25. L'Ours blessé
Albane
J’enfile mon manteau en descendant les escaliers à vive allure, tout en faisant attention à ne pas faire trop de bruit. Je ne sais pas comment je fais pour ne pas me vautrer, mon sac à main et mes chaussures dans une main, en train de galérer à enfiler la manche de ma veste. Une fois en bas, j’enfile mes talons en me maudissant d’avoir laissé mon sac avec mes baskets dans le bureau du bâtiment principal, et sors à la hâte de l’immeuble puis de la cour.
Je me retrouve dans la rue, alors qu’il fait encore nuit et un froid glacial. Je m’apprête à partir en direction de chez moi lorsque je vois au loin Jordan sortir de sa voiture garée sur le bord de la route devant le bâtiment principal. Paie ton walk of shame ! Je me retrouve à me planquer derrière une voiture pour être certaine qu’il ne me voie pas, et je patiente le temps qu’il disparaisse de mon champ de vision. C’était moins une. Comment aurais-je pu expliquer ma présence à cette heure, encore vêtue de mes habits de fête ? Avec la tête d’une nana paniquée mais comblée ?
Je me dépêche de regagner mon chez moi, traversant les rues désertes en ce matin du vingt-cinq décembre, après une nuit qui marque mon grand retour dans une vie de femme épanouie. Retour éphémère, parce que ce qui s’est passé est une monumentale connerie. Coucher avec un résident est une faute professionnelle qui peut me conduire tout droit chez Pôle Emploi après une humiliation des plus méritées. Je sais que j’ai un problème d’implication dans mon boulot, une tendance terrible à manquer de distanciation, mais de là à me retrouver nue dans le lit d’un résident, jamais cela ne m’était arrivé. Jamais je n’aurais pu imaginer que cela arrive un jour. C’est la catastrophe, et c’est peu dire ! Comment va-t-on faire pour bosser ensemble ?
Je me morigène d’avoir pu être aussi stupide. Maintenant que Julien m’a vue nue, est parti à la découverte de mon corps, l’a exploré de façon très intime, s’y est niché, y a joui, m’a entendue gémir… Rien ne sera plus pareil. Nous ne pourrons jamais bosser ensemble correctement. Si Nicolas apprend cela, il va me tuer à coup sûr ! Nicolas… Je pourrais lui demander de changer de référence… Ce serait sans doute la chose la plus logique à faire. Mais comment l’expliquer ? Monsieur Perret m’a vue à poil et connaît mon corps comme aucun homme de cette région ne le connaît, je ne peux plus être sa référente. Ça passe comme raison professionnelle ? Bien sûr que non. C’est la merde. Oui, la merde intersidérale.
J’ouvre la barrière de ma petite cour en soupirant et monte les marches pour regagner mon appartement, perdue dans mes pensées. Cravate m’accueille en miaulant bruyamment et je prends le temps de la câliner quelques minutes, avec l’espoir de retrouver un peu de sérénité. Si c’est la qualité première d’un chat, cela ne suffit pas à me rasséréner ce matin. Je file sous la douche après avoir rempli sa gamelle, et en ressors bougonne. Tout mon petit rituel du matin est bousculé. Mon café n’est pas coulé puisque j’ai oublié de mettre la machine en route, et j’attends comme une conne, en peignoir, dans ma cuisine, que ma drogue remplisse ma tasse. Mon cerveau est en mode surchauffe alors que je suis parasitée par les souvenirs de cette nuit. C’était si bon, si intense… J’ai l’impression qu’en fermant les yeux je peux encore sentir les sensations… Ses lèvres sur mon corps, ses mains qui me caressent, sa queue qui me… Oh là là ! Je ne vais jamais m’en remettre !
Il faut que je me reprenne. Je n’ai pas le choix. Aller voir Nicolas et demander à changer de référence n’est pas envisageable. Je dois simplement retrouver une attitude professionnelle avec Julien. C’est nécessaire, essentiel à nos deux vies. Lui ne peut pas se permettre de perdre sa place, pour lui, pour ses enfants, pour leur avenir. Et moi, je ne peux pas perdre mon travail. Je refuse de tout perdre, j’ai trop lutté pour retrouver une vie normale et me relever. Je suis arrivée ici sans rien, dormant dans ma voiture. Je ne veux pas revivre ça ! J’aime ma vie telle qu’elle est. Je ne perdrai pas tout, pas encore une fois. Et surtout pas à nouveau à cause d’un homme.
