12. Recadrage

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Julien

Je suis énervé, et c’est peu dire. Sans Nicolas, je me demande si j’aurais réussi à me contrôler. Cette femme m’énerve tellement ! Même dans mes disputes avec mon ex-femme, ça ne me faisait jamais ça. J’arrivais toujours à garder le contrôle ! Mais là, elle me pousse dans mes derniers retranchements ! Et le pire, c’est que malgré tout ce que je sais, je ne peux m’empêcher de la trouver sincère ! Elle cache bien son jeu. J’ai des envies de meurtre… Et dire qu’à cause de Nicolas, je la laisse seule avec mes enfants. Je suis sûr qu’elle va essayer de leur soutirer des informations, leur demander si je les bats ou si je ne les traite pas bien… La garce !

Je m’arrête un instant au milieu de l’escalier, prêt à remonter pour aller l’empêcher de me faire du mal. Mais je sais que Nicolas m’attend en bas et qu’il est important que j’aille lui parler. C’est un peu grâce à lui que je suis arrivé ici. Et je lui dois bien ça que d’accepter de lui parler avant de me barrer loin de ce centre de merde avec ses éducs tous plus faux les uns que les autres !

J’entre en furie dans le bureau où Nicolas s’est installé. Je claque la porte derrière moi, pour bien indiquer à mon ancien camarade qu’il ne va pas m’amadouer avec ses gentilles phrases et j’attaque le premier, pour marquer mon territoire et garder l’avantage.

- Elle est folle, cette fille !!! Pourquoi tu m’as collé une référente pareille ? Tu crois que j’ai besoin d’une éducatrice à mon âge ? Tu rigoles ou quoi ? Tu ne te rends pas compte de ce qu’elle essaie de faire ?

- Assieds-toi, Julien. On va discuter calmement

- J’ai pas envie d’être calme ! Ce n’est pas un jeu ! On n’est plus des gamins ! Toi, tu n’as pas d’enfants, encore. Tu ne peux pas comprendre ce que c’est !

- Julien, calme toi ! Tu sais bien que je suis de ton côté !

- De mon côté ? En me collant dans les griffes de cette sorcière ?

Nicolas sourit. J’ai jamais pu résister à ce sourire qui a toujours eu pour effet de me désarmer. Même quand on était gamins et que j’étais en rage contre tout le monde, lui souriait à la vie et savait me ramener à la raison. Je soupire longuement et je m’assois.

- La sorcière dont tu me parles, c’est une de mes meilleures éducatrices, tu sais. Elle est tellement compétente qu’elle aussi n’arrête pas de me demander pourquoi je lui ai demandé de te suivre et t’accompagner ! Note bien qu’elle ne me demande pas de ne pas te suivre, elle veut comprendre pourquoi je l’ai choisie elle. Et tu sais quelle est la raison ?

Je le regarde. En quelques mots, il a déjà réussi à calmer ma colère. C’est fou comme il reste zen, tout le temps, jamais un mot plus haut que l’autre. C’est incroyable l’effet que ça a sur moi et je me surprends à réfléchir calmement à sa question, pendant qu’il m’observe, conscient qu’il a déjà remporté une première bataille. Pourquoi m’a-t-il mis cette jeune femme dans les pattes ? Je ne vois pas… Et je tente un trait d’humour :

- Parce que tu sais que c’est tout à fait mon type de femmes ?

Nicolas éclate de rire en entendant mes propos. Il trouve cette idée tellement farfelue qu’il ne peut s’empêcher de m'entraîner avec lui dans son délire et je ris de bon cœur également. Si Albane nous voyait maintenant, elle ne comprendrait pas ce qu’il se passe !

- Non, du tout ! Même si c’est vrai qu’elle a ce caractère que tu recherchais chez toutes tes conquêtes quand on était jeune. Indépendante et rebelle. Et plutôt mignonne, c’est vrai ! Tu n’as jamais réussi à résister à de jolies courbes !

- Arrête tes bêtises ! Elle ne m’attire pas du tout. Sous ses airs sexys et gentils, c’est une sorcière, je te dis ! Elle monte un dossier contre moi ! Bientôt, tu vas le voir arriver sur ton bureau !

- Arrête tes conneries, Julien. Si je lui ai demandé de s’occuper de toi, c’est que je sais qu’elle va être capable de s’adapter à toi, de réellement t’écouter et faire tout ce qu’il faut pour que ça aille mieux dans ta petite tête bien abimée ! Elle peut être chiante, parfois, mais c’est toujours pour que les personnes dont elle s’occupe aillent mieux ! Tu ne peux pas rêver de meilleure référente dans mon équipe !

