56. Oeuf de gloire

18 minutes de lecture

Mardi 20 novembre 2013

Il est tôt, et je profite d’un petit-déjeuner continental comme je n’en ai eu depuis longtemps. Les lunettes de piscine reposent autour de mon cou. Mon père vient de nous rejoindre et chantonne :

— Bien dormi, ma princesse ? Ton frère, lui ne s’en est pas remis. À trois heures du matin, je l’ai croisé dans le couloir !

Il rit. La stupeur de mon frère m’importe peu.

— Bof. Dans d’autres cinconstances, j’aurais bien dormi.

— Allez ! Juqu’ici, tu t’en es bien sortie. Ce n’est qu’une épreuve de nage, dit ma mère.

J’ai préféré leur épargner la présence potentielle d’un dragon à mi-parcours. Le café me tord les boyaux, la brioche ne passe pas dans l’estomac. Je soupire en regardant le fond de ma tasse.

— Il est temps d’y aller.

— Allez ! Et puis tu reviens vite nous dire !

Ils m’embrassent tous les deux. Sans me lever de la chaise, je gobe la dragée bleue. La table se couvre d’un pelage bleu et au même moment, la chaise tombe dans le puits sans fin. Je tombe assise sur les coussins, sans ma chaise, mais les lunettes autour du cou.

Mes courtisanes sont déjà prêtes, en jupe et en armure. Elles sourient toute en me revoyant. Mon regard se porte un peu par préférence sur Fantou.

— Vous avez bien dormi ?

— C’est mieux quand vous êtes là, confie ma numéro 1.

— C’est quoi autour de votre cou ? questionne Mala.

— Ah ! Ah ! Top secret. Ne dites rien à personne. Tiens, cache-les dans ton col à fourrure.

Je les lui tends. La plus jeune est fière que lui sois confiée une tâche importante, et elle les dissimule précautionneusement pendant que ses consoeurs m’aident à enfiler mon plastron. Enfin un voyage vers un lieu où porter ma tenue officielle est bien vu !

Nous quittons la chambre pour rejoindre la cour où se préparent les cortèges. Gaëlles Chaudes-Ecumes est déjà sur son véloce. Elle porte une armure robuste avec une longue cape de fourrure blanche. En revanche, son corsage s’arrête haut et dévoile la moitié de ses fesses. Ses cuisses nues valident les dires de Malika. Gaëlle est une guerrière et laisse la place à la séduction par des détails. Le charme semble agir sur mes soldats qui ne cessent de suivre ses courbes des yeux. Je lui lance :

— Salut Gaëlle ! Je vais sur tes terres ! J’espère que tu m’as laissée une chance de les séduire.

— Je te souhaite bien du courage. S’il y a bien un duché où je sais qu’on ne peut me détrôner, c’est le mien.

— As-tu un message que tu voudrais que je leur porte ?

— Dis-leur de ne pas écouter le chant des bardes et de ne croire que ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux.

— Les faits plutôt que les rumeurs ? Voudrais-tu qu’ils doutent de ma réputation ?

— Juste qu’ils se souviennent qu’ils n’ont aucun doute sur la mienne.

— Et si je ramène un œuf de dragon, est-ce que je pourrai l’égaler ?

Ses yeux me scrutent sans masquer sa surprise puis sa main tire sur les rênes afin d’obliger son véloce à venir vers moi.

— Ce n’est pas une épreuve pour les femmes.

— Tu ne l’as pas réussie ?

— Si. Mais ce n’est pas parce que j’y suis parvenue que tu y parviendras. Tu seras seule, sans personne pour taider ni pour élaborer une histoire.

— Alors tu n’as rien à craindre. Je vais tenter, et j’échouerai.

— Si tu réussis, tu seras comme une sœur pour moi.

— Je vais être jalouse, glisse Siloë.

La voix de Chell déchire l’ambiance tendue.

— Pouleeeeeettes !

