29. La fugue
Albane
Je regagne mon chez-moi tranquillement après ma journée de travail. Voici presque quinze jours que j’ai repris suite à mes vacances et, honnêtement, elles ont été longues ces vacances. Pas grand chose à faire de ma peau, j’ai passé mon temps soit dans mon fauteuil, soit dans mon canapé, soit dans mon lit, un bouquin à la main, un chat sur les genoux. Elle est géniale ma vie, hein ? Bon, je suis quand même allée à la librairie, où j’ai eu le bonheur de croiser mon résident favori (il y a à la fois un soupçon de vérité et un peu de sarcasme dans cette remarque), mais aussi sur la côte une journée, pour profiter de la plage. Au mois de Janvier. Je suis suicidaire, il faisait un froid de canard. Et j’ai hésité à aller voir ma mère. Longuement. Mais il y a quelques semaines, j’ai reçu un message qui m’a fait comprendre que, quoi que je fasse, il risquait de revenir dans ma vie. Et ça, c’est hors de question.
En montant mes escaliers de bois, je frissonne sous le vent normand et récupère rapidement mes clés pour me réfugier au chaud. Cravate m’accueille en se frottant contre mes jambes, et je me débarrasse de mon manteau pour la câliner rapidement avant de foncer sous une bonne douche chaude pour me réchauffer.
Je suis en train de chantonner sous la douche, profitant du moment, quand il me semble entendre des coups contre ma porte. Je tends l’oreille et commence à baliser quand les coups reprennent. Qui cela peut-il bien être ? Bon sang, il est plus de vingt heures ! Enfin, comme s’il s’agissait d’une question d’heure… Personne ne sait que je vis ici, hormis Nicolas et Jamila… J’essaie de ne pas paniquer et sors de la douche rapidement, m’enferme dans mon peignoir avant de quitter la salle de bain, à moitié tremblante, et ce n’est plus de froid. Oui, je suis du genre trouillarde. J’ai mes raisons. Je tire doucement le rideau qui cache la fenêtre de la porte et fronce les sourcils en voyant qui se trouve de l’autre côté. Qu’est-ce qu’elle fiche ici ? Comment sait-elle où je vis ?
- Sophie ? demandé-je, incrédule après avoir ouvert. Qu’est-ce que tu fais là ?
- Albane, je…
Elle grelotte devant moi, semblant perdue, et je lui fais signe d’entrer, ce qu’elle ne rechigne pas à faire. Sophie me suit jusqu’à mon canapé, observant les lieux, et s’assied en soupirant alors que le matou de la maison grimpe sur le fauteuil dans le coin opposé, observant mon invitée.
- Tu veux boire quelque chose ? Un chocolat chaud ?
- Je veux pas te déranger… Enfin, je suis là, je te dérange déjà…
- Ne dis pas de bêtise, voyons. Pourquoi est-ce que tu es là ? Tout va bien ? Tu t’es disputée avec ton père ? Est-ce que… Tu lui as dit où tu étais ? Il va totalement paniquer de ne pas te voir rentrer !
- Non, je ne lui ai rien dit. Il ne doit pas savoir… Sinon, il va encore s’énerver !
Je soupire et file à la cuisine pour préparer deux chocolats chauds. Sophie semble perdue dans ses pensées, mais elle finit par se lever et enlever son manteau, avant de se planter devant ma bibliothèque. Lorsque je reviens avec les chocolats chauds, je dépose mon plaid sur ses épaules et m’assieds sur le canapé, où elle me rejoint en se blottissant sous la couverture après avoir récupéré sa tasse.
- Explique-moi ce qu’il se passe, tu veux ?
- Tu ne diras rien à Papa ?
- Je ne peux rien te promettre, déjà parce qu’il va s’inquiéter de ne pas te voir rentrer, et ensuite parce que c’est ton père, et qu’il n’y a personne de plus qualifié pour s’occuper de toi, dis-je d’une voix douce. Tout cacher à ton père ne va pas améliorer vos relations, Trésor, au contraire....
Elle renifle un coup et hésite encore à me parler… Comme son père, elle a du mal à faire confiance… Mais si elle est venue jusqu’à moi, c’est qu’elle a besoin de se confier. Je la vois d’ailleurs qui se redresse :
- Oui, Albane, il faudra lui dire… Mais tu pourras le faire ? Toi, il ne te criera pas dessus…
- Il ne me criera pas dessus ? ris-je. Tu dois avoir des problèmes d’audition Sophie, ton père passe son temps à me grogner dessus. Allez, dis-moi, il semblerait que j’aime ça quand il me crie dessus, moi. Je lui en parlerai.
