40. Il faut sauver le Papa Ours
Julien
Victorine m’a donné mon après-midi car elle organise une après-midi club lecture au sein de la libraire. C’est une réunion “entre filles.” Cela me permet de passer l’après-midi à peindre et d’être présent quand Sophie rentre du collège en milieu d’après-midi.
- Ça va, Choupette ? Tu as passé une bonne journée ? Tu as bien travaillé ?
- Oui oui, super, marmonne-t-elle en déposant son sac de cours.
- A ce point-là ? Raconte-moi tout, ma puce. Il y a encore des jeunes qui t’embêtent parce qu’on vit ici ? Tu as eu une mauvaise note ?
- Non. Tout va bien. C’est trop bien ici, c’est le bonheur, papa ! dit-elle d’un ton où pulule l’ironie.
La voilà à nouveau qui se referme sur elle-même. Que c’est compliqué d’avoir une ado à la maison, rien n’est jamais simple. Je ne sais jamais, dans ces moments-là, comment réagir. Ma réaction naturelle est de jouer sur l’humour, mais j’ai remarqué que mes mauvaises blagues, ça ne la fait plus rire comme avant. Elle se contente de lever les yeux au ciel et de m’ignorer superbement. Je décide d’essayer une nouvelle technique d’approche.
- Sophie, j’ai besoin de toi. J’aimerais avoir ton avis honnête et objectif sur ma dernière toile. Si je demande à d’autres, ils vont juste me dire que c’est beau, mais toi, si c’est pas terrible, tu oseras me le dire. Tu viens voir ?
- Oui, si tu veux… Mais c’est toujours beau de toute façon.
Je ris et je l’attire sur mes genoux. J’en profite pour lui faire un petit bisou sur la joue, et j’enlève le drap que j’ai mis sur la toile. Je cache toujours mes peintures tant qu’elles ne sont pas terminées et là, je suis presque au bout.
- Tu vois, j’ai essayé de peindre une scène de la journée à la plage avec Albane. J’ai mis d’autres visages pour ne pas qu’on nous reconnaisse, mais c’était quand on a tous fait les poules. Tu trouves que c’est réussi ?
Elle observe un instant et acquiesce.
- Oui Papa. C’est super. De toute façon, tout ce qu’on fait avec Albane, c’est cool. Je l’adore, elle. Pas comme certains en classe. Ils se moquent des enfants du CHRS, comme si on avait choisi d’être là. J’en ai marre de tout ça…
- Je suis désolé, Choupette. Tu sais que je fais tout ce que je peux pour nous sortir d’ici ? On a déposé notre demande de logement avec Albane. Elle m’a dit que ça pourrait aller vite, mais il manque des documents car j’ai besoin de signatures de ta mère et je ne sais même pas où elle est. Ça risque de prendre un peu de temps… J’aurais aimé t’offrir pour ton anniversaire un nouvel appartement, mais c’est dans trois semaines, et on sera encore là, malheureusement…
- Comment je vais fêter mon anniversaire avec mes amis du collège, hein ? Je peux pas faire ça ici ! Tu imagines faire ça au CHRS ? On n’a même pas le droit de visite !
- Oui, c’est vrai, Choupette.
Elle a raison, la petite. Je n’avais pas réfléchi à la question, pris dans mes soucis du quotidien. Quand on était chez nous, on faisait toujours une petite fête, avec toutes ses copines, quelques garçons du voisinage, et on préparait plein de choses pour célébrer son anniversaire. Mais là, ça va être compliqué. Je pourrais peut-être demander à Victorine pour avoir la librairie ? En même temps, c’est pas très glamour pour des ados de faire ça au milieu de livres, même si ça ne dérangerait pas ma fille je pense. Il faudrait que je demande à Albane si elle n’a pas une piste. Elle a toujours de bonnes idées. Ou de très mauvaises que je trouve encore meilleures d’ailleurs ! Et d’ailleurs… Et si… Non, je ne peux pas lui demander ça… Pourtant, je suis sûr qu’elle dirait oui… Enfin, pas vraiment sûr. Mais je vois le regard de Sophie qui m’observe réfléchir. Elle me connait bien et sait qu’il vaut mieux ne pas me déranger dans ces moments-là. Allez, je me lance. On verra bien si l’idée lui plaît.
