5. Le complot

17 minutes de lecture

Albane

J’éteins mon réveil en bougonnant et m’étire sous les draps, recevant au passage un genre de geignement de Cravate. Cravate, ma compatriote de l’exil. Mon bébé chat, qui n’en est plus un, adorable et câlin, qui vient se lover contre mon flanc en ronronnant. Je caresse son pelage noir angora durant un moment, lui gratouillant le dessous de la tête où se trouve la seule tache blanche de sa fourrure soyeuse. Tâche qui lui vaut son nom, évidemment. Je profite de ce moment de tendresse bien agréable avant de me décider à me lever, sous peine de me rendormir.

Je passe par la cuisine, enclenche la machine à café et file rapidement sous la douche pour la phase une du réveil. La phase deux s’enclenche une fois que j’ai enfilé mon peignoir, avec le bruit du café que je verse dans ma grande tasse, celui du grille-pain qui saute, du couteau qui étale la confiture sur le pain grillé. Et les odeurs qui vont avec. Je m’installe à table et observe le carnet encore ouvert face à moi. J’ai plusieurs entretiens ce matin, mais j’attaque fort avec Monsieur Perret. Monsieur Perret… Est-ce utile de dire que l’appeler par son nom de famille me dérange ? Chacun des résidents que j’accompagne a accepté quasiment illico que je l’appelle par son prénom. Il faut dire que Nicolas m’a fait une fleur en ne me confiant quasiment que des femmes. Je n’ai aucune confiance dans les hommes, je n’y peux rien, je n’ai pas été à bonne école. Bref !

Je petit-déjeune en relisant mes notes au sujet du Papa Ours, qui va, à coup sûr, me causer des soucis. J’accompagne très peu d’hommes, le strict minimum pour que mes collègues ne posent pas de questions. Je ne comprends pas pourquoi Nicolas a voulu que je sois sa référente, honnêtement. Et, forcément, mon chef est en congé, je ne peux pas lui poser la question. J’appréhende l’entretien de ce matin. Papa Ours sera-t-il dans de bonnes dispositions ? Ou vais-je encore me retrouver face à une porte de prison ? Je l’ai peu vu depuis son arrivée, il passe beaucoup de temps dans son studio, avec les enfants, ou à l’extérieur. Je sais qu’il reporte sans aucun doute sur moi sa colère, je peux l’entendre, mais je n’ai, selon moi, rien fait qui puisse le braquer aussi facilement. Je l’ai observé, hier matin, papoter dans la cour pendant que je m’entretenais avec l’une des résidentes dans le bureau. Il était avec quelques femmes du bâtiment famille, avenant et souriant. Et moi, j’ai toujours le droit à une tronche de six pieds de long. C’est frustrant. Terriblement frustrant.

Je me secoue et file m’habiller pour ne pas arriver en retard au boulot. Un slim sombre, un pull cache-cœur gris, cela fera bien l’affaire étant donné le ciel maussade et la fraîcheur. Je repasse par la salle de bain, me brosse les dents et prends le temps de discipliner mes cheveux. Queue de cheval haute, petits cheveux rebelles plaqués à la laque, c’est nickel. Crème hydratante, trait d’eye-liner fin, une couche de rouge à lèvres nude, je suis parée de mon plus beau masque. Mais qu’est-ce que tu as fait de moi, Jonathan ? Où est passée la jeune femme folle et joviale que j’étais avant de te rencontrer ?

Je me morigène de repartir dans mes travers, sors de la salle de bain pour enfiler mes bottes et mon manteau. Cravate réclame son câlin du départ en se faufilant entre mes jambes et je prends le temps de la caresser avant d’attraper mon carnet, de le glisser dans mon sac à main et de partir.

Pas de vélo ce matin, je descends les escaliers rapidement et sors pour profiter de l’air pollué de la ville. Toujours mieux que ce que j’ai connu. Je marche une quinzaine de minutes jusqu’à gagner le CHRS, salue les résidents que je croise dans le hall et m’engouffre dans le bureau des éducateurs. Personne. J’ai quelques minutes d’avance, pour autant, je bosse avec Jordan et il est en retard deux fois sur trois. Je récupère les documents nécessaires pour mes rendez-vous, le trousseau de clés du bâtiment des familles et passe par le réfectoire pour me faire couler un café.