Elle court dans notre direction, vêtue de la même robe sexy qu’hier, puis elle nous tape la bise. Siloë lui dit :

— Si Léna réussit, nous aurons une nouvelle sœur.

— Si elle réussit, souligne calmement Gaëlle. Bon courage Léna. En route !

Elle gagne son cortège et Siloë me dit :

— Elle doute. Elle flippe. On vole l’œuf de dragon, puis à la soirée en ton honneur, en remet ta robe de dentelle de Kitanesbourg. Comme ça, on leur montera que t’as autant de courage et trois fois plus de féminité.

Malika me fait signe que nous allons rater notre créneau. Je dis à Chell :

— Souhaite-nous bon courage, et à demain.

— Si tu réussis, Narguilé party !

— Si je réussis, concédé-je.

J’enfourche Anaëlle, Sigurd crie l’ordre de se mettre en route, et nous suivons la cohorte de Gaëlle en direction du portail.

Un peu plus de trois heures plus tard, nous parvenons sur les routes étroites entre les champs verdoyants et les murets de pierres grises du Duché Fort-Littoral. Plus précisément, nous sommes dans le comté des Dentelles-de-Roche. Ce nom lui aurait été donné par la côte de falaises dentelées qui s’avancent dans la mer.

Le château blanc et gris, un peu plus âgés que ceux que j’ai pu visiter est bâti à deux cent mètre d’un à-pic. L’air est frais, emporté par un vent marin pas désagréable. Il se faufile amical dans nos cheveux et apaise nos visages.

Les maisons du faubourg sont principalement de bois et de chaumes. Des boucliers colorés sont accrochés aux piliers et semblent tous avoir vécu une bataille. Chaque lieu raconte une histoire. Les gens sont vêtus d’épaisses fourrures et ont pour beaucoup le visage buriné par la mer. Notre horde a le droit à des regards aimables de respect. Je me demande si Pauline, Chell ou Kalia ont eu le droit aux mêmes égards.

Nous parvenons au château dont les herses sont toutes levées depuis des années, à en juger les lichens. Les familles nous attendent dans la cour. Les comtes portent tous une épée à la ceinture. Les comtesses ont de longues robes colorées et une dague. Le duc s’avance en premier, reconnaissable par son large collier d’or et sa barbe châtain très fournie. Il s’exclame avec une voix de Père Noël :

— Dame Hamestia ! Quel plaisir de vous rencontrer en personne !

— Moi de même, Duc. Depuis que je connais Gaëlle, j’ai hâte de rencontrer le peuple qui l’a élue et qui sait apprécier le courage d’une femme, en sus de sa beauté.

— Pied à terre ! hurle Sigurd.

Nous nous glissons tous au sol et je désigne Siloë.

— Je vous présente ma sœur, Siloë.

— J’ignore de quel pays vous venez, mais vos cheveux à toutes deux ont des couleurs captivantes. Et je vois que vos courtisanes également portent l’armure.

— Oui. Des petites guerrières en herbes. Si jamais j’échoue, elles grandiront au moins en ayant un esprit combattif, cela leur servira toujours.

— Si elles suivent vos traces, cela ne fait aucun doute. Que d’éloges, les bardes font de vous !

— J’ai demandé à Gaëlle si elle souhait vous transmettre un message. Elle a dit qu’il ne fallait vous fier qu’à ce que vous voyez de vos propres yeux.

— Une petite taquinerie entre les deux plus grandes rivales.

— C’est possible, mais ça m’a beaucoup affectée. Du coup, après déjeuner, j’aimerais essayer une épreuve guerrière de votre Duché.

— Vous savez, en cette saison, nous n’avons guère beaucoup d’épreuves pour quelqu’un de votre rang. — Ma conseillère s’avance. — Ah ! Malika ! Vous aussi, vous êtes une cavalière dont la renommée est parvenue jusqu’ici. Nous espérions que ce soit vous où Léna l’élue. Les gens de Cœur-Empire ne nous ont pas déçus, ils ont voté pour des femmes de valeur. Des guerrières !