J’arrive au centre, en retard évidemment, et me précipite dans le bureau des éducateurs où Jordan est installé.
- Salut, désolée pour le retard, panne de réveil.
Je bougonne plus que je ne parle, et au moins ce matin, il ne pourra pas dire que mon sourire est une invitation pour ses propositions indécentes.
- T’as quand même plus de vingt minutes de retard, Albane.
- Ah non, pas ce matin.
Mon ton doit être suffisamment froid pour qu’il ne rétorque pas, et il m’observe en silence enlever mon manteau et ranger mes affaires. Je m’assieds au bureau libre un moment, profitant de l’écran qui me cache de sa tête qui me revient encore moins ce matin que tous les autres matins de l’année, et fais mine de bosser. En réalité, tout ce que je veux à cet instant, c’est me blottir dans mon canapé avec Cravate, du chocolat chaud et une tonne de cochonneries à dévorer jusqu’à faire une overdose de sucre.
Je suis crevée, je suis triste, en colère, frustrée… La liste est loin d’être exhaustive et je sens que la journée va être très longue. Il me sera difficile, aujourd’hui, de contrôler toutes mes émotions.
- Dis-moi, tu veux pas aller faire le tour du bâtiment des familles ce matin ?
Je sais qu’il déteste y aller. Si Jordan bosse en Centre d’Hébergement, c’est parce que le public qu’on y accompagne principalement, ce sont les adultes. Il déteste les enfants et se porte toujours volontaire pour être référent des personnes seules. Les enfants lui rendent bien cette antipathie d’ailleurs. Pourtant, ce matin, égoïstement, je préfèrerais qu’il aille les engueuler pour des broutilles plutôt que de tomber nez à nez avec Julien. Julien, que j’ai éconduit brutalement et qui, à n’en point douter, va m’en vouloir à mort pour mon départ comme une voleuse et mes mots signifiant que notre nuit d’amour n’était rien qu’une broutille.
- Ah non, hors de question, j’ai plein de boulot.
Foutu connard. Plein de quoi ? Il sait ce que c’est le boulot, lui ? Je bougonne en me levant et décide de me rendre au réfectoire. Plutôt me retrouver avec des résidents à la gueule de bois, en manque, bougons, de bonne humeur, ou n’importe quoi plutôt qu’avec lui. Enfin, j’hésite, je crois que je préfère être avec cet imbécile qu’avec Julien, là tout de suite. Qu’est-ce que je raconte ? J’ai juste envie de retourner dans cette chambre, de le supplier de me pardonner et de me prendre encore dans ses bras ! Pire… J’aimerais que ce réveil n’ait jamais sonné, qu’on soit parti pour un troisième round, un quatrième, et tout ce qu’il voulait.
Le réfectoire est plutôt calme ce matin et je prends le temps de boire un café avec quelques résidents. J’essaie de sauver la face, mais ma mine doit faire peur à voir vu leurs regards parfois peu discrets. Oui, je sais, la gentille Albane toujours souriante a l’air dépressive ce matin. Bingo.
Quand dix heures arrive, je me résous à me rendre au bâtiment qui me fiche la trouille, la tanière de l’ours. Je repasse par le bureau pour récupérer mon manteau et les clés, traverse la rue et entre dans la cour. C’est calme, en même temps il fait un froid de canard et les enfants se sont couchés tard. Je passe à la cuisine, vide de tout occupant. Dommage, j’aurais bien pris le temps de discuter avec Irina ou Asma. Quoique… Oh là là ! Voilà pourquoi tout ceci était une très mauvaise idée ! J’ai fait n’importe quoi avec Asma hier soir, par pure jalousie. Bravo, Albane, très professionnelle !