- Bonjour Albane.

- Bonjour Léopold. Comment allez-vous ?

- Je me porte comme un charme ! Et vous ?

- Ça va plutôt bien, merci. Où est votre femme ?

- Elle passe un temps fou à se préparer, pour changer, rit-il en sortant trois tasses du meuble au-dessus de la machine à café déjà à moitié vide.

- Que voulez-vous, il n’y a pas d’âge pour vouloir plaire à son époux, dis-je en lui souriant.

- Sans doute. Mais c’est au réveil que je la préfère, les yeux encore endormis et un sourire alangui, me répond-il en remplissant les tasses avant de m’en tendre une.

- Merci Léopold. Quel romantique vous faites ! Vous me feriez presque regretter mon célibat !

- Oh ma jolie, ça viendra pour vous aussi, n’en doutez pas !

Oui. Non. Sans façon. J’ai déjà donné. Je le salue chaleureusement et le remercie une nouvelle fois pour le café, avant de quitter le bâtiment et de traverser la rue pour aller retrouver Papa Ours. Je ne lui ferai pas le plaisir de se plaindre de mon retard, comptez sur moi.

Lorsque j’arrive dans le hall du bâtiment, j’entends rire à l’étage du dessus et reconnais les voix d’Irina et d’Asma. Elles s’entendent définitivement très bien, toutes les deux. J’aime tellement quand ce bâtiment vit, résonne sous les rires et les conversations de ses habitants. Je déverrouille la porte du bureau et me stoppe à l’entrée en entendant un rire masculin. Monsieur Bourru est, semble-t-il, avec elles. Bien, ça le décoincera sans doute. Pourquoi n’ai-je pas droit à son rire, moi aussi ? Question stupide Albane, je suis l’ennemie pour lui.

Je laisse la porte ouverte et me débarrasse de mon barda avant de m’installer au bureau et d’allumer l’ordinateur. Je ronchonne en voyant deux tasses vides laissées ici par les collègues. Je déteste ça, vraiment. Je trouve cela tellement irrespectueux pour le ou la collègue qui passe après, c’est fou. Voilà qui ne m’aide pas à appréhender avec optimisme le rendez-vous qui m’attend.

Un soupir m’échappe en entendant des pas dans l’escalier. Non, je n’appréhende pas cet entretien. Tout va bien se passer. J’en suis certaine. Est-ce que je me lève et vais à sa rencontre ? Est-ce que je reste assise ici et la joue hyper professionnelle ? Bon sang, je crois ne jamais m’être posé autant de questions avant le début d’un entretien. Ce type me rend chèvre et je ne bosse avec lui que depuis quelques jours.

J’en suis là dans mes questionnements lorsque deux coups sont frappés sur la vitre de la porte. Je me lève rapidement, manquant de renverser mon café en butant contre le bureau.

- Entrez.

Julien débarque dans le bureau, son bonnet vissé sur la tête et le visage peu avenant. Une fois de plus. Bon, ok, peut-être qu’il est comme moi : pas du tout du matin ? Je vais lui laisser une chance, qui sait, après tout.

- Bonjour Monsieur Perret, dis-je en souriant, récupérant mon carnet et mon café pour aller m’installer dans l’un des fauteuils.

- B’jour. On en a pour longtemps ? Je dois aller à Pôle Emploi… Un rendez-vous utile, vous comprenez ?

Polie ? Pas polie ? J’ai envie de lui rentrer dedans dans la seconde. Pour autant, je me concentre pour rester correcte. Bien élevée, Albane.

- Oh… C’est bien que vous ayez déjà fait les démarches. Super. A quelle heure est votre rendez-vous ?

