43. Monsieur Bourru et la Flicaille
Albane
- Bon après-midi Asma !
- Merci, bon après-midi à toi aussi.
Je lui souris et l’observe quitter le bureau un peu moins stressée qu’à l’arrivée. Zakaria, le petit deuxième, pose des soucis à l’école et, évidemment, cela l’inquiète. Compréhensible. Pour autant, je ne pense pas que cela soit critique. C’est juste un jeune adolescent qui se cherche, qui veut se faire une place dans le monde terrible qu’est le collège. Certains le font en écrasant leurs camarades, lui répond aux professeurs. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des résultats plus que corrects.
Je range mes documents et récupère la pochette de mon prochain rendez-vous. Julien Perret… Un sourire se dessine sur mes lèvres en lisant son nom sur l’étiquette. Papa Ours, ou l’homme qui refile des orgasmes à la pelle. Bon, ok, les moments à deux risquent d’être rares entre son boulot, ses enfants, et mes collègues et les autres résidents. Et je ne peux m’empêcher de m’inquiéter quant à notre attitude ici. Il faut absolument que nous gardions une certaine distance et j’ai peur que mon… Mon quoi d’ailleurs ? Mon crush ? On a dépassé ce stade… Mon petit-ami ? Le mot n’est pas vraiment posé… Trop d’interrogations que j’essaie de mettre de côté pour profiter de la situation. Bref, j’ai peur que Julien ne le vive pas très bien. J’ai bien compris ses angoisses, même si je vais faire en sorte de ne pas trop la jouer éducatrice. De mon côté, je ne suis pas beaucoup plus assurée, il faut l’avouer. Peut-être s’en rendra-t-il compte au fur et à mesure, même s’il est davantage porté sur ses propres peurs pour le moment. On part sur un truc plutôt bancal, au final, ça promet… D’autant plus qu’il faut absolument que cela ne se sache pas. Si quiconque venait à apprendre qu’il se passe quelque chose entre Julien et moi, entre un résident et une éducatrice, je ne donne pas cher de ma peau. J’ose espérer que lui, au moins, garderait sa place. Après tout, c’est moi la professionnelle qui merde comme jamais. J’essaie de me convaincre qu’il y a peu de risques pour que nous soyons surpris, que nous saurons rester discrets… J’essaie.
Papa Ours est en retard en ce début d’après-midi, j’imagine qu’il doit être occupé avec Sophie et Gabin à l’étage, et j’ai envie de les rejoindre pour profiter d’un moment simple et sans prise de tête, sincère et tendre. Je ne suis pas sûre de pouvoir me remettre de cette soirée où ils m’ont, tous les trois, montré leur attachement et m’ont réconfortée comme si j’étais l’une des leurs.
Julien frappe à la porte et entre rapidement, un sourire contrit sur le visage. Ok, on va passer sur le retard, cela me fait trop plaisir de le voir. Trois jours à se croiser rapidement le matin alors qu’il part bosser à la librairie, autant dire que je suis heureuse de pouvoir passer un moment avec lui, même s’il s’agit d’un entretien. Il approche du bureau et s’assied sur le fauteuil qui me fait face. Un moment j’ai cru qu’il allait venir m’embrasser, mais il s’est contenté de me sourire. Dans son jean ajusté et son tee-shirt noir, il respire la virilité et la classe, et je fonds comme neige au soleil, même si je me garderai bien de le lui avouer.
- Salut… Désolé pour le retard, j’ai fini plus tard que prévu à la librairie ce midi.
- Pas de problème, ça arrive. Comment vas-tu ?
- Je vais bien, même si je trouve qu’on se voit trop peu…
- Dire qu’il y a quelques mois, tu refusais pratiquement de me voir, ris-je. Faudrait savoir ce que tu veux !
- Je refusais de venir voir la flicaille, oui. Mais tu as certains arguments qui m’ont convaincu…
- J’espère que tu parles de mon sens de l’humour et de mon acharnement à t’aider malgré tes ronchonnements et agressions verbales, dis-je en tentant de rester sérieuse.
Il lève un sourcil et me sourit d’un air tellement coquin que j’ai presque envie de lui sauter dessus, là, tout de suite, malgré toutes les vitres qui entourent ce bureau.
- Oui, un peu, mais tu as aussi d’autres… atouts ! Des atouts, dit-il en insistant sur le dernier mot en louchant sur mon décolleté, que j’aimerais retrouver très vite ! On peut se revoir quand en toute discrétion ?