- Et si on faisait la fête pour ton anniversaire chez Albane ? Tu en penses quoi ? Dans sa pièce principale, si on pousse le canapé, ça fait un bel espace, tu ne trouves pas ?
- Chez Albane ? dit-elle en souriant. C’est… Petit, mais ce serait trop cool ! Tu crois qu’elle sera d’accord ??
- Oui, elle sera d’accord ! Elle ne peut rien nous refuser ! Tu le sais bien ! Et en plus, si ça te fait plaisir, comment veux-tu qu’elle te dise non ?
- Ben je sais pas, c’est chez elle quand même…
- Oui, et on y est déjà allés non ? Ce n’est pas comme si on n’y avait jamais mis les pieds ! Ne t’inquiète pas, je gère avec Albane ! Fais moi donc un sourire !
- Papa ? dit-elle en se levant et en arborant le genre de sourire en coin qu’elle tient de moi. Tu gères avec Albane alors ? Tu l’aimes bien, non ?
- Oui, je l’aime bien, Albane. Elle nous aide beaucoup et fait beaucoup plus que simplement son travail pour qu’on s’en sorte. Sans elle, on serait peut-être encore en train de dormir dans la voiture… Toi aussi tu l’aimes bien, non ?
Je suis un peu inquiet de ce qu’elle peut penser d’Albane. Elle ne se doute pas que je l’aime plus que simplement bien. Et je me demande comment elle le prendra si un jour elle le découvre. J’attends donc sa réponse avec un peu d’anxiété.
- Je l’aime bien oui, elle est gentille. T’es moins ronchon avec nous depuis qu’on est là, je me dis que c’est peut-être un peu grâce à elle…
- Moins ronchon ? Ça veut dire quoi ça ? Tu me trouves ronchon ? Je vais te montrer si je suis ronchon !
Et on passe un petit moment comme ça, moi à ronchonner pour de faux, elle à rire de mes petites blagues, jusqu’à ce qu’il soit l’heure d’aller chercher Gabin à l’école, ce que je fais dès que j’en ai l’occasion. Sur le chemin, je réfléchis à ce à quoi je viens de m’engager. C’était une bonne idée pour lui redonner le sourire à ma fille, mais si Albane refuse, je ne suis pas dans la merde, moi… Il va donc falloir que j’assure. Et que j’arrive à la convaincre ! Il faudra juste que je trouve le bon moment. Et que je ne tarde pas trop, parce que je n’ai pas de plan B et l’anniversaire est dans trois semaines…
- Albane, tu pourrais m’accorder dix minutes en entretien s’il te plaît ? J’ai une question à voir avec toi
Ça fait deux jours que j’essaie de la croiser, mais elle est toujours occupée. Un dossier par ici, un accompagnement par là, une réunion avec Nicolas… J’ai l’impression qu’elle n’est jamais disponible. Mais là, ce soir, c’est bon. Elle a pris le temps de venir au bâtiment des familles et elle est dans la cuisine avec Irina, en train de discuter.
- Oui, bien sûr, donnez-moi quelques minutes, Monsieur Perret, et je suis à vous.
- Je t’attends devant le bureau, alors ?
- Oui, j’arrive dès que j’ai fini avec Irina, dit-elle en me faisant un sourire.