— Merci. Léna fait une guerrière plus redoutable que moi. Pour ma part, je pense qu’il n’y a rien à redire sur la dépouille du dragon empaillé à Ig-le-Grand. Quant à la tête du mage Njall, je l’ai vu de mes propres yeux. — Les comtes et comtesse hochent véhément du menton. — Toutefois, comme ma maîtresse tient à faire ses preuves, j’ai choisi pour elle celle de l’œuf de dragon.

Les gens se figent, tandis que je retiens qu’elle m’a cité comme étant sa maîtresse. Le duc balbutie :

— C’est… Inattendu.

— Nous ne connaissons pas bien cette épreuve, ment Malika. Mais Dame Hamestia sait nager et n’a point peur d’un dragon, même si souvent, les dragons des mers sont bien plus gros que celui qu’elle a déjà affronté.

— Je vous déconseille de vous lancer dans cette quête. Si vous en revenez blessée, cela risque de vous nuir pour l’élection.

J’ai envie de me servir de ses mots pour annuler. D’un autre côté, sont en jeu : ma fierté, ma réputation, et l’écrasement de Gaëlle Chaudes-Ecumes. Rien que son nom à consonnance érotique me sort par les narines. Je m’entends répondre :

— Vous m’offensez, duc.

— Bien, soit. Je vais annoncer la nouvelle. Le temps de vous préparer. Peut-être voulez-vous manger un peu, sans trop vous alourdir le ventre.

— Je veux bien. Manger un peu de viande blanche, prendre le temps de digérer. D’ici trois ou quatre heures je serai prête.

— Parfait. Je vais récupérer un couteau à dragon.

— Que faut-il pour l’épreuve ? J’ai lu un pagne, indique Malika. Le tailleur nous en a fait un. Peut-elle également avoir un cache-poitrine.

— Certes. Le pagne traditionnel est employé par les hommes, mais elle n’est qu’une partie de notre folklore. Gaëlle Chaudes-Ecumes portait une capeline de fourrure. Pour être à armes égales par rapport à ses prédécesseurs, notre loi dit que le guerrier doit être pieds et mains nues, sans aucune arme autre que le couteau à dragon, ni protection. Une robe légère peut convenir.

— Puis-je me retirer pour méditer ? questionné-je.

— Certes ! Qu’on conduise Dame Hamestia à ses appartements. Et qu’on lui prépare un festin de volaille !

Mais qu’est-ce que je fous là ?

Enfermée avec Siloë et mes courtisanes, je n’ai en réalité rien mangé. Je commence à soupçonner Gaëlle d’avoir caché des choses dans sa capeline de fourrure.

J’ai gardé mon string pour que le côté de mes fesses soient visibles de chaque côté du pagne étroit. Mon emblème a été brodé de chaque côté et un simple bandeau de tissu m’étreint la poitrine, ne me permettant pas de cacher un seul accessoire. L’estafilade verticale laissée par le mage noir est encore très marquée sur mon ventre. Punaise ! Ça change du blouson de moto, du casque et de l’extincteur. Faut-il que je sois complètement tarée ? Après avoir coincé les lunettes dans mon string, je questionne :

— Ça se voit ?

— Marche, propose Siloë.

Le pagne flotte à mes pas, les lunettes me gênent, mais Siloë conclut :

— Ça ne se voit pas.

Malika frappe à la porte.

— Entre ! lance Siloë.

— Les montures sont prêtes, et tout le duché est à la falaise.

Malika me mate avec émerveillement. Je ne lui dirai pas que j’ai des lunettes, je veux maximiser son admiration pour moi. Je plante mes yeux droits dans ceux de Siloë et lui questionne :

— Redis-moi pourquoi je fais ça ?

— Pour savourer les coups de bite d’un Empereur.

