You can leave your hat on
de Amir Acazar
— Tiens regarde un peu ça mon pote !
Noé avait décidé de faire son imbécile jusqu’au bout. Ça lui suffisait pas de se retrouver complètement ivre le soir de sa soirée d’anniversaire ! Mais c’était dans son tempérament : l’outrance, la provoc, repousser les limites, toujours plus loin.
Il était quoi ? Trois heures du mat ? J’avais expulsé sans ménagement les derniers tape-l’incruste et débranché la chaîne. Le rap expérimental de Noé, poussé à fond dans les enceintes prêtes à exploser, m’avait retourné la tête toute la soirée. Demain, c’est sûr, il y aurait des regards noirs, ceux des voisins du dessus, du dessous et d’à côté. Et même des voisins de l’autre côté de la rue. Personne n’oserait venir frapper pour lui dire sa façon de penser. On craignait Noé. On se méfiait de ses réactions. Pas à cause de sa force physique, ça risquait pas !, mais parce que c’était une teigne, Noé. Le dernier qui s’était risqué à suggérer que, peut-être, éventuellement, baisser le son d’un chouia aurait été sympa, ce dernier-là s’était retrouvé avec sa porte taguée d’une flopée de GROS PD, de CREVURE, SALOPARD et autres amabilités en majuscules et rose fluo. Du Noé tout craché.
— Regarde-moi, putain ! Sans les mains, mec ! Tu y arrives, toi, sans les mains ?
Noé avait grimpé sur la chaise en plastique du balcon et se tenait debout, face à la rue, le buste en avant et le jean sur les baskets. Avec ses jambes fléchies, légèrement écartées, et ses bras à l’horizontale, pour prouver que c’était sans les mains, on aurait dit un Christ en croix sans la croix. Le temps que je réalise, il était trop tard. Un jet d’urine franchit le garde-corps pour aller s’écraser sur le trottoir, deux étages plus bas.
Sur le trottoir ?
Il y eut des cris indignés. Noé sauta de la chaise, se prit les pieds dans son jean et s’étala comme une merde. Du bon côté du parapet, heureusement. Des vociférations répondirent à ses ricanements. « Allez vous faire foutre ! » hurla Noé en balançant une bouteille qui se trouvait sous sa main. Puis une deuxième, une troisième. Les insultes décrurent.
L’appart était plongé dans la semi-pénombre. Le lampadaire de la rue jetait des ombres blafardes sur le capharnaüm de la soirée. Quel chantier ! Traînant pantalon et slip, un mégot infâme coincé entre les lèvres, la silhouette hilare de Noé franchit la baie vitrée. Sa démarche était incertaine, sa voix légèrement éraillée. C’était sa voix des soirs de cuite, après avoir trop fumé, trop gueulé et trop bu surtout. Ce genre de soirée revenait de plus en plus fréquemment. Trop. Noé virait alcoolique, baisait avec n’importe qui, se chopait des saletés.
— T’es vraiment crade, dis-je. Pisser sur les gens ! Ça t’avance à quoi ces conneries ? T’as envie de te faire virer de ton immeuble ou quoi ?
— J’m'en bas les couilles de l’immeuble. Oh ! Putain, je me suis pissé dessus ! Tu le crois ça ?
J’ai entrepris de ramasser les cendriers et rassembler les bouteilles vides au pied du bar. Je ne pouvais pas partir en lui laissant un tel champ de bataille. Oui, je sais : trop bon, top con.
— Eh ! Paul ! Paulo !
L’imbécile avait rebranché la sono et poussé à fond. Les premières notes de Joe Cocker s’engrenèrent, emplissant l’appart, se déversant en cascade dans la rue, coulant jusqu’au carrefour du quartier Malbeck. Un slow : You can leave your hat on. Debout sur la table basse, Noé envoya promener gobelets en plastique et restes de petits fours, et commença à se déhancher en faisant tournoyer son jean. Vlan, le jean termina sa course dans le lampadaire halogène qui s’écroula sur une chaise de bar qui bascula sur la télé qui se mit en route. Je poursuivis mon rangement comme si de rien n’était. Après tout, ça me concernait plus.
— Regarde mec ! J’te fais un strip-tease !
Noé faisait tourner son slip au-dessus de sa tête. Ses épaules restaient immobiles, mais son bassin décrivait des cercles qui se voulaient lascifs mais que l’abus d’alcool rendait grotesques. Sa main remonta le long de sa cuisse jusqu’à son sexe.
