâne, mais j’ai la langue pâteuse et la nausée. Le froid de la nuit a sévi, et c’est enveloppée dans une fourrure que j’émerge difficilement.

L’apprenti-tailleur monte la garde, dos à moi, affairé à son ouvrage. Je pose ma main sur son épaule et il sursaute.

— Bien dormi, Thomas ?

— Euh… oui. Mais vous ?

— Comme quelqu’un qui vient de faire un concours de shots de vodka contre des grizzlis russes.

— Je ne comprends pas. Que sont ces concours ?

— Oaf ! Un truc de mon monde. On peut boire de l’eau quelque part ?

— Les villageois mangent tous en communauté autour du banquet, quel que soit l’évènement. Vous trouverez quelques rations auprès de la femme du chef.

— Merci.

Je plisse les yeux en avançant sous le soleil, apercevant Jeannine en pleine démonstration de recette. Il me faudra peut-être rester quelques temps dans ce village. J’ai l’impression de pouvoir obtenir leur vote uniquement par ma sympathie.

Je m’approche des deux femmes. Jeannine sourit en m’apercevant.

— Bonjour Léna, vous avez dormi longtemps.

— Vraiment ?

— Oh oui !

— Euh… vous avez de l’eau ?

— Ah ! Je devais aller à la rivière pour en chercher. J’y vais tout de suite.

J’empoigne l’anse du seau en même temps que Jeannine et lui propose :

— Laissez, je vais la chercher.

— Mais vous êtes la future Impératrice, c’est à moi…

— Rooh ! C’est bon, on est toutes des femmes. Si vous pouvez porter un seau, moi aussi.

Je laisse les deux femmes, la mâchoire décrochée et j’entends de loin la femme des montagnes dire à Jeannine que je suis une femme indépendante et forte, le genre de femme dont a besoin l’Empire. Je ne souris pas car mon visage me paraît trop lourd à bouger.

Je longe la barricade puis gagne l’étang. Mes trois courtisanes, un couteau en bois à la main, simulent des attaques. C’est la fille du chef que j’ai aperçu en arrivant qui leur enseigne.

Le grand patriarche barbu assis sur un banc me fait signe d’approcher. J’essaie d’adopter un pas élégant, puis laisse tomber mes fesses à côté des siennes.

— Je n’ai jamais vu une frêle pucelle tenir l’alcool comme vous.

— Vous ne connaissez pas les soirées étudiantes.

— Non, je ne connais pas. Mais chez nous, ce sont les filles les plus ossues qui ont votre niveau. Alors les gamines des villes taillées dans des brins d’herbe…

Il a l’air autant fatigué que moi.

— Vous me trouvez maigre ?

— Pour tenir l’alcool et décapiter un dragon, oui. C’est pour ça que j’aurais aimé vous voir en mouvement.

— Vous pourriez m’apprendre. Vous avez l’air de maîtriser l’art du combat.

— Toutes mes filles connaissent le maniement du couteau. Ce sont des assassins experts. Si des brigands montent leur campement à distance des forges, je les envoie dans la nuit. Elles égorgent les malfaisants un à un, sans bruit, et on évite des batailles avec des blessés. Comme vous êtes sympathiques à Baldric, il a décidé d’offrir des couteaux à vos suivantes, et il est en train de vous confectionner une arme. J’ai envoyé un messager chercher les chefs des villages voisins pour décider ou non si nous faisions venir un scribe, pour vous donner nos voix. Imaginez l’image transmise si vous portez le poinçon de nos forges sur son arme.

— Vous me croyez donc capable de devenir impératrice.

— Non. Vous êtes très différentes, trop atypique pour séduire les citadins. Mais ça vous mènera loin malgré tout, et ce sera toujours bon pour notre image. Me concernant, que vous portiez une arme de chez nous me rendrait fier.

— Les autres aspirantes, de toute façon, ne portent pas d’arme.

— En effet.

— Désolée, j’ai trop soif.

Je plonge le seau dans la rivière puis me penche ensuite pour boire dedans en tenant mes cheveux. Il s’esclaffe :

— Reposez-vous, les chefs des villages voisins ne vont pas tarder à arriver.

Il pose sa main sur mon épaule et emporte le seau avec lui.