— Résumé comme ça, ça ne fait pas très conte de fée.

— N’empêche, qu’il a intérêt à savoir s’y prendre, ton Roméo. Parce que si c’est pour finir avec des baises platoniques.

— Je l’ai vu à l’œuvre. Pour ça je lui fais confiance.

Malika baisse le regard. J’inspire un grand coup, puis passe devant elle. Je n’affiche aucune émotion, les épaules droites, les cheveux bien peignés derrière. Pourtant, qu’est-ce que je flippe ! Ça va bientôt faire ving-quatre heures que je n’ai rien mangé. Mon ventre se creuse, mon cœur me fait mal. Mais il est trop tard pour faire demi-tour.

Le duc des Dentelles-de-Roche, Sigurd, Jeannine, Magdeleine, mes soldates et soldats… tous leurs regards sont posés sur moi. Une des femmes de ma garde rapprochée s’agenouille et tous l’imitent d’un seul geste.

— Ola ! Je n’ai pas encore réussi ! ris-je pour masquer mon malaise.

— Nous saluons votre courage. Peu d’entre-nous oserait.

La gorge nouée, je préfère ne rien ajouter au risque de me trahir. Je passe devant elle et l’entends chuchoter à sa collègue :

— Elle a des fesses parfaites !

Un homme approuve d’un éclaircissement de gorge. Le compliment glisse sur moi tant je suis stressée. Je monte sur Anaëlle en décalant les lunettes discrètement, puis nous nous mettons en route.

La falaise de l’épreuve est à un peu moins d’une heure. Le vent qui m’apparaissait accueillant tout à l’heure, est maintenant glaçant. Ma peau est grêlée de froid et mes muscles tremblent malgré eux.

La foule est nombreuse… très nombreuse. Elle forme des haies épaisses de part et d’autres de la route tout en scandant mon prénom. Ça n’a rien d’ennivrant, aujourd’hui. Lorsque nous arrivons au bout de la falaise, je mets pieds à terre en restant tournée face à la mer pour masquer les lunettes que je replace entre mes cuisses. Le duc s’avance jusqu’à moi.

— Sachez que l’échec ne vous desservira pas. Le simple courage de tenter le vol de l’œuf mérite le plus grand respect. — Il hausse le ton pour être entendu de tous. — Léna Hamestia ! Je vous remets à présent le couteau à dragons ! Léna ! Voilà l’antre bien connue de Dame Dragon ! Vous trouverez sa progéniture dans sa grotte sous-marine !

La vache ! Elle est loin !

Mes mains tremblantes saisissent le long tanto. Je jette un œil à Siloë dont les doigts me répondent par un salut peu rassuré. L’importance que les gens donnent à cet évènement traduit toute sa difficulté. J’avance les orteils sur la roche acérée et désagréable. Puis, une fois au bord du vide, je me tétanise. La mer se brise sur la falaise, à vingt mètres sous mes pieds. Le plus haut plongeoir que j’ai tenté dans ma vie mesurait sept mètres… peut-être cinq. Même au cours de mes vacances de canyoning avec Siloë et mes parents, je n’ai eu pareille hauteur à défier. Le vent puissant ne fait qu’accentuer le vertige. Le duc ajoute :

— Visez bien entre les deux rochers. C’est là où vous aurez de la profondeur.

Putain, connard ! Pourquoi t’en rajoute une couche ? ! Non allez ! C’est un bon conseil ! Inspiration, expiration, inspiration… Il faut que je compte. Allez, ça ne peut être pire qu’affronter un mage noir ? Jusqu’ici, j’ai toujours eu de la chance, que de la chance. Le dragon d’Ig-le-Grand ne connaissait pas les exctincteurs, et le mage noir ingorait que Chell m’avait filé une dragée. Là, je ne me suis pas préparée. À part pour trouver l’œuf, mes lunettes ne me serviront pas, surtout si maman dragon revient. Personne ne parle, ils attendent tous. Il faut sauter avant qu’ils ne me parlent, sinon c’est mort. Il faut que je compte. À trois je saute. Mais réellement ! Ce n’est pas compter pour le plaisir. À trois je saute. Mes jambes tremblent de froid et son lourdes comme deux tours de châteaux. Il faut que je crie ! Un ! Deux ! Trois !