J’entre dans l’immeuble, soulagée de ne pas tomber nez à nez avec Julien, et file me réfugier dans le bureau. Pour une fois, chose qui ne m’arrive jamais quand j’y suis seule, je ferme la porte. Premier vrai moment de répit, et je ne suis pas sûre que cela me fasse du bien. Irrémédiablement, mes pensées volent au deuxième étage, sur le lieu du crime. Indéniablement, je ne peux que sourire en repensant à cette nuit. Cet homme… Fougueux, passionné, tendre… Cet homme… est un résident du CHRS et je suis sa référente. Mais qu’est-ce qui m’a pris ?!
J’ai l’impression d’être à flanc de montagne, d’un côté le Paradis avec cette nuit, de l’autre l’Enfer et la réalité des choses. Et mon cerveau bascule, un coup l’euphorie, l’autre le cauchemar, sans jamais vraiment tomber dans l’un ou dans l’autre, juste un petit survol, j’oscille.
Inspiration… Expiration… On se calme, on se concentre. Travail.
Je sursaute en entendant mon prénom, crié au loin. Une fois, puis deux, et des bruits de pas dans l’escalier. Gabin… Je n’ose pas bouger de mon siège, de peur que Julien l’accompagne. Je suis pathétique, vraiment. Je l’entends arriver et s’arrêter devant la porte du bureau. Elle a beau être vitrée, là où je suis, il ne peut pas me voir.
- Albane ! Je peux entrer ? Je t’ai vue arriver par la fenêtre ! Albane !
Bien joué, gamin… Je ne peux même pas me cacher. Le Karma a décidé que c’était ma fête aujourd’hui, apparemment.
- Oui, oui, entre Gabin, vas-y !
Il se précipite dans la pièce et vient se jeter sur moi. Je ne peux que lui ouvrir les bras et le serrer contre moi. Il est tellement chou, ce petit. Aussi mignon que son père, mais avec tant d’innocence et de douceur… Il tient dans sa petite main potelée les petits animaux en plastique que je lui ai achetés et que j’ai laissés à son père la veille au soir.
- Regarde Albane ! Le cadeau que m’a ramené Papa Noël ! Ils sont trop beaux les animals ! Ça me fait trop plaisir !
- Les animaux, Gabin.
Je ne peux m’empêcher de le corriger dans un sourire. Mon esprit reste celui d’une éducatrice, même si j’ai été loin de mon professionnalisme habituel hier. Je l’aide à mieux s’asseoir sur mes genoux alors qu’il reprend.
- C’est comme ceux que tu m’as montrés sur le livre des jouets ! J’ai bien fait d’écrire ma lettre avec la maîtresse !
- Oui, et comme tu as été sage, tu as eu ce que tu désirais. Je suis contente que ça te fasse autant plaisir. Quel est donc celui que tu préfères ?
- Il y en a deux ! Il y a le lion, parce que c’est le roi, le plus fort ! Et puis, l’autre, c’est l’ours, parce qu’il est beau et costaud comme mon papa avec sa barbe !
Je manque de m’étouffer en écoutant le petit. Pourquoi tout me ramène à Julien ? Pourquoi tout ce qu’on me dit me fait penser à celui qui m’a fait l’amour ? Ses grognements, son côté bestial…
- Je vois… Alors, qu’est-ce que tu as eu d’autre comme cadeaux ? Tu as été gâté ?
- Gâté ? Ça veut pas dire pourri ?
- Pas que, ris-je. Ça peut aussi vouloir dire que tu as eu plein de choses, Trésor.
- Oui, j’ai eu un jeu où il faut dessiner pour gagner. Papa a dit qu’on jouera ce soir. Tu viendras jouer avec nous ?
- Je ne sais pas Gabin, j’ai du travail à faire, tu sais.
Et un Papa Ours à éviter à tout prix ? Assurément… De toute façon, pas sûre qu’il me laisse à nouveau entrer dans leur studio. Et pas sûre d’avoir envie d’y retourner. Je suis plutôt du genre à visualiser les choses assez facilement et il est évident que je finirais rouge pivoine rien qu’à poser mes yeux sur son lit.
- Dommage, me répond-il en faisant la moue. Si t’as fini ton travail, tu viendras ?
- Je verrai ça, d’accord ?
- Oui !
- Bien, et si tu remontais là-haut avec papa et Sophie ? Plus vite je me mets au boulot, et plus j’ai de chances d’avoir fini mon travail, tu crois pas ?
