36. Atelier peinture
Julien
Je suis à mon poste à la librairie et je rêvasse. Je repense à ce dernier baiser échangé avec Albane. Elle occupe toute mes pensées, je ne peux fermer les yeux sans la voir, sans me remémorer son corps chaud contre le mien. Elle me rend fou, et le pire, c’est que ça ne me dérange pas. Un client entre et je l’aide à choisir un livre pour un ami à lui qui fête son anniversaire. Cela me fait penser que je ne sais même pas quand est l’anniversaire d’Albane alors qu’elle connaît tout de moi. Cette femme est secrète et, même si j’ai découvert son corps de la manière la plus intime qui soit, je ne sais rien d’elle, ou presque.
Une fois le client parti, je ferme tout pour le temps du midi. Victorine me fait désormais toute confiance pour la suppléer quand elle ne peut être là. Cela me fait du bien d’être considéré non pas comme un raté, mais comme une personne sur qui on peut compter. Je sais que ce sentiment est un peu stupide, mais ça me fait du bien que quelqu’un ait besoin de moi en tant qu’employé. Avoir l’impression de ne pas être un moins que rien, d’assurer son travail de manière convenable, ça n’a pas de prix.
En parlant d’assurer, il va falloir que je sois à la hauteur cet après-midi aussi. C’est mon premier atelier autour de la peinture. Je sais peindre, ça a toujours été ma passion depuis que j’ai pris mon premier cours alors que j’étais ado. Je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet. Par contre, animer le cours et apprendre à d’autres à peindre, je ne suis pas sûr de savoir faire ! Sophie a essayé de me rassurer. Elle m’a dit que j’avais bien réussi à leur apprendre, à Gabin et elle, en me montrant son dessin d’un chien… Qui ressemblait à un ours ! Bref, pas très rassurant tout ça. Le seul point positif, c’est qu’Albane sera là. Avec elle, j’ai l’impression que rien ne peut m’arriver, qu’elle me porte chance. Et puis, le spectacle de son corps aux formes dignes d’une déesse grecque vaut le coup d'œil aussi. Peut-être que je devrais lui demander d’être le modèle pour l’atelier ? Oh non, il faut que je me calme. Pourquoi mon esprit torturé d’artiste en mal d’inspiration me la fait voir nue au milieu de la pièce ? Me voilà à nouveau tout déconcentré !
Sophie et Gabin rentrent à deux de l’école, tout excités à l’idée de participer à l’atelier que je vais animer. Leur enthousiasme fait plaisir à voir mais renforce encore mon niveau de stress. Je suis à fleur de peau, et pour éviter de m’énerver, je vais préparer la salle pour l’atelier dès que nous avons fini de déjeuner et que les devoirs sont bouclés. Albane m’a confié les clés la veille au soir afin que je puisse m’organiser, justement.
- Sophie, Gabin ! Venez donc me donner un coup de main ! J’ai besoin de vous ! Vous êtes prêts ?
- Oui, Papa ! On y va !
Et nous voilà tous partis dans la salle d’activités. Je regarde le matériel que j’ai pu acheter avec le budget remis par Nicolas. C’est fou quand même : Ils me sanctionnent et ils me donnent du fric et la clé de la salle. Ce serait presque plaisant de se faire disputer si on récupère tout ça à chaque fois ! J’installe avec l’aide de mes enfants les trois chevalets. J’ai pris quelques toiles, mais je ne pense pas qu’on va commencer directement par ça. C’est juste pour mettre dans l’ambiance les participants. Il faut d’abord qu’ils se fassent la main en dessinant. A la librairie, j’ai pu lire quelques ouvrages sur les techniques de peinture. C’est ça l’avantage de travailler au milieu des livres, c’est une source inépuisable de connaissances !
- Papa, tu crois que tout le monde va venir ? me demande Gabin.
- Écoute, Poussin, s’il n’y a que vous, ce sera déjà très bien ! Je m’adapterai aux présents sinon.
Il est marrant, mon fils… Tout le monde ? Et puis quoi encore ! Ce serait pure folie ! Je n’ai pas la capacité de faire un atelier pour toutes ces personnes. Surtout qu’il y en qui sont vraiment malades. Ce matin encore, alors que je partais, j’ai vu Jamila en train d’essayer de calmer un gars qui chantait à tue-tête juste pour énerver le collectif. Je ne sais pas comment ils font tous ces éducateurs, mais ce n’est clairement pas mon travail de gérer ce genre de situations ! J’en suis là de mes réflexions quand j’entends un discret bruit à la porte. Je me retourne et fais face aux deux yeux rieurs les plus agréables sur cette planète.