— Banzaaaaaaaaaï !

Le vide m’aspire à toute vitesse, mon cœur remonte dans ma poitrine. Mes pieds fendent l’écume et la surface frappe ma poitrine avec violence. Je m’enfonce dans l’océan glacé, les seins brûlant de douleur. Mes orteils touchent la roche et poussent aussitôt. Je remonte à la surface, inspire un grand coup ! Putain sa mère ! Ma main dégage mes cheveux de mes yeux brûlés par le sel. Mon bandeau de poitrine s’éloigne avec le courant. Je m’accroche à un rocher balayé par les vaguelettes pour poser le couteau et reprendre mon souffle. Je jette un œil aux silhouettes loin de moi. Discrètement, mes doigts blancs de froid récupèrent mes lunettes, les coiffent, saisissent le couteau, puis je plonge en direction de la grotte.

L’eau est très froide, alors ce n’est pas le moment de traîner. Plus vite ça sera fini, plus vite je serais au chaud. Soit dans la gueule d’un dragon, soit dans un lit douillet.

Le courant veut me ramener vers les rochers, et je n’ai pas le droit de m’arrêter de nager. Progressivement, essouflée, je m’éloigne de la falaise pour me retouver au milieu de l’eau. La houle est telle qu’elle me masque de temps à autre l’ilôt rocheux du dragon. Je fonce vers la mort avec l’impression d’être en voiture et de rouler à contre-sens en tout état de conscience.

Il me faut bien vingt minutes, si ce n’est plus, pour remonter au rocher long d’une centaine de mètre. Je suis essouflée. Le couteau paraît peser une tonne et mes muscles sont douloureux lorsque je m’agrippe au rocher. Je n’ai plus froid, et le caillou paraît brûlant, alors je m’allonge face contre lui. Putain, je suis épuisée !

Je ne me tourne pas vers la falaise, pour ne pas qu’on devine mes lunettes, mais après cinq minutes de pause, dos aux badauds, je lève le bras. Le vent n’est pas dans le bon sens, alors j’imagine la clameur que je n’entends pas pour me donner du courage. Je me baigne à nouveau puis m’immerge à la recherche de l’entrée. Le froid me ceint le front comme un étau, et le soleil illumine les abords du rocher. C’est assez facile de réperer l’entrée de l’antre. Je prends une inspiration puis m’y glisse en battant des jambes.

L’intérieur est sombre et mes yeux n’y discernent rien, jusqu’à la sortie du tunnel. Un rai passe par une faille de la roche et indique la surface de l’eau. J’inspire un grand coup. Il ne faut pas tarder. J’ai mis du temps à nager, je ne voudrais pas tomber sur maman dragon. Si j’étais un reptile ? Où est-ce que je cacherai mes œufs ? Au plus profond, c’est certain.

Pieds et mains sur la roche anguleuse, je m’aventure dans le dédal chaotique de la caverne. Je n’ose pas parler, à peine respirer. Je trébuche à chaque pas, jusqu’à parvenir au fond de la caverne. Un puits qui s’enfonce dans l’eau, m’invite à l’exporer, la tête la première. La pression m’écrase les tympans. Mes doigts tâtonnent et trouvent l’œuf tant convoité. Je le remonte aussitôt, puis le garde contre-moi, du même bras qui tient le couteau. Ils auraient pu me donner une ceinture avec un fourreau, ça serait plus pratique.

Pressée, je me tords les chevilles à chaque pas, jusqu’à rejoindre l’entrée du nid. Puis plonge, tout en maintenant mon trophée.