- Attends, d’abord un bisou !
- Un bisou ? Ah oui ? Et sinon quoi ?
- Ben… Sinon… Je boude !
Ses yeux plein de malice me tirent un sourire. Ce petit ira loin s’il continue comme ça. Il a une bouille à croquer et on lui décrocherait la Lune. Je l’embrasse sur la joue, hors de question qu’il boude, je pense qu’un Perret qui tire la tronche, ce sera suffisant pour moi.
Une fois son bisou reçu, Gabin descend de mes genoux et repart en sens inverse, laissant la porte ouverte. Je l’entends courir dans les escaliers, puis crier.
- Papaaaaa ! Albane m’a fait un bisouuuuu !
Je prie pour qu’il ait dit cela en arrivant sur le palier du deuxième étage. Malheureusement, des pas se font entendre dans les escaliers. Plus lourds… Est-ce que je vais fermer la porte de mon bureau ? C’est puéril, je sais. Je pourrais même faire mine d’être au téléphone, après tout. Pathétique, je réitère. Je me ferais presque de la peine, si je n’avais pas tant envie de m’auto-gifler pour avoir osé franchir une limite qui n’aurait jamais dû l’être.
Je sursaute quand deux coups sont frappés sur la vitre de la porte. Tension maximale, je jure que j’ai l’impression d’être dans un film à suspens, et que le tueur cherche sa proie dans la maison. Il m’a trouvée. J’ai peur...
- Oui ? Entrez…
Il passe la tête par la porte, tout sourire, bien loin du film d’horreur que j’ai en tête. On dirait un nounours qui vient chercher son câlin. Il n’a pas compris ou quoi ? Je n’ai pas été assez claire quand je suis sortie ce matin ?
- Bonjour Albane. Joyeux Noël ! Je suis venu moi aussi chercher mon petit bisou de Noël !
- Bonjour… Gabin est là-haut ? dis-je en me levant, tentant de rester impassible.
- Oui, il est remonté. Il est trop excité par tous ses jouets. Encore merci d’ailleurs pour la soirée d’hier. Les enfants ont adoré ! Et moi aussi ! rajoute-t-il dans un nouveau sourire qui me fait presque craquer.
J’hésite un instant à fermer ou non la porte du bureau, mais je ne voudrais pas qu’on nous entende. C’est trop risqué… Alors j’y vais. Je passe devant lui et vais la fermer, le cœur lourd, surtout qu’il risque de mal interpréter mes intentions. Comme de fait, il approche rapidement, et je n’ai pas le temps de réagir en me retournant qu’il est déjà tout près de moi. S’il ne m’aide pas, on ne va pas y arriver… Je pose mes mains sur son torse rapidement et le repousse, en essayant de ne pas rêvasser à sa peau sous la pulpe de mes doigts quelques heures plus tôt. Julien fronce les sourcils en reculant. J’ai bien peur de devoir frapper fort pour me faire entendre et cela me fait déjà un mal de chien. Je ne suis pas comme ça, je déteste blesser les gens.
- Ne vous approchez pas. Cette nuit, c’était une erreur et ça ne se reproduira pas. Jamais ça n’aurait dû arriver, Monsieur Perret. Il ne s’est d’ailleurs rien passé. Est-ce clair ?
J’essaie de prendre le ton le plus froid possible, et j’espère qu’il n’entend pas le tremblement qu’il y a dans ma voix. Le traiter comme ça me brise moi-même. J’ai juste envie de lui faire un câlin quand je vois son air blessé. Il se ferme comme une huitre et les éclairs gris dans ses yeux magnifiques sont autant de coups de poignards qui me transpercent le cœur.
- C’est clair oui, répond-il d’un ton plein de fureur contenue. Je ne suis donc qu’une erreur ? Rien d’autre ?
- Monsieur Perret… Cette relation est et doit rester professionnelle. Il n’y a rien de plus. L’erreur c’est l’acte, pas vous.
- Et donc, tu as tiré ton coup, et maintenant tu me chasses comme une merde ? Ce n’est pas moi qui suis venu dans ta chambre, je te rappelle. Quel con je suis… Je croyais… Enfin, non, je ne croyais rien… Tu t’es juste servie de moi… J’y crois pas !