- Oh, bonjour Albane ! Je ne savais pas que tu étais là. Tu vas bien ? demandé-je de manière un peu pathétique, ne voulant pas lui crier que je n’ai qu’une envie, c’est de partir et la laisser animer tous ces trucs toute seule.
- Monsieur Perret, bonjour, me répond-elle avec un sourire en coin. J’ai hâte de prendre mon premier cours de dessin, pour être honnête !
Je manque de m’étrangler quand elle m’annonce son intention de prendre un cours. Mais, ce n’est pas comme ça que c’est prévu !
- Tu comptes prendre le cours de dessin ? Mais, qui va animer avec moi si tu fais ça ? Et puis, dans mon idée, tu étais… Non, rien, je divague…
- Dans votre idée ? Quelle était votre idée au juste, Monsieur Perret ? Dans la mienne, j’ai vu Gabin dessiner et je me suis dit qu’il serait un assistant du tonnerre.
- Oui, Papa ! Moi, je vais t’aider ! Promis !
- Merci Poussin, mais j’aimerais beaucoup aussi qu’Albane puisse m’aider. Je ne suis pas responsable ici. Je ne suis qu’un résident.
J’essaie de ne pas répondre à Albane sur mon idée, ça risquerait de nous mettre mal à l’aise tous les deux, mais je vois qu’elle ne va pas me lâcher si facilement :
- Je peux demander à Jordan d’animer avec vous, si vous avez d’autres projets pour moi. Alors, qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ?
- Laisse l’autre abruti gérer le collectif et l’accueil. Il aime bien glander en bas et attendre que l’heure de sa fin de service arrive. Tu sais si beaucoup de monde va venir ?
Je fais tout pour noyer le poisson et ne pas répondre directement aux questions de ma référente que j’aimerais, pour une fois, moins entêtée dans sa volonté de percer tous mes secrets et mes mystères. Cependant, elle approche avec un regard qui en dit long quant à ses intentions, et une moue amusée qui me dit qu’elle n’a certainement pas dans l’idée de lâcher l’affaire.
- J’ai entendu quelques personnes en parler. Je ne sais pas trop. J’ai rappelé à tous ceux que j’ai croisés qu’il y avait cours, on verra bien. Et sinon, dit-elle en baissant la voix, je serai dans la pièce, si besoin, j’interviendrai, mais tu vas très bien t’en sortir. Alors, rassure-moi, pas de plage et de silhouette face au coucher du soleil au programme ?
- Tu as besoin d’être rassurée à ce sujet ? Tu trouves mon art si horrible que ça ? Ne sois pas inquiète, ce que j’avais en tête comportait bien plus qu’une silhouette !
- Ton art à toi, non, je n’ai aucun doute. Mais ils dessineront tous une nana plus mince que celle que tu as peinte pour moi et je vais complexer si tu leur demandes ça, rit-elle.
- Une nana plus mince, ça n’aurait aucun intérêt, Albane. Tu sais bien que tu ferais le modèle parfait pour faire une œuvre d’art que les plus grands collectionneurs s’arracheraient ! Tu as le corps rêvé pour faire une étude de Renoir !
Est-ce que j’en rajoute ? Non. Albane est sublime, chaque courbe sur son corps mériterait d’être immortalisée sur une toile. Nue, elle est un ravissement pour les yeux. Ainsi vêtue, dans ce legging moulant et cette petite tunique fleurie qui met en valeur sa poitrine et ses hanches, elle est magnifique et appétissante. Maintenant que je sais ce qui se cache dessous, difficile de ne pas apprécier le papier cadeau !
- Monsieur est beau parleur, murmure-t-elle en rougissant. Pas trop stressé ?
- Si, Albane. Je stresse. Je t’en veux pour cette sanction qui me ferait presque regretter de ne pas avoir été mis dehors… Avec la peinture, on se met à nu. Et je ne parle pas de toi tout à l’heure quand tu seras le modèle pour tous les participants ! C’est quelque chose d’intime la peinture. Et je n’ai aucune idée de comment faire pour l’apprendre !
- Quoi ? Attends, tu… Ah non, non, non et non, c’est hors de question ! Moi, modèle ? Jamais de la vie !
J’éclate de rire ! J’ai réussi à la perturber un petit peu ! Elle se joint à moi, profitant visiblement de ma bonne humeur, qui est tellement contagieuse que Sophie et Gabin rient également. Léopold arrive à ce moment-là, en compagnie de sa chérie, Marie-Thérèse.