- Je… Enfin… Il faut que je les appelle, quoi. Mais j’ai prévu de le faire dès que l’entretien sera terminé. J’ai juste pas compris pourquoi vous vouliez me voir…

Je ne relève pas le mensonge, cela lui ferait sans aucun doute trop plaisir de voir que j’en suis contrariée, mais il commence plutôt mal.

- Pour discuter un peu de votre installation, savoir comment vous vous sentez ici, comment vont Gabin et Sophie, où vous en êtes dans vos démarches, et savoir si je peux vous filer un coup de main pour quelque chose.

- Gabin et Sophie vont bien, répond-il un peu brusquement. Ils ont commencé l’école et le collège lundi. Pour le reste, tout va merveilleusement bien. A part que rien n’avance…

- C’est super pour les enfants, murmuré-je en souriant. Le bâtiment des familles est plus accueillant que le principal, mais ils seront bien mieux entourés de jeunes de leur âge. Vous avez déjà rempli le dossier Pôle Emploi sur internet ? Pourquoi voulez-vous les appeler ?

- J’ai fait le dossier sur Internet oui. Je n’ai pas eu besoin de vous pour ça. Mais là, je devais être recontacté pour voir un conseiller… Et rien… J’attends… C’est pas comme ça que je vais trouver quelque chose ! Je vais les appeler et leur gueuler un coup dessus. Ça les fera réagir !

J’ai envie de rire, vraiment, mais je me retiens. Personnellement, lorsqu’on me crie dessus, j’ai juste envie de ralentir encore davantage les choses histoire de faire enrager davantage la personne qui hausse le ton. Je ne pense pas que cela changera quelque chose pour lui, mais au moins sa colère sera dirigée vers quelqu’un d’autre que moi.

- Bien que vous ne vouliez sans doute pas de mon avis, je me permets de vous dire que crier sur les gens ne marche que rarement. Ils ont des procédures à respecter, s’ils n’ont pas appelé, c’est qu’elle n’est pas terminée.

Julien me regarde sans répondre tout de suite. Il finit par lever les yeux au ciel et s’exclame :

- C’est un complot que vous avez manigancé entre travailleurs sociaux, c’est ça ? Vous voulez que ça prenne du temps pour que je reste aussi longtemps que possible et justifier votre salaire ?

Là, je ne peux m’empêcher de rire. J’éclate littéralement d’un rire bruyant et peine à me calmer. Ce mec est dingue, bon sang !

- Oui, dis-je une fois calmée alors qu’il s’est enfoncé dans son siège, l’air contrarié. J’ai même missionné les enfants de tout le bâtiment pour qu’ils récupèrent votre courrier et vous privent de vos rendez-vous Pôle Emploi. Voyons Monsieur Perret, soyez sérieux deux minutes. Il y a des milliers de gens à la rue, je n’ai pas besoin de vous garder ici indéfiniment pour justifier mon salaire.

Un sourire se dessine sur les lèvres de Julien. Le voir sourire me fait quelque chose que je ne saurais définir. Évidemment, voilà ce que j’aime voir sur le visage des personnes que j’accompagne. Un sourire quand ils galèrent, quand ils perdent parfois espoir, vaut mille mots.

- Vous avez missionné les enfants ? J’ai l’impression que vous vous moquez de moi… Je le mérite sûrement… Je suis trop impatient… Et puis…

Il soupire alors que son regard se voile. Je sens qu’il est au bord de l’explosion et ce revirement brutal, en total contraste avec le sourire d’il y a quelques secondes, me déstabilise un instant.

- Je dois être trop nul de toute façon pour mériter le respect…

- Wow, stop. On rembobine, vous voulez ? Je ne voulais pas vous froisser, c’est juste que la théorie du complot était un peu grosse à mon goût.

Qu’est-ce qu’il nous fait, le Papa Ours ? Quelque chose me dit qu’il n’en a pas fini avec sa dépression. Je vais focaliser là-dessus pour ne pas l’envoyer chier quand il me poussera à bout. Bonne idée, Albane.