Julien passe ses mains dans ses cheveux puis se retourne brutalement vers le mur dans lequel il frappe fort. Est-ce qu’il pourrait être violent ? Je ne le crois pas, mais peut-on vraiment le savoir ? Toujours est-il que, de mon côté, c’est la panique plus qu’autre chose qui domine à présent. J’essaie de contrôler le tremblement de mon corps, mais j’ai déjà une main sur la poignée de la porte, prête à m’enfuir.
- Est-ce que… Est-ce que ça va ? Vous avez dû vous faire mal…
Oui, il me reste un semblant d’humanité dans ce moment terrible. Je sais que je le blesse, c’est plus que lisible dans son regard et son attitude, mais ça ne change rien à ce que je ressens. Je m’inquiète pour lui, professionnellement et personnellement parlant.
- Non, ce n’est pas le mur qui me fait mal. C’est la cruauté des gens qui m’entourent. Je ne suis qu’un chien qu’on abandonne sur la route des vacances. On lui fait un câlin et on le jette quand il devient trop encombrant… J’en ai marre de cette vie pourrie…
Ses paroles ne font qu’accentuer ma culpabilité. Cet homme passe son temps à se dévaloriser, c’est terrible. Ce doit être l’anarchie dans sa tête, constamment. Il n’y a qu’auprès de ses enfants qu’il se sent utile, chéri… Et je ne fais qu’accentuer son mal-être de par mon attitude. Je n’aurais jamais dû craquer. Je n’aurais pas dû monter le voir hier soir. J’aurais dû résister, pour son bien. Je m’en veux terriblement. Pourtant, je ne dois pas flancher. Il est important que nous gardions une relation de travail. Julien est fragile, à fleur de peau. J’ai peur qu’il vrille, qu’il reparte dans ses travers s’il n’a plus aucun lien ici. Soyons clair, j’ai apprivoisé l’ours, mais il ne se laisse pas approcher par tout le monde. Les travailleurs sociaux restent pour lui des enflures. Et je viens de briser le peu de confiance qu’il m’accordait…
Je ne suis pas une personne cruelle. A cet instant, j’agis pour moi autant que pour lui, puisque lui ne semble pas avoir conscience de ce que nous risquons. Il arrive là, ce matin, la bouche en cœur, comme si tout était normal. Se rend-il compte du problème d’éthique que cela pose ? Est-ce qu’il comprend que toute ma vie peut partir en éclats en quelques secondes avec ce genre d’attitude ?
- Parfois, il faut savoir regarder plus loin que le bout de son nez, Monsieur Perret… Réfléchir un peu, ne pas interpréter les choses dans l’instant. Vous savez très bien qu’il ne peut rien se passer entre vous et moi.
Pour l’instant ? J’ai failli le dire, vraiment. Ensuite, qui sait. Si un jour il est capable de me pardonner ce moment. S’il ne tombe pas dans les bras d’Asma d’ici là. S’il reste ici et ne s’envole pas dans la nature.
- Oui, je sais, je ne suis qu’un pauvre résident. Un mec qui ne mérite rien. Et en plus, vous me traitez d’imbécile. Il s’est pas déjà passé un petit truc entre nous ? Je suis vraiment si bête que ça ? C’était que du Fake la nuit dernière ? J’ai pas rêvé, putain !
Je le vois qui se frotte la main qu’il a bien égratignée. Ses mots me font mal, mais il faut que je sois forte si je ne veux pas que lui et moi nous retrouvions à la rue rapidement. Je ne dois pas craquer. Pour lui et pour sa famille. Il faut que je me fasse violence pour éviter qu’un drame n’arrive à ses enfants. Mais je ne peux pas non plus le laisser se détruire comme ça. J’ai l’impression d’avoir ruiné tous les efforts et progrès faits depuis son arrivée… Pire, j’ai le sentiment qu’il est encore plus mal que la première fois où je l’ai vu. Il a entrouvert son armure et là, il est en train de la refermer plus vite et plus fort encore que jamais.
