9. La joie du Super Héros
Albane
Je sursaute en entendant frapper à la porte. Perdue dans le regard perplexe de Julien suite à ma petite déclaration, je ne sais combien de temps nous sommes restés silencieux. Papa Ours reprend ses esprits alors que son regard était rempli de questionnements. J’espère avoir fait mon petit effet avec ces quelques mots, honnêtement. Je ne lui mentais pas quand je disais que je ne savais pas comment gagner sa confiance. J’ai l’impression que, quoi que je dise ou fasse, il verra tout en noir et prendra les choses de travers. Cependant, je ne mentais pas davantage quand je disais, à l’instant, que je serai là quoi qu’il se passe, prête à apporter mon aide et à le soutenir.
Je ne sais pas ce qui m’a pris de le prendre dans mes bras. J’imagine que j’ai été touchée par sa détresse, mais, sincèrement, même en lui demandant la permission, ce n’était pas très professionnel et absolument pas moi. Je ne suis pas quelqu’un de tactile, ou je ne le suis plus, surtout pas avec un homme. Il n’y a qu’avec les enfants où je suis à l’aise, où tout est naturel, ordinaire. Et puis, il y a bien trop longtemps que je ne m’étais pas retrouvée contre le corps d’un homme, si bien que mon propre corps s’est réveillé d’une longue veille. Sinon, pourquoi aurais-je tant apprécié son contact ?
Tous mes sens se sont réveillés. Sentir son odeur boisée tout près de moi, son souffle chaud dans mon cou, sa barbe en contact avec mon épiderme… Sa peau douce sous la pulpe de mes doigts… Je ne suis plus habituée à tout cela, et si je pensais en être dégoûtée et ne plus en avoir besoin, je crois qu’à cet instant, j’ai réalisé à quel point je me sentais seule, à quel point cela me manquait. Un chat, c’est bien. Un homme, c’est pas mal aussi.
Cet homme va définitivement me rendre chèvre. A cause de lui, je me remets totalement en question, avec son côté aussi bourru qu’attachant. Toutes mes certitudes, à la fois professionnelles et personnelles, sont en train de voler en éclats et c’est très déstabilisant. Je vais finir par avoir moi aussi besoin de quelques rendez-vous chez le psy.
Julien me sort de mes pensées en ouvrant la porte, et deux tornades blondes pénètrent dans la chambre en riant.
- Papaaaa !
Gabin s’enroule autour de la jambe de son père alors que Sophie vient l’enlacer de l’autre côté. Le sourire de Papa Ours au retour de ses enfants est tel que le mien se dessine tout naturellement sur mes lèvres.
- Désolée, on dérange peut-être, intervient Asma avec un sourire en coin. J’ai trouvé ces loulous en train de jouer avec les miens.
- Mais enfin, les enfants, j’étais mort d’inquiétude, moi ! dit Julien en les serrant contre lui. Vous pouvez pas partir comme ça sans prévenir !
J’aimerais bien qu’il soit en colère contre moi en gardant ce genre de ton. Beaucoup moins rude, beaucoup moins accusateur, beaucoup plus tendre.
- Pardon papa, marmonne Sophie en se détachant de son père. On s’ennuyait…
Un voile de tristesse traverse les yeux du papa, qui finit par soupirer et leur lancer un sourire rassurant et adorable.
- Pas grave Choupette. La prochaine fois, laisse un petit mot. Et restez dans le bâtiment, ne sortez pas sans moi.
- Promis papa. Aloooors, c’était bien ce cours ? T’as géré papa ? Je suis sûre que oui ! Les mamans ici vont trop adorer et en parler tout le temps !
- Ton père a assuré Sophie, il est beaucoup plus pédagogue que moi. Je crois que je vais avoir besoin de cours, Monsieur Perret.
Il me regarde, semblant ne pas trop savoir quoi penser de mon intervention alors que les yeux de sa fille brillent de fierté. Il lui faudra au moins ça, à haute dose, pour qu’il reprenne petit à petit confiance en lui. Le regard de ses enfants est important pour lui, et à cet instant je me fais la promesse de tout faire pour qu’il ressente encore ce petit truc qu’il est en train d’expérimenter à cet instant, alors que ses yeux, encore un peu rougis d’avoir pleuré, expriment une chaleur que je ne leur avais pas encore vue.