J’écoute avec attention ce que mon ancien meilleur ami me dit. S’il savait que je peux rêver d’elle et que je le fais déjà… Je me demande ce qu’il en penserait !

- Elle est vraiment si forte que ça ? J’ai pas l’impression, moi. L’autre abruti, le jeune con, m’a dit qu’elle récoltait des éléments pour faire un dossier pour m’enlever mes enfants… Si elle est vraiment si compétente que ça, c’est que je suis un si mauvais père ?

- Ne dis pas n’importe quoi. Une ou deux erreurs de parcours ne définissent pas ta capacité à être un bon père ou non.

- Je suis quand même un gros con qui n’a pas su garder ni sa femme, ni son emploi, ni sa maison. En fait, je crois que t’as raison. Elle est forte, Albane. Elle m’a à peine vu et déjà elle sait que mes enfants seront mieux sans moi…

Je me prends la tête dans les mains et je me penche en avant pour étouffer un sanglot. Je ne veux pas que Nicolas me voie comme ça… Je ne sais pas si c’était une bonne idée de venir dans le centre qu’il gère… Ça va détruire la dernière amitié qui me reste !

- Non, elle est forte parce que vu comment tu es avec elle depuis ton arrivée, il y a bien longtemps que la moitié de mon équipe t’aurait envoyé balader ou t’aurait recadré autrement qu’en restant polie et à l’écoute. Elle est bien patiente, mais n’en profite pas trop non plus.

- Qu’est-ce qu’elle a mon attitude ? Je lui réponds comme elle me parle ! C’est tout !! Elle m’agresse, je lui réponds ! Tu me connais, quand même ! Et puis, elle a beau me faire des sourires, ça n’empêche qu’elle est quand même en train de faire un dossier sur moi ! Ne me dis pas le contraire ! Je l’ai déjà surprise le soir en train de prendre des notes après m’avoir simplement croisé dans le couloir avec mes enfants !

- Le monde ne tourne pas autour de toi, Julien. Et si tu as l’impression qu’Albane t’agresse, c’est que tu as besoin d’urgence d’un rendez-vous chez l’ophtalmo ! Tu es aveugle ou quoi ? Elle est juste là pour t’aider. Elle n’a que ton bien-être en tête. Il n’y a aucun dossier en cours. Tu veux que je te lise son mail de la semaine dernière à ton sujet aussi ? Que je te jure sur la vie de mes parents que ce que je dis est vrai ?

Je ne peux pas lui dire que oui, j’aimerais beaucoup savoir ce qu’elle écrit sur moi, les mails qu’elle lui envoie. Mais je ne peux pas. Il a été clair quand il m’a dit qu’il allait approuver auprès du 115 mon arrivée dans son centre. Je n’ai pas le droit de sortir de mon rôle et de lui demander des choses qui pourraient le mettre en difficulté sur le plan professionnel.

- Il n’y a pas de dossier ? Mais alors… Pourquoi son collègue m’a dit… Putain, le petit con ! Il cherche juste à me provoquer, l’autre, avec ses muscles de pacotille ! C’est à lui que je devrais casser la figure…

- Bien sûr, attends, je vais te chercher les gants de boxe, bouge pas. Calme-toi, et ignore-le, Julien. Je n’arrive pas à croire que tu aies préféré croire ce… Bref ! Que tu aies préféré le croire lui plutôt qu’elle. Tu t’es cogné la tête ou quoi ?

- Tu ne crois pas si bien dire, Nicolas… C’est pas que la tête que je me suis cognée. Je me suis fracassé dans un mur comme un pilote de formule 1 qui a dévié de la trajectoire. J’ai fait un petit écart et boum ! Plus rien… Que le noir et le néant. Avec mes enfants comme seule lueur dans cette obscurité glaçante…

Je m’arrête là en me disant, une fois de plus, que je suis vraiment un con. Avec mon comportement ce matin à son arrivée et mes propos dans le studio, elle va m’abandonner, c’est sûr. Comme tout le monde avant elle… Je ne fais que foirer toutes mes relations. Je ne comprends même pas pourquoi Nicolas continue à me parler, à être mon ami.

- Nicolas, j’ai été trop loin, ce matin, non ? En tant que chef, tu vas devoir me sanctionner ?

- Je te dirais bien que je vais en discuter avec Albane et voir ce qu’elle en pense, mais tu as la chance d’être avec une éduc qui prend en compte le contexte, et pas seulement le fait que tu la compares à Cruella. En revanche, ce genre de comportement n’est pas acceptable, contexte ou pas. Si tu veux rester ici, et bon sang, fais le bon choix je t’en prie, ne recommence pas. Les esclandres dans ce genre, le manque de respect aux éducs, on ne laisse pas passer longtemps.

