35. Migration difficile (partie 1)

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Lundi 14 octobre 2013

Rester le dimanche à travailler mes cours a été la pire idée de ma vie. Et comme j’ai beaucoup dormi, je me réveille vers quatre heures du matin en ce lundi, sans aucune envie d’aller en cours. Au contraire, j’ai envie de vivre une journée de chevauchée avec mes partisans.

Lorsque je me retrouve dans l’autre monde, j’ai été allongée sur le dos près de la fourrure. Mes courtisanes dorment d’un sommeil profond à côté de celles de Cendre. Frigorifiée, je me rapproche de la chaleur de la silhouette la plus proche. Ses bras et sa jambe s’enroulent autour de moi. Je reconnais l’odeur de Fantou avant-même que mes doigts trouvent ses cheveux. Rien que pour cette douceur, je ne regrette pas mon choix.

Deux ou trois heures plus tard, réveillée par la voix rauque de Sigurd, j’enfile ma robe et ma cape de fourrure pour le rejoindre. Me voyant sortir de la tente, il s’étonne :

— C’est rare de te voir réapparaître à une heure si avancée.

— Vous me manquiez.

— Dommage que tu disparaisses.

— Oui et non. Il y a aussi des avantages.

— Ah ?

— La nourriture chaude, les douches chaudes, et les chiottes.

Je ris à son visage soucieux d’interpréter mes mots, lorsque Magdeleine et les quatre archères Messiennes sortent de leur tente. Sigurd regarde l’horizon qui s’éclaircit puis crie :

— Petit-déjeuner !

— Bien dormi ? demandé-je à Magdeleine.

— Oui. Et vous ? Votre déplacement entre monde ?

— C’est toujours très rapide.

Fantou quitte la tente, sourit en me voyant puis vient se blottir.

— Ça va ?

— Oui.

— Pourquoi les courtisanes de Cendre étaient avec vous ?

Mala trotte et Fantou lui cède la place en me répondant :

— C’est Cendre qui a demandé. Thomas dort avec elle, et il ne veut pas qu’elles soient là quand ils font…

— D’accord, pas besoin de me faire un dessin.

Chihiro m’affiche un sourire lumineux, mais heureusement, ni elle, ni les deux autres ne demandent autant d’affection que Mala. Tandis que nous gagnons le feu du camp et que j’en profite pour décoller l’adorable sangsue en lui tenant la main, Marianne me demande :

— Vous serez là ce soir ? On a dit aux Ramiennes que vous racontiez des histoires passionnantes.

— J’avoue, me confie Magdeleine, que j’aurais aimé entendre l’histoire des trois brigands. Elles n’ont parlé que de ça de la journée.

— Celle du Yéti est mieux, répond Fantou.

— Et bien, nous ferons ça autour du feu de camp ce soir, proposé-je.

J’ai dû reprendre une pilule pour tenir ma promesse. Le cul fourbu par la chevauchée, entourée de tous mes partisans, servantes et guerriers, je marche autour du feu en racontant une version glauque de Cendrillon. Je calque ma trame sur la seule version que ma maigre culture m’a donnée : celle de Disney. Pour plaire aux filles, je conserve les petites souris qui parlent, et vivent des mésaventures avec Lucifer, le chat. Le chat décapite les souris qu’il attrape et la marâtre bat et humilie Cendrillon, à en faire frissonner les plus barbus de mes guerriers. L’un d’eux, pris au jeu annonce :

— Si j’étais au service du prince, je décapiterais cette femme.

Personne ne lui répond, tant les autres sont suspendus à mes lèvres. M’étalant en détails, je les garde captif durant une heure et demi, faisant pétiller leurs yeux de la féérie de la citrouille et des souris changées en véloces. Le bal est organisé par l’Empereur Varrok et l’Impératrice Hamestia, ce qui fait sourire mes spectateurs. Et donc mon fils, le prince, tombe sous le charme de Cendrillon. À minuit, elle s’enfuit et au douxième coup, la magie disparaît, et elle redevient la souillon dans la boue.