- On en discutera plus tard, pour l’instant, c’est la flicaille qui rencontre le résident pour le boulot, Julien…
- Le boulot ? Tout ce qui s’est passé, on oublie alors ?
- Bien sûr que non ! On le met de côté pour se concentrer sur ton projet et te sortir d’ici le plus rapidement possible, c’est tout. Ce qui se passe entre nous ne doit pas interférer, c’est important…
- J’ai plus trop envie de partir, là. Si je me casse d’ici, qu’est ce qui me prouve que tu ne vas pas passer à autre chose et m’oublier ?
- Julien…
Je soupire en l’observant un moment. Comment peut-il imaginer que je puisse être ce genre de personne ? Est-ce que j’ai l’air d’utiliser les gens ? Il est fou ! Je pose ma main sur le bureau, paume en l’air et lui souris quand il la recouvre de la sienne.
- Il sera beaucoup plus facile de se voir quand tu auras ton propre appartement, tu ne crois pas ?
- Ça fait partie de tes stratégies d’éduc pour me pousser à partir vite ? me répond-il malicieusement. Parce que ça marche, je te jure. Si je pouvais, là tout de suite, avoir ma petite maison et que tu viennes toi aussi en profiter, je serais le plus heureux des hommes. On part quand ?
- Le plus tôt possible, ris-je. Est-ce que… Tu as des nouvelles de ta femme pour les papiers ?
Il se renfrogne immédiatement et lâche ma main pour s’enfoncer dans son fauteuil, visiblement mal à l’aise à l’idée de parler de son épouse. Je sais que j’ai mis un froid dans la conversation, mais je me dois d’aborder avec lui tous les sujets, même ceux auxquels je préfèrerais ne pas penser. Pas que je sois jalouse… Enfin… Si, je me demande comment elle est sa femme. Mais je suis un peu mal placée pour me plaindre d’une épouse dans le paysage, avouons-le.
- Julien… Je sais que le sujet est compliqué, mais… On est une équipe, non ? Je ne te demande pas tous les détails, on a tous notre jardin secret après tout. Juste un minimum d’infos, pour savoir si je peux faire quelque chose pour t’aider.
- Tu ne peux rien faire là-dessus, je t’assure. J’ai contacté ses parents. Tu sais, ceux qui ont accepté que je laisse des affaires chez eux. Tu te souviens d’eux ? Ça doit être écrit quelque part sur ton cahier d’éduc, dit-il avec un air de mépris pour les travailleurs sociaux que je n’avais pas vu depuis un moment.
Vraiment, le sujet de sa femme reste douloureux pour lui et il retrouve tous ses mécanismes habituels de défense. Et moi, comme une imbécile, tout ce à quoi je pense, c’est qu’il a peut-être encore des sentiments pour elle. Très agréable, cet entretien, j’adore !
- Je me souviens que tu as parlé d’eux oui. Et Gabin et Sophie les adorent, ils m’en ont déjà parlé. Sous l’éduc se cache un être humain, Monsieur Perret, un cerveau et des sentiments, des émotions, terminé-je en marmonnant.
- Désolé Albane, je ne voulais pas te vexer. C’est juste que ce sujet m’énerve. Mes beaux-parents ont des nouvelles de ma femme, en tous cas… Ils veulent la contraindre à aller à l’hôpital pour qu’elle se soigne. Et… non, rien.
Il s’est refermé comme une huître, là, Papa Ours. S’il était un hérisson, je suis sûre qu’il se serait roulé en boule. Je suis convaincue qu’il a autre chose à me dire, mais qu’il va falloir que je réussisse une fois de plus à ouvrir la carapace.
- Je vois… Tu penses que c’est une bonne idée de l’y contraindre ? demandé-je doucement.
- Oui, ça, c’est la seule chose à faire. Sinon, jamais elle ne retrouvera la raison. Tu te rends compte que j’ai vécu plus de dix ans avec une folle et que je ne m’en suis pas rendu compte ? Je croyais qu’elle prenait un traitement pour l’endométriose, moi… Quel con je suis !
- Traitées, les maladies mentales peuvent être invisibles. Tu n’es pas con… Juste amoureux.
- Je ne suis plus amoureux… Pas après ce qu’elle a fait. C’est impossible. Elle a failli tuer mes enfants, Albane. Tu te rends compte ? Je hais son psychiatre qui ne m’a rien dit, qui ne m’a pas averti des risques ! Je la déteste car elle a presque complètement bousillé ma vie !