- Je confirme, il fait un prof parfait, surenchérit Asma.
- T’es trop fort papa ! crie Gabin, un sourire jusqu’aux oreilles. Faut que je retrouve ma cape de Superman et que je te la donne !
- Je suis sûre que ça lui ira très bien, ris-je alors que le petit se dirige déjà vers la chambre.
- Ne vous moquez pas, Albane, gronde Julien.
- Je ne me moque pas, je suis certaine que le rouge vous va bien au teint, autant pour la colère que pour la passion, dis-je en lui faisant un clin d'œil. Vous ne faites, semble-t-il, jamais les choses à moitié.
Je ne sais pas pourquoi je lui dis ça, je crois que j’ai perdu mon professionnalisme sur le chemin du deuxième étage du bâtiment des familles. Je regrette immédiatement les mots qui sont sortis de ma bouche en le voyant froncer les sourcils, de peur de le contrarier à nouveau, mais un sourire goguenard apparaît finalement sur ses jolies lèvres.
- Jamais, Albane, vous avez raison. Je suis toujours à fond.
Pourquoi est-ce que mon corps réagit en frémissant ? Pourquoi mon esprit est tout sauf sage à cet instant ? Pourquoi est-ce que je prends cela d’une manière qui n’est pas du tout adaptée à la conversation ? Foutu Papa Ours qui s’insinue bien plus que nécessaire dans mes pensées et qui, à présent, ne se contente plus seulement de ma tête…
Gabin débarque avec une petite cape rouge tout à fait adorable à la main et me la montre avec enthousiasme, arborant un alignement de dents bancal. Je lui souris et m’accroupis devant lui en attrapant son menton avec douceur.
- Mais dis-donc, tu as déjà perdu ta première dent ? Qu’est-ce que tu es grand !
- Oui ! Papa il a dit que la Petite Souris elle venait pas jusqu’ici parce qu’il y avait trop de monde et qu’elle avait peur, mais que quand on aurait une maison rien que pour nous, elle m’amènerait touuuus les sous des dents que je vais perdre.
- Ton papa a raison, la petite souris préfère les lieux plus calmes, mais elle n’oublie jamais quand elle a dû reporter son voyage.
- J’espère, on a besoin de sous pour retrouver une maison, nous ! dit-il avec les sourcils froncés. Et quand on aura une maison, Albane, tu viendras nous voir et Papa pourra te donner des cours pour t’apprendre encore mieux à faire ton travail !
J’éclate de rire à la proposition du jeune garçon. Il est vraiment trop chou, je trouve. J’ai l’impression qu’il n’a absolument pas la même personnalité que son père. Par contre, Sophie s’est remise un peu en retrait. Mon regard d’éducatrice ne peut s’empêcher de penser qu’elle ressemble énormément à son père et qu’il va falloir, pour elle aussi, gagner sa confiance. Alors que j’allais me tourner vers elle pour essayer de l’inclure à la conversation, le jeune Gabin m’interpelle à nouveau en me tirant la manche.
- Tu veux bien mettre la cape à papa, Albane ?
- Oh oui, Albane, mettez la cape à Julien ! surenchérit Asma toujours à la porte. J’aurai la chance, comme ça, d’avoir un voisin super héros ! Ca sera beaucoup mieux que la dame avant qui n’avait rien du tout de super !
Je souris et attrape la cape rouge. Elle me semble un peu petite par rapport à la carrure de Julien, mais Papa Ours l’a bien méritée.
- Retournez-vous donc, Monsieur Perret, je vais vous l’attacher.
- Vous pensez que vous y arriverez sans monter sur une chaise ? pouffe-t-il en se retournant et en levant ses épaules pour exagérer encore un peu plus la différence de taille entre nous deux.
Je ne peux m’empêcher de lui adresser une petite tape amicale sur l’épaule, sous le regard amusé des deux enfants et d’Asma. Ce n’est clairement pas professionnel et je crois ne jamais m’être permis ce genre de chose. J’ai vraiment du mal à me reconnaître face à cet homme, mais j’ai l’impression que mon corps cherche toutes les excuses possibles pour entrer en contact physique avec lui. Je me décide à entrer dans son jeu et m’adresse à Sophie :
- Aide-moi un peu ! Ton papa est tellement fort et grand qu’il me faut une échelle ! Va vite en chercher une ! Appelle les pompiers ! Sinon, jamais je ne pourrai finir de transformer ton père en super héros !