La lumière du jour me guide et je remonte à la surface. Il n’y a plus qu’à me laisser entraîner par le courant vers la côte. J’ai déjà repéré la partie la moins escarpée. Les silhouettes sur la falaise sont nombreuses à m’observer. Je me hisse sur un rocher noyé puis émerge les hanches en brandissant l’œuf. À nouveau, je suis obligée d’imaginer les clâmeurs.

Soudain, un cri de dragon déchire la brise. Je me retourne brutalement, entraperçois les écailles bleues, une seconde avant que la longue silhouette ne plonge. J’essaie de monter rapidement sur le rocher. Mon pied glisse. Je tombe dans l’eau à l’instant où le monstre surgit pour me happer. Il me loupe d’une seconde. Mon dos heurte le rocher immergé, et j’aggripe le corps d’animal qui me retombe dessus. Il s’agite en m’éloignant du rocher comme de mon trophée. Hors de question que je lâche. Je reste hors de portée de ses serres tant que je suis ici. Ses écailles me griffent le ventre, et ses muscles donnent des à-coups de plus en plus brutaux. Mes lunettes sont arrachées, ma poitrine éraflée. Nous réémergeons et il déploie ses ailes pour s’envoler face à la falaise, sous les yeux ébaubis de mes spectateurs. Leur présence m’enhardi. Je profite que son corps soit plus stable pour planter le couteau dans son ventre. Il hurle en passant sur le dos et se laisse tomber. Le choc avec l’eau est si violent que mes bras cèdent. Estomaquée, je peine à trouver ma respiration.

Il s’éloigne de quelques mètres, puis revient à la charge. Je m’abrite derrière un piton. Son long cou le contourne, alors je me jette dans la direction opposée, empoigne le couteau encore planté pour me ramener à lui. Il vire brutalement, mes doigts laissnet échappeer le manche, et mes bras se resserent autour du corps écailleux. Il s’envole à nouveau et je profite qu’il n’ondule pas pour saisir le couteau et l’arracher de la plaie. Son cri déchire l’air. Alors que nous passons au-dessus des têtes des badauds, je resserre mes cuisses autour du corps. Ses écailles me labourent les muscles, mais je n’ai aucune douleur à cet instant, uniquement la peur. Je me redresse sur son flanc et, les cuisses bandées, le couteau tenu à deux mains je le plante entre ses côtes ! La lame peine à entrer. Alors je recommence ! Encore ! Puis encore ! Il plonge la tête la première vers l’eau. Cette fois-ci, je ne le lâche pas. Mes jambes tiennent bon. Le monstre me traîne dans l’eau. Je saisis le muscle de son aile, puis retire l’arme pour l’enfoncer dans la partie tendre de l’articulation.

Le sang se répand dans l’eau et la femelle dragon ondule en direction de sa cachette. Elle est faible. Je me rassois aisément sur son dos, telle une amazone sur son destrier, puis je la saigne sous son autre aile.

Elle s’échoue près du rocher. Son souffle l’abandonne, plus saccadé, plus profond. L’écume autour de nous est rouge de nos sangs. Ereintée, je me laisse tomber puis m’enfonce sous l’eau pour récupérer l’œuf. La plainte de la femelle mourante me glace les oreilles pendant que le courant me porte sans effort vers la falaise. L’énergie commence à abandonner mes muscles. Je parviens sur les galets, puis arpente la face de roche et de terre la moins ardue.

L’œuf est calé de manière précaire dans la ceinture du pagne. Le vent attise les plaies sur mes cuisses et sur mon ventre. Un voile blanc trouble ma vue et mon cœur tangue. Il ne faut pas que je tombe ! Pas ici ! Mes doigts meurtris se plantent dans la terre, broient les rochers douloureux. Mes bras tremblent sous l’effort. Lorsque je parviens en haut, les mains brunes de terre, et les pieds meurtris, je suis accueillie par des ovations. Oubliant que je suis seins nus, je plante le couteau dans l’herbe puis je brandis l’œuf en hurlant de tous mes poumons. Siloë se précipite vers moi et m’étreint !