C’est étrange. Un autre homme n’aurait jamais osé poser une main amicale sur mon épaule.

Soudain, je me réveille assise sur mon lit. Je me relève en sursaut.

— Oh Putain !

Pourvu qu’il ne m’ait pas vu disparaître ! Il faut vite que je prenne une autre pilule avant que les chefs de village de se regroupent. Non, une aspirine avant !

Je traverse le couloir jusqu’à la pharmacie de la salle de bain, puis me verse deux sachets 1000 mg dans la bouche. Je bois mon eau, puis retourne m’enfermer dans la chambre pour gober ma pilule.

Sitôt avalée, le sol s’ouvre en deux et je tombe comme une pierre. Je hurle, puis me retrouve assise sur le banc. Le chef du village sursaute.

— Vous êtes une sorcière !

— Hein ! Non… J’ai… Je disparais comme ça, je ne décide pas quand. C’est une concurrente qui m’a jeté un sort !

— Une de vos concurrentes est une sorcière ?

— Oui mais j’ignore laquelle. C’est depuis que je suis passée à la citadelle… Oh puis merde ! Non, je vous raconte des bobards. Je ne suis pas une sorcière, mais je ne suis pas de ce monde. Il y a une sorte de médecin chez moi qui me permet de voyager entre les deux mondes, sauf que je ne peux pas prévoir quand le voyage s’arrête, c’est… C’est… Je ne trouve pas les mots. Je suis une étrangère, mais je n’ai pas de pouvoir ni rien… Je suis ordinaire.

— Ne paniquez pas. Pour moi, cela ne change pas la personne que vous êtes. Mais mieux vaut que les autres l’ignorent tant qu’ils ne vous font pas confiance.

Je soupire de soulagement.

— Merci !

Je reste assise à côté de lui, à ne rien faire qu’à regarder mes courtisanes s’entraîner inlassablement. Elles ont l’air de prendre ça comme un jeu. Adelheid leur présente des hommes de bois pour s’entraîner. Elle montre ses capacités à agripper quelqu’un à grimper sur lui et à tourner autour sans poser un pied à terre tout en le tailladant. Je confie :

— Votre fille est impressionnante, chef.

— Appelez-moi Sigurd.

Après le déjeuner, les autres chefs ne sont toujours pas arrivés, mais Baldrick a terminé mon arme. Le chef Sigurd me conduit à la forge, bâtie près d’un flanc rocheux.

— J’espérais mettre moins de temps, Dame Hamestia, me dit-il. Je pense avoir trouvé une arme que vous saurez manier à la perfection.

Il me présente un macaron en or.

— Qu’est-ce que c’est ? Un yoyo ?

— Exactement. Essayez-le, un mouvement très simple.

Pour lui faire plaisir, j’enfile le crin autour du doigt et j’envoie le yoyo vers le bas. Sitôt parti, cinq petites serres effilées surgissent.

— Whaooo !

— Le fil tend le mécanisme qui fait sortir les lames à chaque fois.

— C’est génial, il faut trop que je l’essaie.

Je trotte jusqu’aux mannequins au bord de l’eau, puis j’envoie le yoyo dans la face de bois de l’un d’eux. Il se plante. Je le détache et enroule le crin en grognant :

— C’est nul.

Baldrick s’approche et me dit :

— Le visage d’un homme n’est pas en bois, heureusement.

— Ah oui, c’est vrai.

— Tentez toutes les figures de frondes, comme vous aimez, vous pouvez viser les pieds, le visage en remontant.

— Ah nan ! Mais ne me dites rien, je connais plein de truc qui marchent.

Je me lance dans mes chorégraphies. Le yoyo, avec un petit bruit métallique délicieux, s’enroule avec légèreté. Il est estampillé de mon emblème d’un côté, et de l’autre de celui du village.

Je ne vois pas le temps passer, imaginant des troupes de bandits autour de moi. Lorsque je réalise qu’une foule de barbus m’observe, je ne sais dire depuis combien de temps ils sont là. J’étreins le chef.

— Merci pour le cadeau, Sigurd !

Il sent un peu l’homme des cavernes, alors je me recule.