Elle rit un peu, ce qui montre qu’elle va mieux, et prend le temps de boire quelques gorgées de chocolat chaud avant de reprendre.
- C’est vrai qu’il crie un peu sur tous ceux qu’il aime bien ! Mais ce n’est pas méchant. C’est juste qu’il est triste… En tous cas, ce n’est pas lui le problème… C’est au collège…
- D’accord, au moins je n’aurai pas à lui tirer les oreilles au passage, dis-je en lui faisant un clin d'œil. Qu’est-ce qui se passe au collège ? C’est un prof ? Un élève qui t’ennuie ?
- Je… Il y a un groupe de filles qui… Elles ne veulent plus que je vienne au collège sinon elles vont me frapper…
Le harcèlement scolaire, fléau de l’adolescence. Les ados sont tellement cruels les uns avec les autres, dans une période où les changements physiques et psychiques sont si nombreux… Cela peut aller très loin. Voilà quelque chose qui ne va pas plaire à Papa Ours.
- Est-ce que tu en as parlé à des adultes, là-bas ?
- Non… Je n’ai pas osé… Les filles disent qu’elles ne veulent pas de moi car je suis une clocharde. Si je parle aux profs, ils vont me placer loin de mon père pour que je ne sois plus une clocharde…
- Sophie… S’il y a bien un moment où tu dois arrêter d’écouter ton père, c’est quand il parle de placement… Tu ne seras pas envoyée dans un foyer parce que tu as des problèmes à l’école, ou parce que tu demandes de l’aide. Ce que tu vis, c’est ce qu’on appelle du harcèlement, et ça peut arriver à n’importe qui. Pas besoin de vivre en centre d’hébergement pour ça. Je vais appeler le collège et leur parler de ça, juste pour qu’ils soient plus attentifs, d’accord ?
- Non !!!! Elles vont me frapper si elles savent que j’ai parlé ! Je veux plus retourner là bas ! Tu pourrais pas me faire l’école, toi ?
- Je ne suis pas prof, ma belle, et tu as besoin de voir des gens. Tu as des amis au collège ?
- Quelques amies, oui. Beaucoup évitent les enfants du CHRS…
- Beaucoup ne savent pas ce qu’ils ratent alors… Écoute, Sophie, soupiré-je, un peu décontenancée et ne sachant pas trop quoi faire. Je vais en parler avec ton père, mais on ne peut pas ne rien faire. Ces filles t’ont menacée, tu comprends ? C’est grave ce genre de choses, et il faut que le collège sache ce qui se passe quand ils ne vous surveillent pas. Je n’ai pas besoin de donner de noms, pas besoin de préciser quoi que ce soit. On travaille avec eux, il suffit que je reste vague… Mais de ton côté, tu dois faire en sorte de rester dans le champ de vision des surveillants, de ne pas te promener seule dans les couloirs. Il faut que tu te protèges, mais ne les laisse pas gagner en n’allant plus à l’école.
Je la vois qui se renfrogne. C’est impressionnant comme elle a les mêmes expressions que son père. Mais contrairement à lui, elle semble plus ouverte à la discussion car elle a l’air de vraiment réfléchir à ce que je lui ai dit. D’ailleurs, en parlant de Papa Ours, il va falloir que je l’appelle...
- Je ne veux pas qu’elles gagnent. C’est pas juste si elles gagnent. Mais si on parle, Papa risque de débarquer au collège et de faire un scandale, non ? murmure-t-elle avant d’afficher un air affolé. Et puis, il va être en colère quand il va savoir que je suis partie comme ça et que je t’ai suivie jusque chez toi ! Oh Albane, je fais quoi maintenant ? Aide-moi ! Je t’en supplie !
- Déjà, tu respires un bon coup, tu me stresses avec ta bouille paniquée, souris-je en posant ma main sur la sienne. Ensuite, tu vas faire des câlins à Cravate, ça va te détendre, et moi, j’enfile mon armure et je m’occupe de ton père… Tu sais, Sophie, c’est important de discuter avec ton papa. Comment veux-tu qu’il te comprenne si tu ne lui dis rien ? Comment veux-tu qu’il ne s’inquiète pas et ne soit pas en colère si tu fais ce genre de choses ? Je peux t’assurer que moi je l’aurais été s’il m’avait appelée en disant que tu avais fugué.
