Albane

Je monte les marches à la vitesse d’un escargot pour me rendre au deuxième. Ma motivation pour me rendre au studio des Perret est très fluctuante avec une tendance à la baisse. Honnêtement, je réfléchis très sérieusement à demander à Nicolas de ne plus avoir la référence de la famille. J’ai peur que Julien, par simple esprit de contrariété, fasse le choix de prendre la tangente à tout ce que je pourrais lui proposer. Si je ne veux pas mettre en péril son avenir en entretenant une relation personnelle avec lui, je ne veux pas non plus que le fait de travailler avec moi le bride. C’est compliqué, tellement compliqué que j’en perds le sommeil.

Lorsque je frappe à la porte du studio, je suis fébrile, inquiète et stressée. Un joli combo qui m’empêche à coup sûr d’avoir l’air assuré de l’éduc qui sait ce qu’elle fait. Personne ne me répond, mais, en tendant l’oreille, j’entends Julien qui s’énerve sur Gabin.

- Gabin ! Mais c’est quoi tout ça ! Tu as mis de la peinture partout ! Tu en as même mis par terre ! Et ma toile est foutue ! Tu sais le prix que ça coûte ? Non, mais, c’est pas possible ça !!!

Je suis surprise de l’entendre aussi énervé contre son fils qu’il adore. Il est à fleur de peau, mon Papa Ours ? Je tape plus fort pour signifier plus clairement mon arrivée. Je m’en veux un peu et j’ai peur qu’il en vienne à me soupçonner de l’espionner.

- Entrez ! rugit-il.

L’entretien s’annonce bien, dis donc. J’espère qu’il va réussir à se contenir, sinon je vais m’amuser… J’entre donc doucement dans l’appartement, et je regrette de ne pas avoir d’écharpe blanche pour pouvoir la brandir tel un drapeau assurant ma reddition avant même le début du combat du jour.

- Bonjour...

- Oh, c’est toi… Ce n’est pas le moment là…

Agréable comme accueil… Pourquoi, si ça avait été quelqu’un d’autre, ça l’aurait été, le moment ? Je le regarde. Il a de la peinture verte sur tout le pantalon. Et je vois Gabin en pleurs, un pot ouvert à la main.

- Je vais aller vous chercher de l’essuie-tout et de quoi nettoyer tout ça… Gabin, si tu voulais changer ton père en Hulk, pas besoin de peinture, je te rappelle qu’il est déjà un super-héros et qu’il a une cape, tenté-je avec un petit sourire.

- Ouais, dépêche toi Albane ! Je ne tiens plus là ! Ils ne font que des bêtises !

Dépêche-toi, sérieusement ? Il a du culot quand même ! Ok, l’humour ne fait pas d’effet sur un Ours en colère aujourd’hui, je note.

- Vous devriez aller vous doucher, Monsieur Perret. Je vais gérer le nettoyage avec Gabin.

Je hausse un sourcil, à la fois perplexe et curieuse malgré moi quand je le vois enlever sa chemise devant tout le monde et la jeter par terre, en boule, passablement en colère. Je retrouve avec un plaisir coupable la vision de son torse musclé et j’ai presque envie d’aller le rejoindre sous la douche. Mais je me fais violence et vais m’occuper des enfants, et ce même si mes pensées sont parasitées par l’homme nu à quelques mètres de moi, sous la douche, avec comme seul rempart entre nous, une porte. Et deux enfants. Je vais chercher ce qu’il faut pour nettoyer et prends le temps de discuter avec un Gabin reniflant et larmoyant en essuyant la peinture. Il y en a vraiment partout et je tente de rester sérieuse malgré mon envie de rire. Le petit ne l'a pas fait exprès, évidemment, et Julien est parti au quart de tour. Quand nous avons terminé d’effacer toutes les traces du crime, je me permets de venir tapoter mon doigt plein de peinture sur le nez du petit Perret, ce qui le déride et le fait rire.

- Allez, c’est fini Gabin, essuie-moi ces larmes, souris-je en caressant ses cheveux de ma main propre, tu es beaucoup plus mignon quand tu souris.

- Merci Albane. Tu es gentille, toi. Pas comme Papa. Il crie tout le temps en ce moment. Comme quand Maman est partie…

- Gabin, tais-toi ! Ça ne se dit pas ces choses-là ! l’interrompt Sophie, sans doute inquiète de voir ma réaction alors que j’essaie de rester neutre.

