24. Coup de pute (partie 2)
Quand le dessert touche à sa fin, je ne veux pas m’éterniser pour marquer une dernière fois les esprits. J’aventure une minute ma main sur la cuisse de Sten, pour qu’il sente qu’il a encore du pouvoir sur moi, puis je me lève.
— Excusez-moi, je dois vous quitter afin de préparer mes gens au départ.
— Ah ? Et où vous rendez-vous ? questionne la fille qui m’a tutoyée tout à l’heure.
— Vers le trône, enfin si je ne m’égare pas en chemin.
Certaines prennent un air pincé, aucune n’ose tacler ma prétention. Je tourne autour d’elles puis me penche en bout de table pour les provoquer à voix basse :
— Va falloir plus que des bijoux et des robes de tailleur pour me barrer la route.
Sten prend la parole :
— Méfiez-vous, Léna Hamestia. Vos compétitrices ont de la ressource. Et même si vous gagniez ce duché, vous n’avez pas les autres.
Il vient de supposer ma victoire au premier tour devant tout le monde. Cachant ma liesse de wineuse, je réponds :
— C’est pour ça que je n’ai pas de temps à perdre. Bonne soirée à toutes. Mon Prince, d’ici notre prochaine rencontre, nous nous verrons au beau milieu de nos rêves.
— Je l’espère. Ça n’en rendra que l’attente moins pénible.
Je tourne le dos aux mines déconfites de mes concurrentes et entends la voix de Sten les rassurer :
— Elle a de l’audace, mais ne tombez pas dans ses provocations. Ce soir, vous avez encore toutes vos chances de vous révéler. Je pense que je vais apprécier nos…
Je m’éloigne trop pour percevoir la suite. Mes deux hôtes se lèvent à mon approche, tendus comme des arbalètes.
— Duc, Duchesse, je vous remercie pour votre hospitalité. Je reviendrai pour l’élection.
— Ravie de vous avoir connue, Léna Hamestia, me salue la Duchesse.
Dans son regard, on sent la fierté qu’elle a de m’adresser la parole. J’ai scellé les intentions de vote de Kitanesbourg, la plus grande ville du Duché. Il me reste à réunir les voix des villages oubliés aux frontières.
— À très bientôt.
— À très bientôt.
Mes servantes m’emboîtent le pas, et nous retrouvons la grande cour du palais où nos montures ont été harnachées. Je caresse mon véloce entre les yeux.
— Je t’ai manquée, Anaëlle ?
Elle ne répond pas, mais heureusement, la nature ne lui a pas laissé d’autre choix que de sourire. Les Ramiens portent désormais des armoires noires, comme les soldats impériaux, mais avec la découpe caractéristique des Montagnards, et mon emblème. Thomas est fier de tenir un porte-étendard tout neuf. Un épais liseré rouge raidit les bords de la grande draperie noire qui rayonne de mon emblème doré. Au sommet, ils ont accroché un véritable crâne duquel partent des dreadlocks. Un petit bâton a été fixé entre les dents pour représenter le joint.
— Énorme !
— Ils vous plaît ?
— Il est trop swag ! Je vais faire une photo.
Thomas s’immobilise et je zoom sur l’étendard. Je les regarde. Dès que Cendre, son garde et ses courtisanes nous auront rejoints, nous serons une cohorte de vingt-et-une personnes. Cela va commencer à ressembler à quelque chose de puissant. Moi, sept fillettes, trois partisans et dix soldats. Même si les petites Ramiennes ne sont pas mes courtisanes, si je les vêts de la même manière que les mienne, je peux induire le doute et marquer les esprits. Il faudra que je rachète de la coloration.
— Bon ben, dès que Cendre est prête, nous partons. Je pense qu’il y en a pour quelques heures encore. Thomas, il faudra prévoir une tenue pour les filles qui accompagnent Cendre. La même que pour mes courtisanes, il faut unifier les couleurs de notre groupe.
— Bien, Dame Hamestia.
— Sinon, que dit-on dans la rue ? On peut s’installer quelque part ? Genre aux Gros Gosiers ? Un Ramien reste pour attendre Cendre ?
L’un d’eux opine et Sigurd lance les ordres.
— En selle ! Nous allons boire un dernier verre avant notre longue route.
J’enfourche Anaëlle, puis l’interroge :
— Ce sera long comment ?
— Il faut bien une semaine pour arriver aux Falaises Rouges, c’est le comté du Nord.
— Suis-je bête !
— Non, je n’oserais le penser, Léna.
— C’est une expression. Donc, sept jours ?