- Ecoutez, Monsieur Perret… Tout le monde a droit au respect. Peut-être que nous ne sommes pas partis sur de bonnes bases, vous et moi, temporisé-je, mais je vous assure que le respect est essentiel pour moi et que, jamais, je ne me permettrai d’en manquer auprès de vous. Vous méritez le respect comme chaque être humain sur cette Terre, si difficile soit-il d’y vivre et de s’en sortir.

Je termine ma tirade par un léger sourire, sincère. Est-ce que j’ai envie de le prendre dans mes bras pour lui faire un câlin et le rassurer ? Possiblement oui. Pas très pro, je sais. Mais j’appréhende aussi le moment où Papa Ours va reprendre du poil de la bête.

- Tout le monde a le droit au respect ? Même les pères incapables de subvenir aux besoins de leur famille ? Je dois encore retourner voir la sorcière… Votre collègue, l’assistante sociale… Je n’ai toujours rien reçu de la CAF et il va falloir que j’aille lui quémander des tickets… Je m’excuse si je m’emporte, mais c’est compliqué de devoir toujours s’abaisser… De toujours mendier pour vivre… Ce n’est pas la vie dont je rêvais… Ce n’est pas la vie que je veux offrir à mes enfants…

- Personne ne veut ça pour ses enfants, Monsieur Perret. L’important c’est que vous voulez vous en sortir et que vous êtes prêts à tout pour ça. Je peux voir avec Emilie pour gérer vos tickets, si vous préférez m’avoir comme unique sorcière. A vous de voir.

- Seulement si vous clignez du nez comme dans la série télévisée alors ! Mais oui, si je peux éviter de voir l’autre mégère qui pense que je suis un con, franchement, ça me rendrait déjà un peu moins nerveux.

Je louche sur mon nez et tente, en vain, de le faire bouger autrement qu’en version narines de taureau, avant de rire.

- Désolée de vous décevoir, Samantha Stevens n’est pas une de mes ancêtres. Je verrai avec Emilie, passez me voir au bureau principal en fin de journée, ok ? Je vais passer un coup de fil à une connaissance qui bosse chez Pôle Emploi pour voir où en est votre dossier.

Je le vois sourire à ma répartie. J’ai l’impression que cet échange humoristique est en train de briser la glace… Espoir, sois le bienvenu !

- Vous êtes plus drôle quand vous faites des blagues que quand vous me surveillez, vous le savez ? Et franchement, si vous pouvez faire avancer mon dossier, ce serait vraiment super. Je deviens fou à tourner en rond ici et à me faire draguer par ces dames qui ne pensent qu’à se marier pour les papiers…

- Je vais passer outre vos préjugés sur les femmes du bâtiment pour cette fois, et vous proposer de participer à au moins l’un des ateliers proposés cette semaine par les divers sorciers et sorcières qui régentent le bâtiment et jouent les flics.

Je me lève et file récupérer le planning des ateliers sur le bureau, que je lui ramène et dépose sur la table basse qui nous sépare en me réinstallant.

- Cela vous permettra de côtoyer des hommes, qui ne vous dragueront sans doute pas, quoique… Et vous changera les idées.

- Un atelier ? Vous pensez vraiment que ça va m’aider ?

- Parce que ce que je pense vous importe ? ne puis-je m’empêcher de lui demander.

- Je suis curieux de voir ce que l’éducatrice va mettre comme principe derrière cette proposition. Et si je refuse de faire une activité, je risque quoi ?

- Je dirais que vous risquez de passer pour un rabat-joie, mais je ne suis pas sûre que ce soit très professionnel de ma part. En revanche, ce que je vois surtout dans ces ateliers, c’est la possibilité de partager de bons moments, des passions communes ou d’échanger sur les expériences de chacun. Ah, et c’est important pour nouer des liens avec la flicaille, vous savez ? Tout le monde ne vous veut pas du mal, monsieur Perret. Soyez ouvert d’esprit, vous y gagnerez, et nous aussi.