— C’était épique !

Les nobles de Fort-Littoral s’avancent, puis s’inclinent. Je remets l’œuf entre les mains du duc qui détourne les yeux avec difficulté de mes seins. Sigurd a décroché une peau de bête de son véloce et vient la poser sur mes épaules pour former une cape.

— Tu serais digne de diriger les guerriers de tous les villages des Montagnes. Tu seras digne de diriger les armées de l’Empereur à ses côtés.

— Si on y allait suggéré-je.

Je suis sur le point de m’évanouir. Jeannine m’amène Anaëlle. Je monte en selle, pressée de rentrer avant que mes plaies ne me fassent mal.

Lorsque nous rentrons au château, mon sang colle au cuir de la selle. Mes courtisanes m’accompagnent à mes quartiers.

— Il faut vous enlever le sel et nettoyer vos plaies, indique Fantou.

Je défais le pagne, puis me glisse dans l’eau tiède d’un bain. Zélia et Chihiro decendent le braséro dans l’eau. Avec un miroir, Fantou me fait constater les zébrures sur mon visage.

— Pas très sexy, pour une impératrice.

— Ce ne sont que des griffures, indique Adelheid. Ça aura disparu en moins de dix jours.

— Oui, mais, ce n’est pas très sexy, répète Fantou.

— Mais c’était trop bien de vous voir dans les airs, tuer le dragon, sans même une armure ! Les gens vous ont décrit comme une déesse de la guerre. Même papa est subjugué. Il dit qu’il ne pouvait rêver voir pareille scène de ses propres yeux.

Marianne verse de l’eau sur ma tête.

— Vous sentez la mer. Puis-je mettre du savon sans que cela vous heurte ?

— Oui. Il faut que je sois belle… comme à Kitanesbourg.

— Je vais chercher de l’onguent, indique Adelheid.

Une heure après, affamée, j’ai revêtu la robe en dentelles pas très chaude qui m’a fait élire. Le ventre nu ne cache pas les plaies et je prends garde à ce que mes cuisses ne se frottent pas lorsque je marche. Les cheveux attachés, je parviens à la salle de réception. Un ban d’applaudissements m’accueille. Le duc tombe complètement sous mon charme. Les yeux humides, il balbutie :

— Je… Je rejoins le chef de votre garde qui vous a comparé à une déesse de la guerre. Et à cet instant, vous vous présentez à nous en déesse de la beauté.

Il rougit, essuie ses yeux émus, et moi, je souris car je sais qu’avec mon rodéo sur dragon, j’ai écrasé la réputation de guerrière de Gaëlle. Maintenant, avec ma tenue, je piétine ses charmes. Une comtesse s’approche et me dit :

— Votre légende de pourfendeuse de dragons n’est pas un mythe.

— Oui, il faura le dire à Gaëlle, glisse Siloë. Je suis très fière de ma sœur.

— Vous le pouvez, Damoiselle Hamestia. Votre sœur fera une grande impératrice.

Si dans leur tête, je suis déjà une impératrice, c’est gagné. Je lutte contre la fatigue toute la soirée, l’alcool m’ennivre plus vite que la nourriture ne me cale. Je vais de noble en noble, récupère leurs impressions. Un seul ose confier que cette vision éphémère qu’il a eue de moi, seins nus, trucidant le dragon en plein vol, alimentera ses fantasmes jusqu’à sa mort. Je prends la remarque avec humour, mais me doute bien qu’il n’est pas le seul. On met souvent dans la balance ma beauté féminine frêle et ma hardiesse guerrière. Ce soir, je suis la plus belle aux yeux de tous, j’incarne la sensualité et le courage. On me donne toutes les qualités, on ne m’imagine aucun défaut.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire petitglouton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0