Grâce au soulier de verre, et aux petites souris qui récupèrent la clé dans la poche de la marâtre, le prince retrouve Cendrillon. Il pend la marâtre par ses tripes, puis fait noyer les deux belles-sœurs, me permettant de conclure :

— Cendrillon, heureuse parvient au palais du Prince. On lui dit qu’il attend dans la suite royale. Elle monte les marches immenses, le cœur battant ! Enfin elle va revoir son prince ! Il est là, seul, dans son magnifique costume blanc immaculé. Ils se rapprochent l’un de l’autre, leurs bouches se scellent dans un baiser et… Les filles plaquez vos mains sur vos oreilles. — Elle obéissent. — Il lui arrache la robe, elle lui arrache son uniforme. Ils se jettent nus sur l’immense lit royal, ils roulent sur les draps fougueusement. Le prince, impatient, sans un préliminaire, lui ouvre grand les cuisses et la déflore violemment. Bam bam bam ! Et ils baisèrent, heureux, jusqu’à la fin des temps.

Magdeleine et Cendre sont gênées, Jeannine rit et une archère Messienne dit :

— C’est la partie la plus réaliste.

— Ce que ne dit pas l’histoire, c’est le nombre d’avortement de Cendrillon pour ne pas se retrouver avec vingt descendants aux trônes. Allez ! Bonne nuit tout le monde !

Je m’éloigne du feu, bois un bock entier d’eau pour désaltérer ma gorge asséchée, puis alors que tous se lèvent, je gagne ma tente. Les petites Ramiennes suivent mes courtisanes, ce qui va faire ressembler ma tente à un jardin d’enfant. Alors que je m’apprête à les renvoyer vers leur maîtresse, leurs yeux d’enfant paralysent mon geste. Je serais à la place de Cendre et Thomas, je voudrais de l’intimité.

— Au premier village, vous achetez des fourrures supplémentaires.

Chihiro s’empresse de ramasser ma robe avant qu’elle tombe totalement au sol, et tandis qu’elle la plie, je me réfugie sous les pelages. Les filles discutent de comment reconnaître leurs affaires.

— Moi, je mets mes sandales comme ça.

— Moi je plie comme ça

Fantou se précipite pour être celle qui sera à côté de moi.

Mardi 15 octobre 2013

La nuit a été longue, mais fort heureusement, Fantou n’a pas beaucoup bougé. Le parfum de ses cheveux m’a rappelé tout le long notre seconde nuit dans le même sac, et évoqué le souvenir de la tentative de viol à laquelle j’ai échappé. J’ai beau savoir le camp gardé, savoir Adelheid près de son couteau, ce souvenir me hante.


Le lendemain, seller Anaëlle me permet de chasser les idées noires. Il fait froid, la vapeur se forme à chacune de nos respirations, et les reptiles sont très dociles, presqu’endormis.

— Vous n’allez pas l’air d’avoir beaucoup dormi, me fait remarquer Magdeleine.

— Des souvenirs sombres, mais ça va. Je suis en meilleure forme que les véloces.

— Il a fait très froid cette nuit, commente Sigurd. Nous allons redescendre aujourd’hui et passer par le village de la frontière dans l’après-midi.

— Vous passez par un village ? couiné-je.

— Oui. Il faut que vous soyez connue du plus grand nombre.

— C’est un village de gens gentils, me promet Cendre.

Deux choses m’incommodent : le manque de pilule et le froid. Mais je ne peux dignement citer celui-ci alors qu’eux-mêmes l’affrontent.

Je monte en selle et Fantou me confie :

— Moi, j’ai super bien dormi.

— Je m’en doute, mes nichons t’on servi d’oreiller toute la nuit.

Les autres pouffent de rire.

— Même pas vrai, j’étais sur le côté.

Notre cohorte se met en route, et je me réveille sur mon lit.

— Ah ! Mon lit !

J’enlève ma fourrure et mon plastron, puis m’enroule dans ma couette.

Je pille le frigo de mes parents à midi, puis après un petit café brûlant et délicieux, je reprends une pilule.