- Moi ? Un rabat-joie ? Vous auriez du me voir avant que ma femme ne me quitte… Et la flicaille que vous êtes, elle anime quoi comme atelier ? Quitte à fricoter avec l’ennemi, autant le faire avec celle qui détient les cordons de ma bourse !

Fricoter ? Sérieusement ? Pourquoi est-ce que mon cerveau se réveille tout à coup et tique sur ce mot ? Je l’observe un instant, un peu perturbée par mes pensées, autant que par les informations qu’il jette ça et là dans la conversation. Je visais juste quant au regard torturé, l’homme devant moi est à terre et a besoin qu’on lui tende la main, sans pour autant vouloir réellement la saisir. Au boulot, Albane…

- Je propose un atelier créatif une semaine sur deux, et gère l’atelier de Français Langue Étrangère avec Jamila, officiellement une à deux fois la semaine. Je doute que vous ayez besoin d’aide pour le Français, en revanche, je ne dirais pas non à un coup de main, personnellement.

Je vois une lueur d’intérêt dans ses beaux yeux gris-bleus, plus bleus que gris à cet instant, qui s’éclairent quand j’évoque l’atelier créatif. Et un nouveau sourire quand je lui demande indirectement de l’aide pour les cours…

- Un coup de main pour apprendre à parler le français ? Je n’ai jamais fait ça… Mais ça pourrait être intéressant… Je pourrais mettre ça sur mon CV… Et au moins, je n’aurais pas l’impression de perdre mon temps…

Je sens cependant tout à coup qu’il se braque un peu. Son visage change du tout au tout, devenant plus dur, en l’espace d’un instant alors qu’il se renfrogne.

- Vous seriez pas en train de m’amadouer avec vos propositions d’activités ? Faut pas croire que je vais tout vous laisser régenter juste parce que je vous dis oui à un truc !

- On ne perd pas son temps quand on se reconstruit. Si vous pensez qu’en quelques semaines vous aurez tout réglé, vous faites fausse route. Ça prend du temps, et beaucoup d’énergie.

Je soupire, me penche sur la table pour pousser la feuille de son côté et me redresse vivement lorsque je réalise que je lui offre une vue plongeante sur mon décolleté.

- J’espère pouvoir vous amadouer autrement qu’en vous proposant des ateliers. Mais l’atelier créatif est toujours complet, et la bonne humeur est de rigueur. Vous devriez en discuter avec les résidents, vous verrez. Je vais sans doute me permettre quelque chose qui vous mettra en rogne, mais c’est important que vous l’entendiez : Gabin et Sophie ont besoin de sentir que vous vous impliquez et vous plaisez ici. Ils n’y seront pas bien si leur père ne s’y sent lui-même pas bien. Aussi difficile que cela puisse être de vivre dans un Centre d’hébergement, n’oubliez pas que ce n’est qu’un tremplin pour retrouver votre liberté, loin de la flicaille.

J’observe Julien prendre le papier et le parcourir des yeux sans répondre. J’ai l’impression que ça cogite énormément dans sa tête. Il fronce les sourcils et enlève son bonnet qu’il pose sur ses genoux avant de passer la main dans ses cheveux ébouriffés, un peu comme s’il faisait tomber toutes ses barrières… Et moi je ne peux détacher mes yeux de ces gestes qu’il accomplit sans se rendre compte qu’il me laisse le voir plus vulnérable. Je le vois lire le planning et prendre une profonde inspiration avant de plonger son regard dans le mien, me donnant l’impression de lancer un appel à l’aide qui me fait presque chavirer.

- Je veux bien essayer les cours de Français avec vous, si vous en êtes d’accord… Et pour les ateliers créatifs, vu qu’ils sont complets, faites moi signe si une place se libère. Je pense que… Ça pourrait m’intéresser aussi…

- Bien, j’accepte votre aide avec plaisir, on n’est jamais trop pour ce genre de choses. Une feuille d’inscription est disponible dans le hall du bâtiment principal tous les dimanches soirs avant le repas. Si vous la jouez fine, vous pourrez vous inscrire avant qu’il n’y ait plus de place.