- Je… Je comprends, oui. Enfin, j’imagine que je comprends… Où ça en est, du coup, avec ses parents ?
- Ils m’ont dit… Non, rien. Tu as besoin de quoi comme papiers, sinon ?
Il essaye clairement de changer de sujet. Je me demande s’il faut que j’insiste ou que je laisse tomber.
- Julien, s’il te plaît… Je ne suis pas sûre que ça t’apporte quoi que ce soit de garder ça pour toi. Quel est le problème ?
- Tu fais chier, Albane ! Arrête un peu de faire ton éduc ! Essaie de me comprendre !! Tu veux savoir ce qu’ils me proposent, ces vieux cons ? Ils veulent faire soigner leur fille et que je vienne les retrouver pour tout reprendre comme avant ! Et tu sais quoi ? Non, tu ne sais pas ! Tu ne peux pas savoir ! J’ai presque envie de dire oui juste pour faire plaisir à mes enfants !!! Et ça, ça va me tuer encore plus que tout le reste…
Ses poings sont serrés sur ses cuisses et il semble bouillonner. J’essaie de faire abstraction de mes propres sentiments à l’idée qu’il puisse quitter la région et, pire, retourner avec sa femme alors que lui et moi entamons quelque chose. Tout comme j’essaie de passer outre le fait qu’il ne me voit que comme une éduc. C’est ce que je voulais, dans ce bureau, après tout.
- Je vois… Tu en as parlé à la psy ? Je crois que tu as besoin d’évacuer tout ce ressentiment et de prendre un peu de distance avec tout ça…
Oui, je suis horrible. Albane l’éduc dans toute sa splendeur. Il va me haïr d’être dans mon rôle comme ça, mais il a clairement besoin d’autre chose que de simplement moi.
- Voir la psy ? C’est tout ce que tu trouves à me dire ? Comme si ça allait m’aider à accepter que j’ai des envies de meurtre quand je pense à ma femme ! Non, ce dont j’ai besoin, c’est d’un avocat qui la contraigne à accepter le divorce et à me laisser tranquille ! Et surtout sans droit de garde !
- Tu ne m’as jamais dit que tu cherchais un avocat...
- J’espérais que ma femme ait réellement disparu et qu’on la retrouve morte, un matin. Ça aurait résolu tous mes problèmes… Tu dois me prendre pour un mec horrible, non ? Après cet entretien, autant que j’arrête de rêver à un truc avec toi, non ?
- Pourquoi donc ? Quel est le rapport ?
- Non, pas de rapport. Laisse tomber.
- Julien, bordel, tu me gonfles, m’agacé-je. C’est toujours un pas en avant, deux en arrière avec toi ! Va au bout de tes pensées, à la fin !
- Albane, j’a envie de refaire ma vie avec toi et à cause de ma salope de femme, cette folle qui veut tuer mes gamins, je vais encore tout perdre ! Voilà ce qui me mine !!! Tu peux pas sortir cinq minutes de ton rôle d’éduc et comprendre tout ce que je ressens pour toi ?
Je reste un instant pantoise, ne sachant quoi penser de ses paroles. Est-ce qu’il est sérieusement en train de mélanger notre entretien avec une mini déclaration ? Ce type est infernal, aussi imprévisible qu’attachant. Pourtant, à cet instant, j’ai envie de devenir vulgaire et de l’envoyer promener. J’inspire profondément, me demandant si je ne fais pas une connerie, mais me lance tout de même.
- Non, je ne veux pas sortir de mon rôle d’éduc, justement. Je refuse d’essayer de comprendre quoi que ce soit quand tu cries plus que tu ne parles, quand tu t’énerves contre moi et es incapable de m’entendre, dis-je calmement mais avec fermeté. Rentre chez toi, l’entretien est terminé pour aujourd’hui…
Il se lève d’un bond et me regarde, blessé et surpris. Sans un mot, il sort en claquant la porte et fait trembler la vitre. J’ai l’impression que toute la pièce est traversée par l’onde de sa colère, que je ressens au plus profond de mon être. Ai-je été trop loin ? Peut-être. Mais il faut qu’il comprenne vraiment qu’il n’est pas le seul à souffrir et quand on fait partie d’une équipe, il faut savoir aussi prendre soin de sa coéquipière. Et pas seulement en la baisant et en la faisant jouir. Le respect et l’empathie, ça marche dans les deux sens.
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