Portrait

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Il est à peine 8h et déjà les wagons sont chargés de ces corps sans âme anesthésiés par la fatigue. L’absurdité de la répétition de trajets dépassant pour beaucoup la révolution de la grande aiguille du cadran n’est pas étrangère à leur aboulie.

Il ne fait pas exception à la règle. Près d’une heure le sépare de son lieu d’étude. Près d’une heure de train, de métro et de marche. Près d’une heure pour s’interroger encore sur le sens de ces trajets. Une heure chargée de regrets. Une heure d’angoisses. Une heure gâchée. Perdue. À jamais.

Il songe à l’immobilité du mouvement. Le siège sur lequel il est assis, le monde autour de lui, les bruits, les odeurs. Un petit monde dans le monde. Un monde de métal lancé sur les rails du temps. Un monde dont la fin est connue, prévue, annoncée. Le train aura deux minutes de retard à son arrivée en gare. Puis chaque vie qui s’y trouvait prendra un nouveau chemin, sans même songer avoir un temps appartenu à l’ensemble dont elles faisaient pleinement partie.

Il les envie. Il les jalouse. Il n’a de direction que celle de la machine qui le conduit en gare. Pour le reste, tout n’est qu’absurdité.

Les études ne sont pas pour lui. Sa vie n’est pas la sienne. Sa présence sur Terre n’est pas de son fait. On a placé en lui des attentes, l’espoir d’une existence réussie, conforme à la représentation habituelle de ce que signifie « réussir sa vie ». Et le fardeau semble chaque jour plus lourd à porter.

L’a-t-on dépouillé de ses propres attentes ? Non. Il a fait le choix de répondre aux injonctions tacites par facilité, pour s’accrocher malgré tout à une humanité dont il ne souhaite pas être séparé. Pas encore.

Et tandis qu’il se perd dans ses réflexions quotidiennes, tandis qu’il constate avec agacement qu’il ne trouve ses écouteurs nulle part dans son sac, tandis qu’il se congratule d’avoir tout de même pensé à prendre un livre avec lui, quelque chose attire son attention.

Elle est brune, vêtue de blanc, les yeux d’un bleu qui semble presque gris, son teint hâlé sublimé tout comme son regard par le soleil rasant venu traverser les fenêtres du wagon. Il ne l’observe déjà plus. Son attention est retenue par autre chose. Elle tient dans ses mains le même roman que celui qu’il vient de saisir. L’édition seule diffère, et avec elle la couverture du livre.

Ses sens s’éveillent encore davantage lorsqu’il entend émaner de ses écouteurs une musique inhabituelle pour le commun. Une musique qu’il affectionne. Une musique qu’il s’imaginait naïvement être seul à écouter.

Son cœur frappe, une fois, puis deux, puis trois. Avec une intensité toujours croissante. Il semble l’exhorter à agir, à esquisser ne serait ce qu’un geste dans sa direction, lui faire un instant lever les yeux et réaliser l’amusante coïncidence qui les a conduits à quelques centimètres l’un de l’autre. Le destin ? Assurément.

C’est là une de ses contradictions. Il ne croit pas au sens de l’existence, pourtant le moindre signe comme aujourd’hui peut envoyer valser toute certitude en un instant. Peut être sont-ce là les deux faces d’une même pièce, l’équilibre nécessaire au maintien de sa sanité ?

Il la regarde mais il demeure figé. Il sent déjà poindre les regrets de ne pas l’avoir soustraite un temps à sa lecture. Il sent arriver les cents films sur leur rencontre, une vie fantasmée en quelques instants, jamais vécue.

Son cœur gonfle à mesure que la fin inéluctable approche. Elle ne lève les yeux que pour regarder au dehors. Lui continue de la voir. Il la voit déjà comme un être de passage, qui aura laissé en lui une marque indélébile sans même s’en apercevoir. La mélancolie est déjà présente. Il sait qu’il ne fera rien. Il en est incapable. Il sait qu’il la laissera partir. Il sait qu’il la cherchera mille fois dans chaque femme qu’il rencontrera, dans chaque démarche, dans chaque geste semblable à ceux qu’elle lui aura permis d’observer. Il sait que chaque mot de son roman résonnera différemment désormais, que chaque trajet de train sera chargé d’une nouvelle lumière.

L’odeur de la perte. Le parfum de l’espoir. Elle se lève. Elle part.

De son cœur coulent des larmes de sang, laissant entendre en lui l’écho de leur fracas contre le carrelage froid de son vide intérieur.

Il cherche à s’y réfugier. Il souhaiterait pouvoir fermer la porte, se noyer totalement dans sa propre tristesse. Il y reste un temps. Le liquide est monté jusqu’à sa taille. Il n’ira pas plus haut il le sait.

Dans une petite salle adjacente, une photo termine d’être développée. Un cadre est déjà prêt à l’accueillir. Tout comme les murs de la pièce.

C’est son portrait. Un portrait flou qu’il est seul à pouvoir contempler, à pouvoir comprendre. Il en ressent l’intensité plus que quiconque.

Il l’accroche au mur. L’observe encore un temps.

Il vient d’arriver chez lui. Elle aura été l’unique sujet de sa journée.

Il n’a pas faim. Il n’a aucune envie. Le jour n’est pas encore couché que déjà il s’allonge. Des larmes coulent le long de ses joues.

Il sait ce qu’il a fait. Ce qu’il n’a pas osé faire. Il se jure qu’elle sera le dernier cadre sur son mur.

Il s’endort. Il n’a plus la force d’exister.

Demain peut être ?

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