— Voyez, je vous l’avais dit, un tempérament nature ! Léna Hamestia, je vous présente les délégations des villages voisins. Je pense qu’ils ont apprécié vous voir utiliser votre yoyo. — Je pince les lèvres. — Ils sont là pour vous connaître. Alors parlez.

J’ai l’impression que les cinq autres villages entiers ont fait le voyage pour me voir. Je décide de ne pas parler de mes origines outremonde, toutefois, je narre ma rencontre inattendue avec Sten. Je leur raconte même la sensation brûlante de sa paume sur ma poitrine. Je veux redorer l’image de l’Empereur dans leurs esprits. Je leur narre ma rencontre avec Fantou que j’ai prise pour un garçon, mais éclipse ce qui se passe dans la citadelle. En revanche, je n’omets presque rien de mon aventure brève mais efficace chez Dame Irène. Je confie-même que ma danse s’est exécutée presque nue. L’audace les fait sourire, la témérité et l’honnêteté les fait chavirer. Je dépeins surtout la blonde, et les autres plus collectivement. Je conte de la même manière que le barde d’Ig-le-Grand, mon combat chanceux contre le dragon. Ils applaudissent mon courage. Puis me voilà, parmi eux, découvrant leurs us si éloignés de ceux de la vallée, et ce malgré la proximité des villages. Tout le long, ils me laissent parler, s’esclaffant parfois d’un rire gras comme des enfants devant un théâtre de Guignol.

La nuit tombe et ils se retirent pour délibérer, femmes et hommes. Ils s’installent autour du banquet, tandis que nous restons à l’écart avec Jeannine et les filles. Thomas se rapproche puis me dit :

— Je pense que vous avez touché leur cœur.

— Mon cœur de femme a été ému et amusé, confie Jeannine. Si le cœur de jeune homme de Thomas aussi, nul doute que ceux de ces grands enfants robustes l’a été tout autant.

— Si le scribe est toujours à Ig-le-Grand, il lui faudra trois jours pour venir, sans compter le coursier.

— Qu’est-ce que trois jours, si ça vous ramène un soutien de plus ? questionne Jeannine.

— Ce n’est pas que ça qui m’inquiète. Je ne vais pas avoir assez de ressources pour rester dans ce monde trois jours.

— Nous dirons que vous vous retirez à la méditation. Ça a bien marché à Ig-le-Grand. Pendant ce temps les filles s’entraînent et s’amusent avec des enfants de leur âge.

— Oui.

À la table, les discussions s’animent. Il est clair que les prétendantes au trône et les dilemmes de l’Empereur à choisir une épouse ne les intéressent pas.

— J’ai froid, dis-je. Peut-on rentrer dans la hutte ?

— C’est vous qui décidez, me rappelle Thomas.

Une heure de discussion plus tard, Adelheid vient me chercher.

— Le conseil des villages a pris sa décision.

Les hommes se sont assis dos à la table. Sigurd a une mine fermée. Il maugrée dans sa barbe puis déclare :

— J’ai besoin d’un verre. Adelheid sert aussi un verre à notre invitée.

La fille me sert sa liqueur de sapin, Sigurd grogne puis jette un regard noir aux autres chefs :

— Bon ! Pour moi, dans mon cœur, tu auras toujours le soutien de ma famille. Heu… Dans nos règles, il faut l’unanimité des chefs de villages et… euh en tant que chefs, même si nous pouvons tous être convaincus, nous nous devons d’écouter les réflexions et les avis de nos… administrés. C’est comme ça qu’on dit ? Bref…

— Ne vous inquiétez pas, je ne m’offenserai pas de votre choix. Vos cadeaux sont d’une générosité bien suffisante.

Un des chefs pointe du doigt Fantou en éclatant de rire :

— La tête de la petite !

Ils explosent de rire puis l’un d’eux brandit son verre :

— Sigurd nous a convaincus. Nous acceptons de soutenir une aspirante aussi atypique que vous. À votre santé !

Le stress redescend, je bois cul sec avec eux, puis Sigurd se lève et pose ses deux mains sur les épaules de sa fille.

— Adelheid sera ta nouvelle courtisane. Je pense que l’entente est bonne et qu’elle te protégera bien.

— C’est un honneur que de compter avec votre fille.

Je m’incline.

— Allez, viens boire !