- Mais si, ça se dit, Sophie. C’est important de parler ! Et puis, si votre papa est énervé, c’est sûrement que c’est compliqué pour lui en ce moment…

- C’est compliqué pour tout le monde oui, me lance l’adolescente avant de rentrer dans leur chambre, presque en pleurs.

Je ne comprends pas trop ce qu’il se passe. Cette famille, qui me semblait si unie encore récemment, a l’air en pleine crise. Les enfants ne vont pas bien et je note dans ma tête d’aborder ce point avec Julien une fois qu’il sera sorti de la douche. Voilà qui promet une belle joute verbale. Papa Ours va sortir de sa grotte pour rugir.

Gabin est déjà reparti à ses jouets et je me dis que j’ai le temps d’aller voir ce qui ne va pas avec Sophie avant que son père ne vienne m’en empêcher. Je frappe donc à la porte de la petite chambre, restée ouverte, et entre doucement.

- Sophie ? Est-ce que… Qu’est-ce qui se passe, dis-moi ?

- Oh Albane ! C’est horrible ! dit-elle en pleurant et en se jetant dans mes bras.

- Eh, ça va, calme toi Trésor… Dis-moi donc ce qui vous met dans cet état, dis-je en lui caressant le dos doucement.

- Tu me promets que tu vas pas nous placer loin de papa ? Il est pas gentil, en ce moment, mais il le fait pas exprès !

Il n’est pas gentil et c’est ma faute… Super. Voilà ce que cela fait de dépasser les limites. Bravo Albane, joli boulot ! Je la serre contre moi tout en soupirant, pleine de culpabilité. Je ne pensais pas que Julien réagirait si brutalement. C’est quand même assez courant, de coucher avec quelqu’un sans enchaîner sur une relation suivie. Si je n’en ai jamais été adepte, car engagée, je ne vois pas vraiment où est le problème. Enfin, je comprends bien qu’il n’a pas apprécié d’être éconduit et l’a vécu comme un rejet, mais il est totalement incapable de replacer cette nuit de Noël dans le contexte où elle se situe : moi en tant que travailleuse sociale, lui en tant que résident. Ce genre de relation ne peut pas exister, ce n’est pas éthique, ce n’est pas autorisé, cela peut entraver mon travail et son avancée. C’est d’ailleurs le cas, rien qu’après une nuit.

- Sophie, ça arrive à toutes les familles de se disputer, ça ne veut pas dire pour autant que vous allez être placés.

- Mais Papa, il dit toujours ça ! Dès qu’on fait un truc qui lui plaît pas, il nous crie dessus et dit qu’on va finir à la DDASS ! Je sais même pas ce que c’est, mais ça fait peur… Oh Albane, il faut que tu fasses comme quand on est arrivé ! Fais le sourire !

- On ne peut pas sourire tout le temps, tu sais. Votre papa traverse un moment difficile, mais ça va s’arranger. Il vous aime plus que tout, et c’est ça qui va l’aider à aller mieux…

- Qui dit que je ne vais pas bien ? tonne une voix dure.

Je lève les yeux et vois dans l’embrasure de la porte un Julien visiblement toujours en colère, contre moi cette fois. Ses yeux sont d’un gris acier et je me retrouve toute embarrassée. Surtout que dans ma petite tête, ma folie prend le dessus car je ne peux m’empêcher de penser à la chanson “Il a les yeux révolver, il a le regard qui tue…” Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je me reprends et me lève afin de ne plus être en situation d’infériorité, avant de m’approcher doucement de lui, affichant un masque de calme apparent que je suis loin de ressentir au fond de moi.

- C’est moi qui le dis, et je l’affirme, d’ailleurs. On peut discuter en privé ?

- On n’a pas de vie privée ici, alors on fait ça où tu veux… Sophie, je t’envoie Gabin. Garde le ici pendant que je me fais disputer par Albane…

Je lève les yeux au ciel et soupire fortement pour bien lui signifier mon agacement tout en sortant de la chambre.

- Très mature, Monsieur Perret, vraiment. On descend au bureau les enfants, si vous avez besoin, n’hésitez pas à venir nous voir, d’accord ? Et, Gabin, évite de peindre ta sœur en rouge, s’il te plaît.