Je lui souris, osant même le clin d'œil. Je suis bluffée par ce nouveau revirement brutal et n’ose même pas y croire. Pour autant, je n’oublie pas le dernier point qui me questionne et est noté sur mon carnet. Je risque de foutre en l’air tout le chemin parcouru, mais il est important pour moi d’en parler avec lui au plus vite.

- Je sais que… Le sujet est sensible, Monsieur Perret, mais… J’aimerais vous parler de Sophie.

- Vous voulez parler de quoi sur ma fille ? répond-il, tout de suite sur la défensive.

- Ne vous méprenez pas, je ne porte aucun jugement sur votre éducation ou je ne sais quoi que vous pourriez vous mettre en tête. Je m’interroge juste sur son comportement. La période n’est pas facile à vivre pour elle, je n’en doute pas, mais je l’ai un peu observée et je trouve qu’elle est très renfermée, plutôt mutique, triste, peut-être même tourmentée. Vous savez… Mais peut-être qu’avec le collège, ça ira mieux, osé-je en lui lançant un sourire. Seulement, je pense qu’il faut être vigilants à ce sujet…

- Ne vous inquiétez-pas. J’aime ma fille. Et ce n’est pas à vous de vous en préoccuper, je le fais bien assez par moi-même. Et si j’ai besoin, je viendrai vous voir. Rien d’autre ? Pas de questions sur mon fils qui n’est pas assez avancé pour son âge ? Ou sur ma façon de leur faire à manger ? Ou de leur lire des histoires ?

Je le vois qui se lève brusquement en prononçant ses derniers mots. J’aurais dû être plus patiente, putain. Pourquoi toujours vouloir faire plus ? On avait franchi un cap et c’est retour à la case départ.

- Vous viendrez vraiment me voir si vous avez besoin ? demandé-je aussi posément que possible.

- Et puis quoi encore ? Pour que vous placiez mes enfants à la DDASS ??? Plutôt crever…

Cette fois, je me lève. Je ne fais preuve d’aucune agressivité, je garde un ton calme, et je ne flippe pas devant sa colère. Allez, courage.

- Il faut parfois savoir ravaler sa fierté, Monsieur Perret. Avoir besoin d’aide n’est pas une fatalité. Ce n’est pas honteux et ça ne doit pas être dérangeant. Ce n’est pas parce que vous demandez de l’aide qu’on va confier vos gosses à l’ASE. Ce n’est pas parce que vous venez nous solliciter qu’on va vous croire incapable de faire par vous-même. Et, bon sang, ce n’est pas en vous braquant comme ça dès qu’on parle de vos enfants qu’on va vous juger plus capable.

- Ecoutez, faut pas trop m’en demander. Je vis pour mes enfants. Je fais tout pour mes enfants. Vous en avez, vous, des enfants ? Qui vous êtes pour me dire ce que je dois faire avec eux !! Bref, laissez-moi du temps. J’ai été trop trahi dans ma vie, je ne veux plus faire confiance. Et je vais m’occuper de mes gamins comme bon me semble. Sur ce, je pense que vous avez d’autres personnes à voir.

- Nous avons tous été trahis dans la vie, Monsieur Perret. On vit tous avec des casseroles. Je ne vous juge pas, et ici aucun professionnel ne le fera. Essayez de ne pas me juger non plus, vous ne savez rien de moi. Contentez-vous de vous rappeler que je suis là pour travailler, que c’est mon boulot de vous aider, vous et vos enfants. Je ne serais pas là si mon objectif était d’entuber la terre entière, croyez-moi. Je vous souhaite une bonne journée.

Je regagne mon bureau sans plus lui adresser un regard et m’assieds pour me cacher derrière l’écran de l’ordinateur. Je suis fatiguée par cette chamaillerie, agacée par son obstination, et déçue d’avoir mal jugé le moment opportun d’échanger avec lui concernant sa fille. Un pas en avant, deux en arrière. Ce n’est pas comme ça qu’on va avancer. J’ai voulu aller trop vite et c’était une erreur stupide. A ne pas reproduire.

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0