Je suis stressé. Je n’ai aucune stratégie d’approche. J’ai réfléchi, mais je ne vois pas comment aborder le sujet. Malgré cela, il me faut une réponse. Et puis, le sourire de ma fille, ça n’a pas de prix ! Je vais me mettre à genoux s’il le faut pour qu’elle accepte…
- Alors, Monsieur Perret, de quoi souhaitez-vous qu’on parle ? me dit-elle dans un sourire qui illumine tout son visage en ouvrant la porte.
Je la suis et, à peine la porte refermée, je me colle à elle pour la serrer dans mes bras. Elle me repousse gentiment.
- Désolé, Albane, ça faisait trop longtemps que je n’avais pas pu te serrer comme ça dans mes bras. Ça me manquait.
- Julien, on peut nous voir par la fenêtre, t’es fou, rit-elle avant de reprendre son sérieux. Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ? Dis-moi tout...
- Oh rien que tu ne puisses gérer, Albane. Tu sais que j’ai confiance en toi !
- Oh là là, tu m’inquiètes, arrête de me brosser dans le sens du poil, tu veux ?
- Ne t’inquiète pas. C’est juste que je vais vraiment avoir besoin de toi, cette fois. Sans toi, c’est Sophie qui va être mal. Très mal, même. Je crois… Non, je suis sûr que tu es la seule qui peut la sauver !
Je crois que j’y vais un peu fort, mais franchement, je ne sais pas comment lui faire la demande. J’ai l’impression d’être un gamin appelé au tableau à l’école qui n’a pas appris sa leçon et qui va se faire disputer…
- Y a encore un problème au collège ? dit-elle en fronçant les sourcils. Le directeur m’a dit qu’ils seraient très attentifs pourtant... Il va m’entendre si ça recommence !
- Euh, non, ce n’est pas ça. Il y a bien quelques gamins qui sont toujours aussi bêtes, mais Sophie a l’air de bien s’en sortir. Donc, je pense que ton intervention a marché. C’est autre chose…
- Bon, Julien, accouche bon sang, j’ai pas le temps de faire un puzzle ou de jouer aux devinettes, j’ai plein de choses à faire encore ce soir, s’impatiente-t-elle en croisant les bras sous sa poitrine.
- Eh bien, en fait, tu sais que c’est bientôt son anniversaire à ma fille ?
- Oui, je sais. Quoi, elle veut encore du maquillage et tu as besoin d’un coup de main ?
- Non, non, laisse-moi en placer une aussi si tu veux que je te dise, ris-je nerveusement. Elle n’en met pas tant que ça. Il lui en reste encore, du maquillage. En fait, quand on avait notre maison, on faisait une grande fête avec ses copines, des copains. Et là, eh bien, j’aimerais pouvoir organiser un truc. Mais, ici, ce n’est pas possible. Tu aurais pas une idée par hasard ?
- Heu… Je ne sais pas… Y a pas possibilité de faire ça chez McDo ? Non, ce n’est plus de son âge… Un laser game ? Arf’, ça coûte un bras…
- En fait, j’ai eu une idée, mais j’ai besoin de toi. Vraiment besoin de toi, là.
- Dis-le si mon aide ne te sert à rien en temps normal, Monsieur le ronchon !
- Oh toi aussi, tu me trouves ronchon ? Ben, c’est pas ma faute, ça. Avec tout ce que l’on me demande de faire… Enfin bon. J’ai eu l’idée du siècle et ça implique ta participation. Modeste, la participation, hein ? Mais il faut que tu nous aides.
- Qu’est-ce que je peux faire ? Je suis désolée, je n’ai pas de rames sous la main, tu m’as l’air d’en avoir besoin, rit-elle. Viens-en aux faits, Julien...
Bon, il faut vraiment que je me lance. Elle va me prendre pour un fou. Mais tant pis. Si elle refuse, il me restera toujours le McDo… Super… Ça fait envie. Pourvu que je parvienne à la convaincre. Je prends une grande respiration et je la regarde droit dans les yeux pour lui annoncer ce à quoi je me suis engagé.