Je fais un clin d'œil au petit peintre en herbe et sors du studio sans attendre Papa Ours, afin de rejoindre le bureau au rez-de-chaussée. Julien me rejoint quelques secondes plus tard, affichant un air nonchalant plutôt agaçant. J’hésite entre la jouer compréhensive ou attaquer frontalement, honnêtement. Ce n’est jamais bon d’être en colère dans ce genre de situation. Être éducateur, c’est se contrôler. On fait mine d’être en colère, mais on ne doit pas l’être. Pourtant, là, je le suis. J’impose une certaine distance en m’installant au bureau et en lui signifiant d’un geste qu’il peut poser ses fesses dans le fauteuil de l’autre côté, ce qu’il fait en soupirant. Au moins, il n’est pas totalement réfractaire.

- Qu’est-ce qui vous arrive, Monsieur Perret ?

- Rien. Tout va très bien. Je ne vois pas ce qui justifie cet entretien au bureau. C’est le studio qui te rappelle de mauvais souvenirs ?

Papa Ours attaque avant d’être blessé. Jolie stratégie de défense, beau gosse. Et bien joué. Oui, ce studio me rappelle des souvenirs, mais ils n’ont rien de mauvais, bien au contraire.

- Ce n’est pas dans votre habitude de crier comme ça sur les enfants, et ils ne le vivent pas très bien. Sérieusement, Monsieur Perret, y a pas mort d’homme avec un peu de peinture sur le sol…

- Tu ne peux pas comprendre ce que je vis… Toi et ta petite vie heureuse…

Je doute de pouvoir garder mon calme bien longtemps face à ses provocations. S’il savait qu’elle est bien loin d’être heureuse, s’il savait comme moi aussi je me sens seule et comme moi aussi je peux souffrir, chaque soir en rentrant du travail.

- Vous ne savez rien de ma vie, Monsieur Perret, dis-je plus sèchement que je ne l’aurais voulu, et ce n’est pas parce qu’elle est censée être heureuse, que je ne peux pas comprendre votre souffrance.

C’est alors qu’il s’effondre et se prend la tête dans les mains. Je rêve ou quoi ? L’ours est en train de craquer ? De sangloter même ? Je ne sais pas comment réagir… Voir cet homme qui paraît si fort se mettre à pleurer et mettre à nu sa fragilité m’ébranle plus que je ne devrais l’admettre. Foutue distance professionnelle que je n’ai pas su installer ! J’en suis presque à pleurer avec lui. Il a tellement besoin d’attention, de tendresse… Je crève d’envie de le prendre dans mes bras. Un câlin ne lui ferait pas de mal…

- Je suis désolé Albane, sanglote-t-il, je suis un monstre. Je n’en peux plus… Rien ne va dans ma vie… Et je suis horrible avec mes enfants… Il vaudrait mieux que je ne sois plus là !

- Julien, soupiré-je en me penchant sur le bureau pour me rapprocher un peu. Il faut que tu te fasses aider, tu ne peux pas dire ce genre de chose… Tu n’es pas un monstre, juste un mec qui s’est pris une grosse gamelle et qui a besoin qu’on l’aide à se relever. Tu as des enfants merveilleux, qui t’aiment d’un amour inconditionnel, ils ont besoin que tu reprennes ta vie en main. Tu as beau dire que tu peux te débrouiller seul, une dépression ne se soigne pas en deux ou trois mois… Je t’en prie, il faut que tu fasses quelque chose.

- Mais tu veux que je fasse quoi ? Si je vais voir un psy, il ne sera pas comme toi. Il va me juger. Et je te promets que si on m’enlève mes enfants, je me tue !

Je reste silencieuse un moment, réfléchissant à la situation. Je pourrais lui conseiller le psy qui vient ici une fois par semaine, mais il a déjà suffisamment de mal à supporter le centre et aura peur qu’il brise le secret professionnel. Évidemment, je pourrais le diriger vers le Centre Médico-Psy adulte, mais il doit y avoir plusieurs mois d’attente avant d’avoir un rendez-vous.

- Je peux te donner les coordonnées d’une psy, en qui j’ai entièrement confiance, murmuré-je en sortant mon portefeuille de mon sac à main pour chercher la carte de visite qui m’intéresse.