- Ah oui, c’est ici. Vu l’ambiance, on a bien fait de venir, glisse le vieil homme, visiblement amusé. On ne vous dérange pas les amoureux ?
Je ne peux m’empêcher de rougir à ces mots. Je vois qu’Albane est aussi cramoisie que moi et au bord de l’apoplexie. Je me contente de sourire et de les inviter à s’asseoir à une table, laissant ma jolie référente répondre à la petite pique après avoir repris contenance.
- Léopold, n’oubliez pas votre rendez-vous chez l’ophtalmo la semaine prochaine, cela devient urgent. Ou peut-être… Je ne sais pas, quel spécialiste traite les hallucinations ?
- Je suis venu pour l’art thérapie, ma petite Albane, je pense que ça me fera du bien. Et il paraît, en plus, que c’est un atelier animé par Julien, et non par vous ! C’est pour ça que Marie-Thérèse est venue ! N’est-ce pas chérie ?
- Oui ! C’est bien la première fois qu’on va avoir un cours par un vrai peintre !
- Mais, je ne suis pas peintre !!! Qui vous a mis cette idée en tête ?
- Eh bien, Albane a dit à tout le monde que vous aviez le talent de Manet et du douanier Rousseau réunis ! Et que c’était une chance unique de faire une Masterclass à laquelle elle avait hâte de participer ! Je suis sûre que tous les autres résidents vont débarquer après une précision comme ça ! Enfin, tous sauf les ignares qui pensent que la peinture, c’est ce qu’on achète à Leroy Merlin !
Je me tourne vers Albane et la scrute quelques instants. Elle ne se démonte pas sous mon regard et me sourit, de ces sourires d’éducateur qui se veulent rassurants.
- Tu as vraiment dit tout ça ? A tout le monde ?
- Peut-être, dit-elle en haussant les épaules. J’ai joué ma flicaille chez vous, rappelez-vous… J’ai vu vos toiles dans la chambre des enfants.
- Il faudra nous les montrer d’ailleurs ! Albane, vous devriez organiser une exposition de toutes les œuvres qu’on va réaliser ici. Et pour faire venir du monde, on propose le clou du spectacle, celles de Julien. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais plus où me mettre et fais semblant de m’intéresser de près à une palette et des pinceaux que je me contente de déplacer d’un côté à l’autre de la table, comme si ma vie en dépendait. Je ne suis pas un artiste,personne à part mes enfants et la “flicaille” n’a vu mes toiles. Mes gamins ont l’air surexcité en entendant ces compliments et je crois qu’ils seraient trop fiers si j’étais exposé comme ça.
- J’en pense qu’on verra ça, peut-être, si Julien le souhaite. En attendant, j’aime assez l’idée de faire partie des rares personnes à avoir pu profiter de ses talents…
Le petit sourire qu’elle m’adresse, malicieux et coquin, a comme effet immédiat de me faire me sentir à l’étroit dans mon pantalon. Je me reprends car je pense qu’elle ne parle que de mes talents de peintre. Du bruit dans le couloir détourne mon attention d’elle. Voilà d’autres résidents qui se présentent à la porte. Je vois Asma et ses enfants, Vassili, et d’autres encore qui nous rejoignent. Il y a même Mohamed et Jeannot, mes camarades de poker, qui sont venus et me font un clin d'œil en prenant leur place. Je commence à paniquer et j’essaie de cacher les tremblements de ma main en prenant un pinceau. Albane voit que je suis prêt à m’enfuir et intervient à nouveau pour me ramener à la raison. Qu’est-ce que je ferais sans elle ?
- S’il vous plaît, un peu de calme ! Et interdiction de vous moquer de moi, je suis une dessinatrice aussi douée que Jordan pour la cuisine… Oups, rit-elle, rejointe par une bonne partie des personnes présentes. Faites comme si vous n’aviez rien entendu de ce que je viens de dire, merci !
- Tu vas dessiner aussi Albane ? demande Asma avec son joli accent.
- J’y compte bien, pour une fois que ce n’est pas moi qui vais devoir vous dire de vous taire parce que vous parlez trop fort.
- Alors, je vais me mettre à côté de toi. On apprendra ensemble !
Je prends une grande respiration et je me dis que c’est maintenant ou jamais. Il faut que je me lance et que je me fasse confiance comme tous les participants le font déjà.
