4 - With Dad
La nuit tombe sur la maison. Il est pas loin de vingt et une heure, mon père rentre enfin du boulot. J'ai hésité toute la journée à lui envoyer un message pour lui raconté ce qui s'est passé. Et puis je me suis ravisé. Lui et moi, ça fait quelques années que nous ne partageons plus ce genre de détails. Quelques années que nous ne partageons plus rien, d'ailleurs. Est-ce ce qui arrive quand la distance nous sépare ?
Je sors de la chambre pour l'accueillir. Il a l'air exténué. Est-ce la lumière qui donne à son visage un teint si pâle ? Ses joues sont creusées de cernes noirs, et tout dans sa posture indique que la journée a été pénible, il ne vaut peut-être pas mieux que je l'embête avec mes problèmes.
- Tu as déjà mangé ? lancé-je dans l'espoir, peut-être, de le soulager.
- Pas encore. Je pensais ramener des pizzas mais un contretemps m'a retenu au dernier moment. Je suis désolé fiston. Je sais que tu dois avoir faim. J'ai de la viande dans le congél, et je dois bien avoir du maïs quelque part. Si tu patientes un peu, je te fais un chili. Tu aimes les épices ?
Je grimace à cette idée.
- Laisse tomber, papa. Va te reposer, je m'en charge.
Après un regard dans ma direction pour s'assurer que ça ne me dérange vraiment pas, il s'installe sur le canapé pendant que je prépare le repas. Il est plutôt silencieux. Il faut dire qu'il n'a jamais été un très bavard. Parfois, je me dis que le boulot c'est tout ce qui le tient en vie, et que je devrais lui en vouloir de ne pas être plus présent, de ne pas faire tous ces trucs de pères que font les pères des autres gamins, mais notre relation ne me permet même plus cet extra.
Dans un souci de lancer un semblant de conversation, j'essaie de m'intéresser à sa journée :
- Ca marche bien ta clinique ?
Il jette un oeil par dessus son épaule, surpris.
- Très bien, un peu trop même, si tu veux mon avis. Les fils Helger m'ont amené un chien en bien piteux état. Deux opérations succintes dans la matinée pour tenter de le maintenir en vie...
- Et il va s'en sortir ?
Sa voix se fait plus grave :
- Espérons déjà qu'il passe la nuit. Après, tout est possible... J'ai eu la visite des services de protection de la faune et de la flore, cet après-midi. Un chasseur a repéré un lynx, plus tôt dans la semaine, et on a peur qu'il serve de cible...
- Parce qu'il y a aussi des lynx dans le coin ? avancé-je, complètement blasé.
- Et tout un tas d'autres bestioles.
- Même des loups... ?
Il soupire à la mention de l'animal, comme s'il occupait une place importante dan ses préoccupations du moment.
- Il faut aller plus loin pour les loups, et heureusement. C'est déjà suffisamment compliqué avec un lynx sur les bras, alors un loup...
Alors un loup, quoi ? Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Que la situation est critique ? Qu'ils sont dangereux ? Que c'est pour ça que j'ai failli crever dans les bois, aujourd'hui ?
- Tu n'avais pas dit qu'il y avait un programme de préservation de l'espèce en ville ?
Faisant mine de ne pas avoir entendu, il élude ma question par une autre :
- Alors, comment s'est passée ta première journée à Westwood ? Est-ce que tu as eu le temps d'aller faire un tour ?
Super papa, j'ai failli me faire bouffer par une des foutues bestioles que tu protèges...
- Comme on peut s'y attendre quand on se retrouve dans un coin paumé au milieu de nulle part. Il n'y a pas grand-chose à faire...
- Tu n'es pas allé faire un tour au magasin d'art ?
- Non, je suis allé me balader...
- Ah ! Alors tu as dû tomber sur le domaine voisin, c'est chouette hein ?
Je fronce les sourcils. De quoi parle-t-il ?
Devant mon silence qui perdure, il se retourne en passant un bras par dessus le canapé.
- Tu sais, le domaine voisin. Il y a un manoire qui ressemble à un château si tu descends par le sentier à travers les bois. Un gigantesque domaine avec des pelouses. Le genre de lieu qu'on rêverait de visiter, sauf que c'est privé.
Je marque mon étonnement. Est-ce qu'on parle du même sentier ? Celui que j'ai parcouru le matin-même ?
- Les Rockfeller ont beaucoup oeuvré pour la ville, continue-t-il, notamment à la préservation du patrimoine. L'histoire révèle que les terres qui séparent nos deux domaines sont empruntes de magie. Néanmoins, ça fait bien longtemps que les habitants ont cessé de croire à ces vieilles légendes, mais j'ai pensé qu'elles pourraient être une source d'inspiration pour tes... croquis ?
Tu ne crois pas si bien dire... Et si je te disais que ta pseudo magie a bien failli me bouffer ce matin-même, tu lui trouverais probablement moins de vertues...
Je réfléchis tout de même à ce qu'il vient de dire. Je n'aime pas spécialement peindre la pierre ni la forêt. Les paysages ont une dimension intemporelle qui a tendance à me destabiliser. Mais de la magie ? Il est sérieux là ? J'ai bien envie de rire mais le souvenir du matin m'en empêche. Je commence à émettre de sérieux doutes au sujet de ce que j'ai vu, de ce que je crois avoir vécu. Est-ce que ce loup était bien réel ? Est-ce que je ne l'ai pas rêvé ? Après tout, il était vraiment grand... Est-ce qu'ils sont censés atteindre une telle taille ?
- Et... tu as déjà visité ce domaine ? le questionné-je, curieux.
Oui, parce que s'il doit y avoir une once de magie dans le coin, j'aime autant en avoir le coeur net.
- Les Rockfeller sont des amis. Plusieurs années de bon voisinnage et un service rendu un soir, à leur demande. J'ai dû mettre les pieds là-bas et je me souviens que l'intérieur était très bien entretenu. D'ailleurs, j'ai croisé deux de leurs fils cette fois-là, ils doivent avoir à peu près ton âge, l'un est un peu plus âgé, il me semble ; les Rockfeller ne sont présents que six mois dans l'années alors je ne les croise pas souvent. Mais je crois qu'ils m'ont envoyé une invitation juste avant que tu arrives. Un gala de charité, ou quelque chose dans le genre, il faudrait que je remette la main dessus. Leur famille possède de nombreuses terres et le père est avocat... Tu voudrais visiter ?
Annotations
Versions