- Ça suffit, Monsieur Perret. Vous méritez de vous en sortir, n’en doutez jamais. Peu importe ce qui se passe ou s’est passé, on mérite tous une nouvelle chance. Vous êtes loin d’être un imbécile et je suis sûre que vous finirez pas comprendre que c’est mieux comme ça. Dans la vie, on ne peut pas toujours faire ce que l’on aimerait…
Il me regarde sans répondre. Il est blessé, je le vois. Mon cœur me dit d’aller vers lui, de le prendre dans mes bras. Je fais même sans m’en rendre compte un petit pas vers cet ours blessé.
- Restez où vous êtes. Surtout, ne m’approchez pas ! Vous m’avez fait assez de mal comme ça. Je ne veux plus jamais avoir affaire à vous. Vous me dites que je mérite une nouvelle chance. Je n’y crois plus pour moi. Mais mes enfants y ont droit, eux. Je vais me battre. Pour eux. Mais ce sera sans vous. Ne remettez plus jamais les pieds dans mon studio.
Ça, ça fait mal… Voilà, moi aussi je me retrouve jetée. Au moins, je morfle comme lui, pour le coup. D’ici à ce qu’il aille voir Nicolas pour changer de référente. Ou pour me balancer, peut-être même. Abus de pouvoir ? Abus de faiblesse ? Allez, Albane, un petit procès ? Je m’apprête à répondre quand on frappe à la porte. Sauvée par le gong ? Je souffle un bon coup et me retourne pour ouvrir.
- Bonjour, Sophie.
Je tente un sourire sincère, mais là, c’est un peu la galère. J’espère que Papa Ours va vite se reprendre, je ne voudrais pas, en plus, que sa fille s’inquiète. Il passe devant moi, sans un mot puis sourit, presque naturellement, à sa fille. Cet homme est vraiment incroyable. Il a revêtu son masque à une vitesse insoupçonnée. On dirait presque qu’il ne vient pas de frapper un mur et de me rabaisser plus bas que terre.
- Sophie, Albane est occupée. Elle a un rendez-vous qui l’attend. Il faut qu’on la laisse tranquille. Tu viens avec moi ? On va aller jouer au jeu que ton petit frère a eu pour Noël.
Je le vois qui essaie d’entraîner sa fille avec lui, mais elle résiste et se tourne vers moi. J’ai l’impression qu’elle a compris qu’il s’était passé un truc entre son père et moi. Elle doit se dire qu’il a encore dû faire des siennes.
- J’arrive Papa. Je vais d’abord remercier Albane pour son cadeau. C’est de la simple politesse, comme dirait maman si elle était là.
Le regard hanté et encore plus blessé qu’il lance à sa fille me laisse chancelante. Il a l’impression que le monde s’écroule, je dirais. Mais, sa fierté reprend vite le dessus et il disparait dans les escaliers.
- Ce n’est pas grand chose Sophie, ça m’a fait plaisir. Si tu n’aimes pas, je te donnerai l’adresse de la petite bijouterie pour les échanger, ils font plein de breloques sympas.
- Oh non ! J’adore ! C’est mignon tout plein ! Et puis, merci aussi pour le maquillage. Je sais que c’est toi qui l’as choisi. Papa en est incapable. D’ailleurs, s’il a été méchant avec toi, là tout de suite, il ne faut pas lui en vouloir. Il fait ce qu’il peut…
- Ne t’inquiète pas pour ça, j’ai connu pire. Et pour information, ton père était avec moi quand je l’ai choisi, mais c’est un homme, tu sais, le maquillage, c’est rarement leur truc.
- Tu pourras me montrer comment on en met ? Car Papa, il sait faire plein de choses, mais comme tu dis, il n’y connait rien en maquillage ! J’ai pas envie de ressembler à un clown moi. C’est à toi que je veux ressembler ! Tu étais trop jolie hier avec ta belle robe !
- Crois-moi, Trésor, tu n’as pas besoin de chercher à me ressembler, dis-je en lui souriant. Je te montrerai comment faire, pas de problème, sois toi-même, c’est l’essentiel. Fais les choses pour toi, pas pour faire comme les autres. Tu es bien trop jolie pour vouloir ressembler à quelqu’un d’autre, va ! Rejoins donc ton père avant qu’il ne s’énerve encore plus ! C’est Noël, il a besoin de toi près de lui !
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