- Bon, déjà, je vous préviens, le premier qui parle ou se moque ou fait une bêtise, je l’envoie par la fenêtre. Je ne suis pas éducateur, moi, et je ne suis donc pas patient ! Alors, avant de se lancer dans la grande peinture, on va commencer par quelque chose de très simple, quelque chose que tout le monde peut faire. Vous avez devant vous des feutres, des crayons de couleur et du papier. Vous savez ce que ça veut dire ? Que vous allez devoir dessiner ! Faites-vous plaisir sur le thème très large : ma vie aujourd’hui ! Il n’y a pas de mauvais dessin !
Je les regarde tous se mettre bien sagement à dessiner, adultes comme enfants. Je n’en reviens pas que personne ne râle, que tout le monde participe. C’est grisant. Albane aussi s’est prise au jeu et couche sur le papier une vision pleine de personnes auxquelles elle rajoute plein de couleurs. C’est naïf et touchant à la fois. Cela reflète tellement son amour de l’autre que j’ai presque envie de la prendre dans mes bras, là tout de suite, devant tout le monde. Je suis derrière elle et je profite d’ailleurs de la vue plongeante sur son décolleté pendant qu’elle s’applique sur son dessin, sans se rendre compte de ce que je fais. Asma, par contre, est jalouse de l’attention que je porte à notre référente et m’appelle pour que je puisse venir l’assister.
- Julien, comment on fait pour faire un dessin avec de la profondeur ?
Je me rapproche donc d’elle et me mets à lui expliquer une technique toute simple qui a l’air de la ravir. Je fais ensuite le tour des tables et leur montre mes petits trucs, mes astuces. Le temps passe vite, sans que je m’en rende compte. Et bientôt, Albane se lève pour signaler que c’est la fin de l’atelier.
- Allez ! Tout le monde remercie Julien ! On a tous passé un bon moment, mais c’est l’heure du repas !
Je suis surpris quand chacun des participants vient chaleureusement me remercier du bon moment qu’ils ont passé. J’ai le droit à des mercis, à des sourires, à des câlins des enfants. Asma aussi me fait un grand sourire et un bisou un peu plus appuyé que nécessaire. Elle n’abandonne pas, et je m’en veux de ne pas réussir à lui faire comprendre que je ne suis pas intéressé sans la blesser.
- Sophie, Gabin, ça vous a plu cet atelier ?
- Oui, Papa ! Trop bien ! Vivement le prochain !
- Allez donc à l’appartement. Sophie, prenez vos douches. Je vous rejoins dès que j’ai fini de ranger avec Albane.
Ils me font un gros bisou et saluent Albane avant de partir. J’adore mes enfants, mais je voulais un instant seul avec Albane pour avoir son ressenti sur l’atelier.
- Alors, ça a été, demandé-je timidement ?
- Est-ce que ça a été ? C’était génial, tu as assuré, Julien, tu peux être fier de toi. Moi, je le suis.
- Vraiment ? Je n’arrive pas à réaliser. J’ai eu l’impression que les gens ne voulaient juste pas me fâcher. Tu as aimé dessiner et écouter mes conseils ?
- Ne dis pas n’importe quoi, fais-toi un peu confiance ! Je t’assure que beaucoup ont apprécié cet atelier, et moi la première. Et toi, tu étais comme un poisson dans l’eau.
- C’est vrai que ça m’a plu. Et puis, c’était super de voir qu’il y avait autant de parents que d’enfants ! La prochaine fois, on fera de la peinture. Tu verras, tu vas adorer ! Et merci, vraiment merci d'avoir été là pour me forcer à réussir. Sans toi, je serais parti avant le début !
- C’est fou, au final, on dirait que tu aimes bien m’avoir sur le dos, rit-elle.
- Et toi, tu aimes bien être là à toujours me titiller et me forcer à être meilleur que je ne pense l’être ! Alors, encore merci.
Je m’approche d’elle et l’enlace tendrement, chastement, juste heureux de partager ce petit moment d’intimité, ce grand instant de bonheur. Albane dépose ses lèvres sur ma joue et je sens sa main venir caresser ma barbe alors qu’elle murmure à mon oreille.
- Je ne te force à rien, tu es simplement toi-même, au final. Je vais continuer de croire en toi pour deux, le temps que tu te rendes compte que tu es bien meilleur que ce que tu penses.
Ses paroles me touchent vraiment. J’ai l’impression que je peux compter sur elle. C’est agréable mais un peu flippant aussi. Si je me repose vraiment sur Albane et qu’elle finit par me lâcher comme les autres, qu’adviendra-t-il de moi ? Je ne suis pas sûr de pouvoir supporter une chute de plus. J’espère ne pas me tromper, je sens au fond de moi qu'elle est bien installée dans ma vie et ne compte pas en partir.
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