- Ben lui non plus, il ne communique pas. On ne sait même pas où Maman est partie ni pourquoi… Des fois, j’ai l’impression qu’il croit que je suis toujours une gamine…
- Tout ça est très compliqué, Sophie. Ton père doit s’occuper de vous, gérer sa colère et sa peine à cause du départ de votre maman, tout faire pour vous protéger… Ce n’est pas facile d’être parent, et chacun fait comme il peut. Tu n’es plus une gamine mais tu n’es pas non plus une adulte, il y a des choses qu’on peut te dire et d’autres qu’il vaut mieux garder pour soi, pour te protéger.
- C’est pas facile d’être un enfant et que personne ne nous dise rien. Même Gabin il veut savoir…
- Peut-être que votre papa ne sait pas lui-même… Tu as essayé de lui en parler ?
- Tu as déjà essayé de lui parler d’un truc qu’il ne voulait pas te dire ? Il se bloque si tu essaies…
- Je vois que tu as bien cerné ton père, souris-je. Bon, retour à l’école demain ?
- Tu vas parler au collège sans me citer ? Promis ?
- Oui, promis.
Voici une promesse que je n’ai pas intérêt de rompre… Ça va être coton d’obtenir un rendez-vous avec le Conseiller d’éducation ou le Principal pour débarquer sans donner de détails tout en leur faisant comprendre qu’ils ne sont pas assez vigilants. Déjà, ils sauront qu’il s’agit de nos ados du Centre, ce sera mieux que rien.
- Alors, d’accord. Demain, j’y retourne. En attendant, je peux m’occuper de Cravate ? Tu vas me ramener ce soir au CHRS ou je dors ici ?
- Je vais voir ça avec ton père… Cravate doit dormir sur mon lit, dis-je en constatant qu’elle a disparu du salon, tu peux aller la voir. Elle est super câline mais vas-y mollo au début, je l’ai récupérée dans un refuge, elle était malheureuse dans son ancienne famille et donc elle est méfiante.
- Elle est trop mignonne en tous cas ! Albane, tu sais ce que papa me dit de faire et qu’il ne fait jamais parce qu’il ne sait pas le faire ?
- Quoi donc, Trésor ?
- Dire merci aux gens qui nous aident ! Alors, merci à toi !
Elle se jette dans mes bras et me fait un gros câlin. J’en ai presque les larmes aux yeux de voir à quel point les barrières sont tombées entre elle et moi… Je ne sais pas comment je vais faire avec son père, mais je sais que désormais, avec elle au moins, je vais pouvoir l’accompagner.
Je vais avec elle jusqu’à ma chambre, non pas qu’elle puisse se perdre dans mon petit chez-moi, mais pour que Cravate soit en confiance et lui serve de Doudou (oui, un chat est un Doudou réconfortant !) avant d’aller récupérer mon téléphone professionnel pour appeler Julien. C’est le moment le plus compliqué de cette situation, je crois… Je n’ai pas le temps de déverrouiller mon mobile qu’il se met à sonner. C’est ce qu’on appelle de la synchronisation.
- Allô ?
- Allô Albane ! Il faut que tu viennes tout de suite ! Je ne sais plus quoi faire !!
- Calme-toi… Elle va bien, elle est chez moi, Julien…
- Elle est chez toi ? dit-il, incrédule. C’est vrai ? Mais… Comment ?
- Une filature en bonne et due forme… Est-ce que tu peux venir ? Je dois te parler de ce qui la tracasse… Et il vaut mieux éviter qu’on me surprenne ramenant ta fille au CHRS, ou sur place alors que je ne travaille pas...
- Elle s’est pas fait violer au moins ? Si c’est le cas, je tue son agresseur après l’avoir castré !!!
- Julien, vraiment, s’il te plaît, calme-toi et viens. Ce n’est rien de si grave, je te promets qu’il ne lui est rien arrivé.
- Euh oui, tu as raison… Je…
J’entends un grand silence à l’autre bout de la ligne. Je l’imagine en train de se passer la main dans les cheveux comme il le fait dès qu’il réfléchit. C’est fou ce que je commence à bien le connaître. J’attends patiemment qu’il reprenne la parole.
- J’arrive, Albane. Je vais laisser Gabin chez Asma et je suis là. A tout de suite !
- Julien ! Attends ! Je ne t’ai même pas donné mon adresse ! Je te l’envoie par message. Respire, sinon tu n’arriveras jamais en vie jusqu’ici, ne puis-je m’empêcher de dire un peu moqueuse.
Ce n’est pas drôle, je sais, mais son côté attachant ressort tellement facilement que mon besoin de le taquiner se fait pressant… Fichu Papa Ours.
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