Un jeune garçon vient avec un ptérodactyle posé sur les épaules.

— Et le message pour Ig-le-Grand ? Pour qu’ils envoient un scribe.

Un des chefs de village lui tend un papier enroulé et le garçon l’attache à la patte de l’immense oiseau.

— Le village qui pue, lui dit le garçon.

Le reptile fait battre ses grandes ailes membraneuses puis s’envole difficilement. Le surnom donné à Ig-le-Grand me fait rire, mais ne me surprend pas, tant les effluves de la tannerie sont puissants.

— Allez jouer, dis-je aux filles.

Adelheid et mes trois courtisanes partent en courant. En les regardant filer vers le lac, rejointes par d’autres enfants, je réalise que leur place est dans une famille comme ici, et non à mes côtés. Mais je ne saurais convaincre la loyale Fantou de demeurer ici. Et sans le groupe, je perds ma prestance.


Samedi 21 septembre 2013

Putain que leur literie en peau de bête est confortable. Faut que j’aille pisser. Qu’est-ce que je fous en shorty ? C’est un homme dans mon lit ? Non, c’est Fantou… Je me souviens avoir bu, avoir dansé… Ah oui, Fantou m’a aidée à rentrer, à desserrer le corset. Elle a dû me l’enlever.

Trop envie de pisser… oh puis la flemme ! Je préfère me rendormir.

Le soleil entre à travers les boiseries de la hutte. J’enfile ma jupe et mon corsage, puis quitte pieds nus à la recherche du coin pipi. J’ai rêvé tout le reste de la matinée que je cherchais des WC.

Une fois soulagée, je rejoins tout le monde au banquet.

— On va apprendre à Mala à nager, me dit Fantou.

— Parfait. Pas de nouvelle du scribe ?

— Non, mais l’oiseau a dû arriver. Les autres villages s’en vont ce matin, seuls leurs chefs restent.

— Dis-leur que je vais m’isoler pour méditer, au moins toute la journée… et pour cuver l’alcool.

— D’accord.

— Putain, je ne vais rien pouvoir avaler, moi.

Sigurd s’assoit face à moi, le front dans sa barbe.

— Tu es dure à coucher, Léna Hamestia.

— Si vous arrosez tous vos repas ainsi, je vais fuir avant l’arrivée du scribe.

Il n’arrive pas à esquisser un sourire, mais je comprends le grognement. Nauséeuse, le soleil commençant déjà à chauffer, je prends congés :

— Je vais faire une diète jusqu’à demain soir.

— Bien.

Je traîne mes pieds dans la poussière jusque dans la hutte et me laisse tomber sur la peau de bête.

— Putain, ramenez-moi dans mon monde… Je veux mon aspirine, mon lit…

Mes gémissements ne sont pas entendus, et je me mets à somnoler.

Je me réveille sur mon lit, la tête dans le cul. Il est midi passé. Je me lève puis descends les marches. J’entends mes parents… trop tard. Mon père rit :

— La soirée a été dure.

— Ouais… On n’a pas révisé, si tu veux savoir.

— La distillation peut-être. Mélange vodka-champagne ?

— Alcool de sapin, si tu veux savoir. Ça te décalque la tête au deuxième verre, c’est dégueu mais sucré et ça passe tout seul.

— Alcool de sapin ? Je n’ai jamais goûté.

— Parce que c’est dégueu.

— Et t’as oublié tes chaussures ?

Je regarde mes pieds toujours enveloppé de poussière. Je traverse la cuisine en cherchant une explication, trouve une bouteille de lait dans le frigo, puis m’assois sans rien dire. On peut emmener des vêtements et des objets d’un monde à l’autre… mais doit y avoir une limite. Jamais Anaëlle ne s’est retrouvée avec moi dans les chiottes du lycée. C’est con, ça aurait pu être drôle.

Bon, maintenant, il me faut être douée en calcul malgré l’alcool qui baigne encore mon cerveau. Le scribe met trois jours à arriver. Donc il ne sera pas là avant lundi soir. Mais si je reste absente trop longtemps, les montagnards vont se vexer. Je n’ai pas le choix, dimanche matin, il faut que j’y retourne. Il reste deux pilules… Putain, c’est limite !

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