Je réfléchis un instant à ce que vient de me dire Nicolas. Il n’a pas tort. Si je continue à déconner, je vais aussi perdre ma place ici. Et là, qu’est-ce que je ferais si ça m’arrivait ? J’ai pas envie de refaire des erreurs et de me retrouver à nouveau à la rue… Il faut que je me raisonne et que j’arrête de me laisser emporter par mes émotions.

- Arrête de dire que j’ai de la chance avec Albane. Après la scène que je lui ai faite, elle va se braquer contre moi, c’est sûr… A sa place, non seulement je me traiterais de con, mais en plus j’irais te voir pour que tu me foutes dehors ! Tu imagines ? Je l’ai remise en question à nouveau alors qu’elle essaie juste de faire son travail ? Plus con que moi, tu meurs…

- Tu vas remonter et t’excuser, prier pour qu’elle accepte de te pardonner et, telle que je la connais, elle le fera. Et ensuite, tu vas me faire plaisir : Tu vas essayer, vraiment, de lui faire confiance. Je te le dis une dernière fois, il n’y a aucun dossier. Laisse-toi un peu aller, autrement qu’en t’énervant pour rien, ça ne te fera pas de mal. Tu as bien réussi à le faire pendant le cours de FLE, si j’ai bien compris !

- Lui faire confiance, je ne sais pas si je pourrai… À chaque fois que j’ai fait confiance, je l’ai regretté… Mais je veux bien essayer d’aller la voir. Et elle aurait raison de ne pas me pardonner, mais j’ai été trop loin. L’accuser sans preuves… Jamais je n’aurais fait ça avant ! Je ne me reconnais pas…

- Tu me fais confiance, à moi ?

- Toi, ce n’est pas pareil. Tu es mon ami…

- Albane est devenue mon amie avant que je ne devienne son chef. Si tu as confiance en moi, moi j’ai entièrement confiance en elle, dans le privé comme dans le professionnel. A toi de voir, Julien… Mais vous avez bien plus de points en commun que tu ne peux l’imaginer…

Je me passe la main dans les cheveux. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’aide toujours à réfléchir de faire ça. Comme si ça permettait aux idées enfouies dans mon cerveau de s’échapper hors de ma tête. Je sais au fond de moi qu’il a raison. Qu’elle me veut du bien. Je sens qu’elle est sincère quand elle me parle. Et pourtant, je n’arrive pas à lever mes barrières. Mais là, il faut que j’aille m’excuser. C’est le seul moyen de retrouver un peu ma dignité.

- Nicolas, merci d’être là pour moi, vraiment. Tu me fais réfléchir. On dirait qu’on a encore quinze ans. Comment tu fais pour être toujours aussi raisonnable ? En tous cas, il faut que j’aille la voir, Albane. Et que j’évite de la transformer à nouveau en sorcière ! Tu veux bien que je fasse ça sans toi ? J’ai pas envie que tu assistes à ma mise à mort si elle reste dans sa colère… Et tu peux me faire confiance, je ne vais pas la violenter, ton éduc. Tu as ma parole.

- Tout est une question de caractère, que veux-tu. Tu es sûr que tu préfères que je ne sois pas là ? J’adorerais la voir te titiller longuement avant de te pardonner. Et déconne pas avec cette histoire de violence, je suis sérieux Julien.

- Oui, je suis sûr. Fais-moi confiance.

Je me lève et je m’approche de Nicolas que je serre dans mes bras, sans me préoccuper de savoir si quelqu’un peut nous voir à travers la porte vitrée ou les fenêtres. Je me prépare ensuite mentalement à aller affronter ma référente. Je sens que je vais en prendre pour mon grade. Et ce sera bien mérité !

Je monte les marches lentement, pour me préparer mentalement à ce que je vais pouvoir dire à Albane, un peu comme un alpiniste sur la face Nord d’une montagne. Je m’en veux de l’avoir si vite mal jugée, mais en même temps, je ne peux toujours pas m’empêcher de me dire qu’elle n’hésitera pas, si elle le juge nécessaire, à me dénoncer si elle est convaincue que je fais du mal à mes enfants. Cependant, les mots de Nicolas et les siens résonnent en moi. Je me dis qu’il faut absolument que je ravale ma fierté et que j’accepte de lui faire confiance. Peut-être même qu’avec son aide, je pourrais m’en sortir ? Ai-je seulement le droit d’y croire ?