- Mais, il n’y a pas d’échelle ici…
- Tant pis, ramène-moi la chaise, ça ira quand même ! Et toi, Gabin, attrape les mains de ton père pour qu’il ne puisse pas s’enfuir !
Sophie ne peut s’empêcher de rire et elle court chercher la chaise. Gabin aussi ne se fait pas prier. Il se saisit des deux grandes mains de son père et les maintient comme il peut dans son dos. Julien fait semblant de forcer pour se libérer, appelant à l’aide et suppliant son fils de le lâcher. Je monte sur la chaise qu’a apportée Sophie et je me retrouve à dominer cette scène qui pourrait se vivre dans n’importe quelle famille. La normalité de la situation doit faire du bien à toutes ces personnes arrivées ici non par choix, mais par désespoir. J’avoue que ça me fait du bien de rire aussi comme ça. Voilà, entre autres choses, pourquoi ce métier me plaît tant. Ce genre de moments, hors du temps, où les rires et la joie remplacent les tracas d’un quotidien trop lourd à porter. Du bonheur pur, sans arrière pensée. Heureusement qu’on en a d’ailleurs, sinon, ce serait impossible de tenir sur la durée.
Je me penche et passe mes bras autour de la tête de Julien pour lui enfiler la cape. Il se retourne alors et, une nouvelle fois, nos regards se croisent. Je suis tellement déstabilisée par la joie que je devine dans ses yeux que je perds un peu l’équilibre. Asma pousse un petit cri alors que je me retiens en m’accrochant aux épaules de l’Ours que j’essaie de transformer en super héros. Non, je ne l’ai vraiment pas fait exprès, promis ! Et non, je n’en profite pas pour prolonger plus que nécessaire le contact en faisant semblant de voir mon équilibre davantage perturbé qu’il ne l’est réellement. Julien se retourne et je le sens aussi déstabilisé que moi. Il m’aide à descendre en me tenant la main.
- Vous voilà transformée en héroïne faible et sans défense que le super-héros sauve de la catastrophe… En l’aidant à descendre d’une chaise !
Son sourire illumine son visage, d’ordinaire fermé, face à moi. Cela le transforme totalement, lui donnant un côté tendre et jovial, plus juvénile et libre de toute préoccupation. Ce n’est plus un ours que j’ai en face de moi, mais un joli panda qui ne demande qu’à être câliné ! Je joue le jeu de la pauvre demoiselle en détresse et je descends avec son aide.
- Normalement, le super héros, quand il sauve une jolie femme, il a le droit à un bisou, glisse Asma, malicieusement.
Je sens mes joues s’échauffer et vois que Julien est aussi gêné que moi par l’intervention de la résidente. J’arrive cependant à retrouver le fond de professionnalisme qui reste des années d’expérience que j’ai afin d’éviter que les choses ne dérapent plus.
- Eh bien, Asma, je crois que dans cette histoire, la jeune femme sauvée va faire un bisou aux enfants du super héros pour le remercier ! Ça sera parfait comme ça !
Je me penche vers Gabin qui me fait un gros bisou sur la joue et le lui rends avec beaucoup de plaisir. Sophie aussi, transformée après ces moments de pur bonheur, me fait une bise timide, mais franche. Je me tourne enfin vers Julien qui a l’air un peu ridicule avec sa petite cape rouge sur le dos, mais tellement adorable que je regrette presque de ne pas avoir fait ce que suggérait Asma. Je dois cependant retourner aider mes collègues à gérer le collectif sur le bâtiment principal, et je ne peux pas m'attarder beaucoup plus. Je passe donc à côté de Julien et lui glisse en partant dans un sourire :
- J’ai gagné mon pari ! N’oubliez donc pas ma tablette de chocolat, Monsieur Perret, dis-je en lui faisant un clin d'œil. Je ne suis pas difficile quant au choix, mais j’ai une préférence pour le noir, bien fort.
Je sors sans attendre sa réponse, ravie d’avoir pu partager ce moment avec eux. J’ai l’impression que c’est le genre de moment, dans un accompagnement difficile, qui peut changer une relation impossible en des interactions qui vont nous permettre d’avancer de manière sereine et constructive. Cela me réjouit d’autant plus que cela va me permettre de continuer à profiter des échanges avec un super héros vraiment mignon !
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