— Huit. Nous ferons étapes dans trois villages que j’ai pris soin de définir et que je voulais vous proposer. J’ai interrogé les scribes, deux de ces villages n’ont encore élu aucune aspirante. Même s’ils sont trop petits pour vous élire une courtisane, autant montrer qu’on ne les oublie pas. Le troisième, c’est pour marquer également les esprits, et qu’ils vous élisent lorsque leur aspirante aura échoué.
— Bien, nous en discuterons aux Gros Gosiers. Mais il me faudra le planning exact de voyage, afin que je sois parmi-vous à chaque étape.
— Certes.
Nous chevauchons jusqu’à la taverne des Gros Gosiers, sous le regard immobile des curieux. Je suis la seule aspirante en armure, et je suis certaine que ça intrigue. Un des soldats Ramiens entre en premier pour s’assurer que l’endroit est sûr, puis s’incline jusqu’à ce que je sois entrée. Le patron s’exclame :
— Damoiselle Hamestia ! Votre venue m’honore à nouveau. On dit que l’Empereur a beaucoup d’estime pour vous.
— On dit ça ?
— Oui, approuve mon portier.
— Et bien, je suis curieuse de ce qu’ils diront demain.
Ma troupe s’engouffre après-moi et nous prenons une table. Mon conseil de guerre s’installe : Jeannine, Sigurd, Thomas et Fantou, entourée de ses condisciples.
— Bien. Parlons un peu stratégie. Qui est susceptible de me battre ? Que disent déjà les gens sur la retraite de Cendre ?
— Cendre des Grisons n’était pas très populaire, commente Sigurd. Très effacée, inconnue de nombreux.
— Donc elle a fait le bon choix. Qui s’est démarqué ?
— Vous et Pauline du Désert. Mais Pauline du Désert ne concourt pas dans ce Duché.
Fantou prend la parole :
— Les autres aspirantes ont beaucoup critiqué son absence. Mais les gens qui étaient au palais pensent que ça ne change rien à ce que l’Empereur éprouve pour elle.
— Et comme ils ne voteront pas pour elle dans ce Duché, ça ne change pas grand-chose.
Déçue d’avoir dû menacer mon dealer pour rien, je grommèle :
— Et qui donc peut être une menace ?
Ils réfléchissent et c’est Thomas qui me dit :
— Vous-même.
Jeannine développe leur opinion :
— Les gens sont extrêmement partagés. Vous êtes la seule dont tout le monde parle, mais on cite votre excentricité. Les gens n’osent dire ni du bien, ni du mal de vous, car ils ne savent pas sur quel pied danser. Et quand on demande pour laquelle ils voteront, ils disent qu’ils ne savent pas encore.
Sigurd tranche :
— Je pense qu’ils n’osent pas dire ouvertement qu’ils voteront pour l’excentrique tueuse de dragons.
— Les gens ont peur de ce qui est différent, non ? questionné-je.
— Nous ne parlons que des gens de Kitanesbourg, me répond Sigurd. C’est le ressenti des artisans et de la bourgeoisie. Si en effet, ils n’osent pas tenter le vote de la différence, alors ce sera une des sept autres aspirantes qui sera élue à Kitanesbourg. Si les comtés des Hauts-Glaciers et des Verts-Bois s’abstiennent de voter, alors peut-être qu’elles gagneront. Si nous réunissons le comté des Hauts-Glaciers à nous, alors nous inversons la tendance. Quant au comté des Verts-Bois, Cendre est leur représentante.
Je soupire. Même si le sondage ne prend pas en compte la manière dont j’ai tourné la situation à mon avantage ce soir, rien n’est encore joué. Les courtisanes ont le soutien de quelques petits villages, ce sera des votes de minorité face à Kitanesbourg. Mais s’ils décident de tous voter pour une seule aspirante pour me faire barrage… Non ça n’arrivera pas. Le caractère individualiste des aspirantes me permet d’éliminer la probabilité d’une stratégie de groupe.
La partie de dés s’éternise et la liqueur de sapin nous enivre. La nuit est tombée, et Cendre des Grisons passe la porte avec son garde et ses trois servantes. Elle me salue, les yeux humides. Je questionne :
— Puis-je avoir une chambre pour m’entretenir avec la belle Cendre ?
Le tavernier s’empresse de choisir une clé à son tableau, puis nous passons à l’arrière. Il nous ouvre une petite chambre sans fenêtre et allume une bougie. Je clos la porte et demande :
— Comment ça s’est passé ?
— Nous n’avons pas fait l’amour… Enfin si, mais pas au sens où vous l’entendez. Il a juste caressé ma nudité tout en me parlant, avec sa voix si agréable. Il…
Elle s’assoit sur le lit en cherchant ses mots.
— Il a été d’une gentillesse sans pareille, et d’une modestie insoupçonnable. Il m’a souhaité de trouver un homme meilleur que lui, il a redit cent fois que j’étais belle, et ses doigts n’ont cessé de me flatter.