- Albane, est-ce que tu serais d’accord pour qu’on organise l’anniversaire chez toi ? Non, ne dis rien, réfléchis avant de répondre! Je m’occuperai de tout ! Personne ne sera au courant ! Tout ira bien ! Dis moi oui, je t’en supplie !
- Je… Chez moi ? Sérieusement ? Mais… C’est tout petit chez moi ! Et… Non mais t’as de ces idées !
- C’est petit, mais c’est confortable, Albane. Et puis, ça ferait tellement plaisir à Sophie. Tu sais, inviter ses amis non pas dans un CHRS ou un truc anonyme, mais un peu comme si elle était chez elle. Tu aurais vu son sourire quand je lui en ai parlé !
- Quand… Quand quoi ? Attends, tu lui en as parlé ?! Donc tu me mets devant le fait accompli, en fait ! Si je dis non, Sophie m’en voudra à mort, bravo Julien, tu es très doué, bougonne-t-elle, visiblement agacée.
- Ah oui, j’avais pas pensé à ça. Mais il fallait bien que je sache si mon idée lui plaisait, non ? Et puis, ça ne te dérange pas, si ?
- Je… Non, mais… Bon sang, Julien, soupire-t-elle, tu me mets devant le fait accompli et je déteste ça. Bizarrement, là, ça ne te pose pas de problème de me demander de l’aide.
- Et si je te promets de te faire tous les bisous que tu veux, ça aide ?
Je tente le tout pour le tout. C’est nul comme argument, mais je ne sais pas comment m’en sortir. L’idée de bisous, ça la fera peut-être sourire, qui sait ?
- Absolument pas, non. Je… Si ça se sait au CHRS, franchement Julien… t’as vu le nombre de gosses qu’il y a ici ? Si je faisais ça pour tous, mon appart’ ressemblerait à la maison de Mickey !
- Je dirai à Sophie de ne pas inviter les enfants du centre alors… Dis moi oui, s’il te plaît !
- T’abuses, Julien… Bien sûr que je vais accepter, mais je te jure que ça va te coûter cher. Je… Je pourrais voir avec les proprios pour faire ça dans le garage, y aurait plus d’espace et il est aménagé…
- Tu acceptes ? Vraiment ? Je savais que tu étais formidable !
Je bondis de mon siège et je la prends dans mes bras pour la remercier. Je savais qu’elle était exceptionnelle, mais là, ça dépasse encore tout ce que j’espérais. Elle a dit oui ! Je n’en reviens pas !
- Il faut vite que j’aille dire la bonne nouvelle à Sophie !
- Ouais, fais donc ça. Tu me diras quand tu comptes faire la fête, que je vous laisse le champ libre.
- On voit pour les détails, mais ce serait bien le dimanche juste avant son anniversaire, le 28 avril.
- Ok, je prends note…
- Tu m’en veux, Albane ? Je ne sais pas comment te remercier. Et je sais que j’aurais dû t’en parler avant. Mais je suis sûr que tout va bien se passer. Et puis, je te suis redevable à un point que tu n’imagines même pas !
- Je ne t’en veux pas, mais… Enfin, je comprends que tu aies fait ça pour Sophie, ça va.
- Oui, pour elle, je crois que je suis prêt à faire n’importe quoi. Et que tu me suives dans ma folie, ça me fait du bien. Tu es vraiment tout le temps là pour moi.
- Hum… Ne l’oublie pas la prochaine fois que tu seras en colère contre moi.
- Promis, je n’oublierai pas. Encore merci, Albane !
Je la serre contre moi une dernière fois mais en restant chaste, et la salue rapidement pour aller annoncer la bonne nouvelle à ma fille, laissant Albane, un peu sidérée, mais clairement attendrie par la situation, seule dans le bureau. Il faudra que je pense à lui faire un cadeau pour la remercier. Plusieurs cadeaux même ! Une vie de cadeaux !
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