Mon lit se couvre de pelage bleu petit à petit, se déforme. Une tête de lapin géant se lève pour regarder par-dessus le montant. Il me voit et me balance un grand coup de patte arrière.

Je le réveille sur Anaëlle qui fait un pas de côté en subissant mon poids. Mes partisans sont en train de remonter en selle.

— Avez-vous mangé ? m’interpelle Jeannine.

— Très bien.

Sigurd talonne son véloce de tête, et nous reprenons la route. Le soleil a dissipé la brume et ses rais filent entre les aiguilles des sapins parfumés.


Une grosse heure plus tard, nous parvenons à un grand village plutôt animé. Ils se sont réunis dans la rue principale et nous acclament. Je redresse les épaules avec fierté, avant d’observer les mines inquiètes de certains d’entre eux. Il ne fait aucun doute que notre cortège noir fait moins festif que ceux d’autres courtisanes. Il y a plus de soldats que de partisans et courtisanes. Il y a un guerrier par personne. De surcroît, notre étendard n’a pas une gueule très pacifique. Je commence à me demander si ma façon de me démarquer n’est pas en train de me desservir, maintenant que nous grandissons. Il me faudrait plus de partisans artisans.

Une femme cornue s’avance vers Sigurd :

— Je suis Denise de la Lance, vidame. Soyez les bienvenues à L’orée.

— Merci. Je vous présente Dame Léna Hamestia, la pourfendeuse de dragon, aspirante impératrice. Elle vient d’obtenir le soutien du baron des Falaises Rouges. Voyez, deux de ses trois filles nous accompagne. Léna Hamestia a aujourd’hui le soutien du comte et la comtesse des Hauts-Glaciers, et est en route pour officialiser celui de la comtesse des Verts-Bois. Sa fille aînée, Cendre des Grisons, présente ici, a retiré sa candidature d’aspirante pour la soutenir. Moi-même je suis le chef du village du Lac, du comté des Collines-Ventées, et ma fille nous accompagne, avec un homme de chacun des cinq villages voisins.

Présenté ainsi, il faut avouer que ça donne bien. Mais je suis certaine que Vivianne peut se vanter d’autant de soutiens. La vidame s’incline puis articule :

— Puis-je proposer à Dame Hamestia une collation pour se reposer de son trajet ?

J’hésite à répondre, car me faire appeler Dame par une inconnue signifie soit un grand respect, soit des mauvaises intentions.

— Avec plaisir.

Je descends de véloce, très vite imitée par les miens. Les courtisanes m’emboîtent le pas et nous entrons dans la grande demeure de bois et de pierre de la vidame. Seuls les militaires restent dehors. La pièce d’accueil est ronde et large, bordée de bancs en osiers recouverts de coussins colorés. Des convives nous attendent, souriants.

— Quelle belle étoffe, commente Thomas.

— Merci. Nous récupérons la soie nous-même et la plupart des couleurs sont confectionnées au village voisin.

— Avez-vous des étoffes à vendre ?

— Certes. Vous trouverez notre tisseur en contre-bas, à la sortie du village.

Thomas baise la main de Cendre, puis se hâte. La femme s’approche de la table centrale, la souche d’un arbre géant sur laquelle repose du thé.

— Voulez-vous faire goûter une courtisane avant ?

Je dis sur le ton de la plaisanterie :

— Non, s’il m’arrive malheur, Sigurd massacrera tout le village.

Elle a un rictus de malaise, et une fille de mon âge sinon plus jeune demande avec une voix aiguë :

— Et racontez-nous l’histoire de ce dragon.

Je souris malgré-moi, me trouvant stupide de ne pas m’être attendue à cette question. Alors je reprends pour la énième fois l’histoire de ma rencontre avec Sten pour l’amener au dragon. Comme à chaque fois, je m’améliore, et parviens à narrer ma légende avec encore plus théâtralité que lorsque je raconte l’histoire de Cendrillon. Je captive les foules, révèle la conteuse passionnée cachée derrière l’armure sinistre.


Quelques heures plus tard, je commence la nuit avec Chihiro dans mes bras, puis la termine enroulée dans mon lit douillet de Terrienne.

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