- Tu crois que ça pourra m’aider ? me supplie-il d’une voix toujours tremblante.

- Moi, elle m’a aidée. Je lui confierais ma vie sans une once d’hésitation, honnêtement. Et je ne te la recommanderais pas si je n’étais pas sûre de moi. Laisse-lui une chance, Julien.

Il me lance un regard où se mêlent l’étonnement et l’incrédulité. Je dépose la carte de visite devant lui, sur le bureau, et Julien me surprend en posant sa main sur la mienne alors que, faible que je suis, je ne la retire pas. Son contact me manque, chaque jour qui passe. J’aimerais tellement pouvoir envisager quelque chose de plus que cette simple relation professionnelle...

- Elle t’a aidée ? Tu… Enfin… Non, excuse-moi… Ça ne me regarde pas… Et je fais comment pour la payer ? Ça coûte cher ce genre de spécialiste, non ?

Il a raison. Evidemment. Et ce n’est pas remboursé par la Sécurité Sociale puisqu’elle a un cabinet privé. Moi-même, j’ai galéré pour payer mes séances, même si elle fait partie des praticiennes qui sont les moins chères dans le coin.

- On prend tous des gamelles. Tu vois ? Chacun est amené à devoir saisir la main qu’on lui tend pour s’en sortir… La psy me doit un service, je pense que je peux décrocher quelques séances gratuites. Je peux l’appeler en amont pour négocier les premières séances, et ensuite tu la contactes et tu vois ce que ça donne. Si tu t’y retrouves et que tu veux continuer, on trouvera une solution pour que tu puisses poursuivre avec elle. Donne-lui une chance, Julien, ça ne pourra pas te faire de mal, bien au contraire.

- Des fois, je me dis que tout est simple avec toi, Albane… Pourquoi tu fais tout ça pour moi ? Je ne mérite pas ton aide… Tout ce que je fais, c’est te mettre en difficulté… Et je vais même jusqu’à mettre ton job en danger !

- Eh bien, il semblerait que j’aime galérer dans la vie, que veux-tu, dis-je avec un sourire en coin. Et c’est vrai qu’avec toi je galère bien, mais je crois en toi et je suis persuadée que tu peux t’en sortir. Tes enfants veulent te voir sourire à nouveau, c’est suffisant comme motivation pour moi.

Et moi aussi, je veux te voir sourire à nouveau. Et rire, t’en sortir. Et bien plus encore, mais je me garde bien de le lui dire. Je récupère un mouchoir sur le bureau et le lui tends alors qu’il presse ma main encore sous la sienne.

- Dis-toi juste, quand je t’énerverai encore, que tout ce que je fais, et je dis bien TOUT, c’est dans ton intérêt. Parfois ça fait mal, parfois ça énerve, parfois ça fait peur, mais c’est pour toi. Maintenant, Monsieur Perret, on va respirer un grand coup, et on va aller prendre ses enfants dans ses bras pour récupérer un peu d’énergie et de motivation. Compris ?

- Albane ? Je vais t’écouter. Je vais aller le faire ce câlin, à mes enfants… Tu as raison… C’est ça qui va me donner la force de continuer…

Je suis fière de lui, de voir que malgré sa colère, malgré son chagrin, malgré sa rancoeur, il peut entendre les choses et prendre en considération le point de vue de l’éduc avec laquelle il a couché avant d’être rejeté. Julien se lève, un peu hésitant, comme un boxeur sonné après un dur combat. Il s’appuie contre le bureau en se redressant, et je ne sais pas ce qui me prend, mais je me lève aussi à mon tour et le rejoins avant qu’il ne sorte du bureau.

- Julien…

Il se retourne alors qu’il allait ouvrir la porte et me regarde, ses prunelles pleines d’interrogations. J’ouvre les bras et Julien vient s’y lover immédiatement en soupirant. C’est chaste, mais c’est un moment de pure chaleur humaine, de partage entre deux personnes marquées par la vie. C’est un instant de pur réconfort que l’on s’offre mutuellement, bien loin de notre passion charnelle de Noël, mais tout aussi bouleversant pour moi. Je sens mon cœur battre au même rythme que le sien et je le laisse pleurer contre mon corps tremblant, sans aucune notion du temps qui passe. Parce qu’avec lui, j’ai l’impression que j’ai la vie devant moi.