— C’est bien. Mais il n’a pas voulu de toi ?
— Si, il le voulait, mais il a dit qu’il ferait honte à ses propres principes. Il a dit que j’étais si jolie qu’il n’avait pas pu résister, toutefois qu’il ne regrette pas. Ensuite, il m’a demandé pourquoi je vous suivais.
— Ah ?
— On a parlé de vous une bonne demi-heure. Vous l’intriguez, vous l’obsédez, même. Il m’a confié que vous étiez une séductrice redoutable, et aussi que vous teniez du dragon. Indépendante, indomptable, imprévisible. Il vous voit ainsi : territoriale, feulant comme une femelle dominante menacée, et ronronnant que lorsque bon vous semble. Il était déçu que je ne vous connaisse pas mieux, il voulait apprendre des choses sur vous en venant me voir. Il est surpris que vous m’ayez pris sous votre protection et ça renforce votre mystère. Vous avez été généreuse avec moi et acerbe envers les autres.
— Bien, je suis contente d’avoir su attirer son attention. Cela va éclipser un peu les autres.
— Elles se battent. J’ai appris que toutes les aspirantes l’ont baisé sur la joue à la fin du repas. La femme qui me disait ça, disait que c’était pour vous imiter. Je lui ai dit que je poursuivais ma route avec vous, et elle m’a dit que je faisais le bon choix, que l’Empereur avait bien plus de regards pour vous que pour les autres.
— Tu me remontes le moral, Cendre. Es-tu prête au départ ?
Elle opine du menton et j’aperçois la flamme se refléter sur une larme. Je l’aide à se lever et la prends dans mes bras.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, c’est… Je suis contente que le Seigneur Varrok vous préfère plutôt qu’une autre… J’aurais tant aimé que…
— Que ce soit toi ? — Elle opine du menton. — Tu le reverras, si tu restes avec-moi. Allez, sèche-moi ces larmes. Tu es pour le moment, l’aspirante la plus chanceuse de toutes. Tu es la seule qu’il ait touché.
— C’est vrai.
J’ouvre la porte, puis souffle la bougie. Lorsque je rejoins la taverne, je m’exclame :
— On part !
— Mais il fait nuit, balbutie un Ramien.
— On part, grogne Sigurd. Préparez des torches, elles nous serviront au campement.
Nous quittons la taverne. Nos véloces et bêtes de bât à sang froid sont chargées de victuailles et d’étoffes. À la lueur de nos torches, nous sinuons dans les rues de Kitanesbourg, nos ombres menaçantes s’étirant sur les murs.
Tandis que Sten se fait courtiser, passant de chambre en chambre, nous quittons les faubourgs.
— Nous allons monter le camp sur la colline, me dit Sigurd, et nous repartirons après l’aube, quand les véloces auront chassé. Notre trajet passe par le village des Trois-Moulins. Ils n’ont élu personne et nous y parviendrons dans la matinée du second jour.
— Parfait.
Le froid me glace les jambes. Si nous allons vers le comté des Hauts-Glaciers, il faudra que je prévoie quelque chose de moins sexy. Je demande à Sigurd :
— Il neige sur les glaciers ?
— Nous achèterons des fourrures à Tannerie-sur-le-Filou. Ils ont de bons produits, Thomas devrait pouvoir en faire quelque chose.
Il répond à ma véritable question, c’est tout ce que je demande.
Notre chevauchée nous amène sur la colline, où il ordonne que le campement soit monté. À la lueur seule des torches, les soldats montent les tentes. Une grande pour moi, des petites pour eux. Je les observe sans savoir comment aider.
— Entrez-vous abriter, me conseille un soldat montagnard.
Les soldats Ramiens dressent la tente pour leur ancienne maîtresse et ses courtisanes. Je m’éclipse à l’intérieur de la mienne. Mes courtisanes étalent un assemblage de peaux de bêtes pour couvrir le sol, puis déroulent une immense fourrure. De l’autre côté de la toile, la grosse voix de Sigurd, chef de cohorte par défaut, distribue les tours de garde puis souhaite bonne nuit à chacun.
Je déchausse mes bottes, défais mon plastron, puis me réfugie en robe sous la fourrure. Mes courtisanes m’imitent en déposant leurs sandalettes, puis se faufilent à leur tour. Fantou sur ma droite m’étreint.
— Ça va, copine ? questionné-je.
— Que quand vous êtes là.
— Je reviens pour les Trois-Moulins, c’est promis.
Je glisse ma main dans ses cheveux courts, tandis que le silence imprègne le campement. Les flammes du feu qui réchauffe les deux guetteurs font danser leurs ombres sur la toile.
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