— Tu fais chier, Noé. C’est pas le moment ! Viens plutôt m’aider à ranger.
J’avais déjà vu Noé à poil. Lors des soirées de beuverie, son côté exhib resurgissait. Mais ce soir-là, je n’avais pas le cœur à rigoler à ses conneries. J’étais crevé, j’avais envie de rentrer et de me pieuter.
Un saladier entier de chips avait été renversé entre les fauteuils. Un de ses copains traîne-savate improbable avait marché dedans. Et merde ! Traînant mon sac poubelle, j’ai ramassé le plus gros. Tant pis pour les miettes. De toute façon, cet appart refait à neuf était devenue une vraie poubelle. Impossible d’y amener quelqu’un sans chier la honte. Noé était célib et le resterait pour longtemps.
En me redressant, j’ai reçu un objet volant non identifié en pleine poire. Cinq secondes pour réaliser que c’était un sous-vêtement aux traces douteuses, encore tiède de la transpiration du rap-dance. Je l’ai rejeté avec dégoût. Noé me regardait, la main sur la bouche, hésitant entre surprise et consternation. Finalement, devant mon air outré, c’est l’hilarité qui l’a emporté.
— Pardon. J’te jure que j’ai pas visé, mec. C’est parti au hasard. T’étais dans la trajectoire.
C’était trop. Le sac poubelle est allé s’écraser contre le bar :
— C’est ça, prends-moi pour un con. J’en ai marre, je me tire. Démerde-toi.
— Eh mec, cool ! Prends-le pas mal !
Son sourire s’était envolé. J’ai attrapé mon blouson. Y a des personnes qui ont l’alcool gai, d’autres qui l’ont méchant. Noé, c’est l’alcool triste. C’est comme ça et c’est pareil à chaque fois : après avoir bien rigolé, ça part en vrille et ça se termine en sortie de route dans les champs de patates. Parfois, ça va même jusqu’à la chiallade.
— Eh mec, tu vas pas te barrer comme ça ? On est potes non ?
— Ouais, mais ce soir, je peux plus.
— Tu sais que ce soir ça fait six ans qu’on se connaît ?
— Et alors ? Allez, désape-toi, va te coucher.
— J’peux pas. J’ai trop bu.
J’ai vérifié que mes papiers et mes clés de bagnole étaient toujours dans la poche de mon blouson parce qu’il fallait s’attendre à tout avec les espèces de clampins improbables qui s’étaient radinés complètement pétés aux alentours de minuit. En apercevant ma tête dans le miroir de l’entrée, j’ai hésité. J’avais dépassé la dose limite. Noé a fait barrage devant la porte :
— Écoute, Paul… Mon Paulo, mon frérot… Tu sais que j’t’aime ? Faudra qu’on baise un jour tous les deux.
Un borborygme à faire déclencher une alarme anti-intrusion à l’étage au-dessus ponctua sa déclaration. Ricard contre mousseux, vin rouge contre bière, ça devait se révolter furieusement dans son bide. Il valait mieux que je me barre vite, quitte à dormir dans ma caisse. Je voulais pas finir la nuit en lui courant derrière, une serviette à la main, pour éponger ses dégueulis.
— Pourquoi tu rigoles ? Parce que je dis une évidence ? Six ans mon Paulo, ça se fête. J’veux qu’tu m’prennes le cul. J’te suce la queue en échange.
— Allez, dégage, Noé. T’es pas drôle quand t’as bu.
J’ai levé la main. Après un instant d’hésitation, Noé a tapé dedans. On a ckecké comme les rappeurs de Gang-Style-Block, notre signe de reconnaissance préféré. Même à quatre grammes, Noé le connaissait par cœur.
— C’est toi qui es pas drôle, Paulo. T’es trop con des fois.
La porte s’est refermée. Je me suis retrouvé sur le palier désert. Le signal du bouton d’ascenseur s’est allumé. Quelqu’un montait. J’ai attendu, par curiosité. La cabine s’est immobilisée et les portes se sont ouvertes sur deux types. Pas vraiment balaises, mais avec des sales tronches de mecs qui sont pas venus perdre leur temps. Blousons de cuir, holster. Des flics ! Appelés par les voisins, sans doute, suite au bordel qu’on avait fait. J’ai remis discrètement les clés de ma Golf dans ma poche. Les types se sont approchés. L’un d’eux m’a agité une carte bleu-blanc-rouge sous le nez.
— C’est bien ici qu’habite…
Il a jeté un coup d’œil sur son calepin.
— …Mademoiselle Noémie Lavergne ?
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