Lorsque je rentre dans le studio, je la vois près de la fenêtre. Sa silhouette se dessine dans la lumière du soleil du matin qui crée une aura dorée autour de ses jolies formes. J’ai un peu l’impression d’être devant un tableau d’Edward Hopper, cet artiste capable de mettre en valeur la femme grâce à des jeux de lumière. Je grave cette image dans ma mémoire afin de pouvoir essayer de la dessiner lorsque l’inspiration me viendra. Je toussote légèrement pour lui signifier ma présence. Immédiatement, je la vois qui se tend et revient à la réalité. Je m’en veux de créer autant de tension chez elle.

- Albane… Je suis désolé…

Je commence tout de suite par les excuses. Ce n’est pas facile pour moi, mais ce matin, j’ai vraiment dépassé les limites. Je m’en rends compte maintenant que ma peur de perdre mes enfants est passée. Elle me lance un regard où je vois toujours des éclairs de colère briller dans ses iris qui me donnent envie de me perdre.

- Désolé ? Vraiment ? Nicolas vous a dit de vous excuser pour ne pas perdre votre place, c’est ça ? C’est un peu facile, non ?

Eh bien, ça va être encore plus difficile que je ne le croyais. Et son attitude ne m’aide pas à me contrôler. Je sais que je suis un peu sanguin et que là, je suis dans mon tort. Il faut donc que je prenne sur moi et je me retiens pour ne pas exploser et lui demander de se barrer et me laisser tranquille.

- Non, Nicolas ne m’a pas demandé de le faire ou ne m’a pas menacé de perdre ma place. Je suis sincère quand je vous dis que je suis désolé. Votre chef m’a par contre expliqué que vous n’aviez pas fait de dossier contre moi, que vous étiez une bonne pro et que j’étais vraiment un imbécile de croire à ce que dit votre collègue.

Je m’avance dans la pièce vers elle, mais je la vois se raidir encore un peu plus alors que je m’approche et je m’arrête tout de suite. Elle a l’air si fragile, comme ça, avec le soleil dans son dos et ses bras serrés sur ses coudes. Je me demande même si elle n’a pas un peu pleuré pendant que j’étais avec Nicolas.

- Pourquoi vous le croyez et moi, vous remettez en cause tout ce que je vous dis ? C’est épuisant de devoir lutter contre vous à chaque instant ! Je ne suis pas là pour ça. Si vous ne voulez pas que je vous aide, dites-le et on vous trouvera un autre référent…

- Non, Albane. Ça n'ira pas mieux avec un autre référent. Je suis trop à fleur de peau pour me confier, croire que des gens puissent vouloir m’aider. On m’a trop trahi… Et la dernière assistante sociale à qui je me suis confié, elle a monté un dossier pour placer mes enfants parce que, je la cite, “c’est pas digne d’un père de faire dormir ses enfants dans une voiture”. Comme si j’avais eu le choix. Mais je vois que vous n’êtes pas comme elle. Alors, une fois de plus, je vous le dis : je suis désolé.

Elle me regarde un instant, sans répondre. Je vois qu’elle cherche à savoir si je suis sincère ou bien si je vais à nouveau exploser sans prévenir. Je soutiens son regard et cherche à ne pas laisser mes pensées dériver vers mon envie de la serrer contre moi. Cette femme me fait un de ces effets ! Entre ma volonté de l’étreindre et ma peur de faire une bêtise vis-à-vis de la professionnelle qu’elle est, je suis totalement déstabilisé. Je la vois qui fait un petit haussement d’épaules.

- Monsieur Perret. J’accepte vos excuses. Je pense qu’elles sont sincères, mais je peux vous dire que vos propos et votre manque de confiance tout à l’heure m’ont profondément blessée. Je ne vous en veux pas parce que je commence à comprendre comment vous êtes quand vous vous sentez menacé dans la garde de vos enfants. J’ai besoin d’un peu de temps pour digérer tout ça… On en reparlera.

Et elle rajoute dans un sourire :

- Au prochain entretien, vu qu’a priori, je suis toujours votre référente, j’espère que vous vous souviendrez de vos paroles et je compte sur vous pour que tout se passe bien !

Lorsqu’elle quitte la pièce, je la regarde partir, un peu perdu dans mes pensées. En attendant que mes enfants ne se réveillent, je saisis un crayon et une feuille de papier et je gribouille dessus mes souvenirs de sa silhouette dessinée par le soleil. C’est le meilleur moyen pour moi de réfléchir, d’analyser les choses. C’est pour l’instant, avec mes enfants, le seul moyen que j’ai trouvé de ne pas sombrer totalement dans la folie et la dépression.

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