55. La flicaille au rapport

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Albane

Une semaine… Une semaine que je marche au radar. Julien refuse de me parler, il fait tout pour m’éviter et, manque de chance, j’ai été du matin, ce qui fait que je n’ai pu le croiser pour le repas du soir, car il travaille à la librairie toute la journée. Si nous nous sommes croisés rapidement un matin, le regard tueur qu’il m’a lancé m’a coupé l’herbe sous le pied, et je n’ai pas osé l’approcher.

Dire que je l’ai blessé serait un doux euphémisme. Dire que je ne m’en veux pas serait mentir. Mais dire que je ne lui en veux pas le serait aussi. Encore une fois, Julien Perret lâche l’affaire plus vite que son ombre. Encore une fois, il préfère croire aux apparences plutôt que de me faire confiance et refuse toute explication.

La peine est double pour moi : il m’a lâchée, et Jonathan m’a retrouvée. Je m’attends à ce que l’un me saute dessus pour m’accabler de nouveaux reproches, alors que l’autre me sautera dessus pour me cogner une fois de plus. Elle est belle, ma vie.

J’ai rédigé ma lettre de démission, mais n’ai pas encore osé la donner à Nicolas. J’ai envie de croire que mon mari me laissera tranquille, qu’il ne m’a retrouvée, finalement, que pour m’envoyer les papiers du divorce. Non, je ne l’ai pas rappelé. Tout simplement parce que je le hais encore plus depuis le moment où il a foutu en l’air cette nouvelle vie que je m’étais construite sans lui. Cette vie dans laquelle je me reconstruisais, où j’avais à nouveau envie de croire en l’amour, de faire confiance à un homme. J’ai peur de repartir à nouveau de zéro, et j’ai fait une promesse à Julien que je compte tenir. Qu’importe ce qu’il peut penser de moi à présent, s’il a besoin, je serai là. Même si je dois essuyer critiques, insultes ou peu importe quoi d’autre, et ce même si j’ai la trouille de me retrouver nez à nez avec Jonathan. Je ne suis pas sûre de tenir le coup face à lui, pas sûre de ne pas m’effondrer, alors que je pensais m’être forgée une nouvelle carapace, une personnalité plus forte et une volonté de fer. Je me rends compte que tout cela n’était que du flan. Je peux être forte, loin de lui, mais il est ma kryptonite, je perds tous mes moyens dès lors qu’il approche.

C’était sans compter sur, en plus de ce cauchemar qui devient réalité, l’ignorance totale de Julien, qui fait comme si je n’existais plus pour lui. Il a manqué son rendez-vous hebdomadaire, n’a pas fait l’effort de me croiser le matin comme il le faisait lorsque nous nous voyions en cachette. Je ne suis plus rien pour lui. J’ai un peu l’impression de me retrouver dans Moulin Rouge, quand Christian hurle à Satine “J’ai payé ma putain ! Je ne te dois plus rien ! Tu ne m’es plus rien. Cette fois tu m’as vraiment complètement guéri de ma ridicule obsession de l’amour”. Pardon, mais Moulin Rouge est mon film de déprime, celui que je regarde en boucle quand mon cœur est malheureux. Bref, Monsieur s’est bien servi de mon moi professionnel pour avancer, et ne considère même pas que j’ai droit à un minimum de considération. Pas de place pour autre chose que la colère et la trahison. A ses yeux, je ne mérite même pas de m’expliquer.

J’enchaîne les bourdes au boulot. Oui, moi, Albane, pour qui le travail est tout ce qui compte depuis bien trop longtemps. J’ai oublié deux entretiens, j’ai même fait l’école buissonnière le lendemain de ma rupture avec Julien. Je suis arrivée en retard toute la semaine. De peu, mais cela n’est pas dans mes habitudes. Pourquoi se lever quand on passe la nuit à ruminer ? Pourquoi se motiver à aller bosser alors que l’un de ses résidents, et pas n’importe lequel, refuse de vous parler ?

Est-ce utile de préciser qu’ici, tout me rappelle la présence de cet homme aussi beau que têtu ? Le réfectoire, où nous avons dansé tous les deux, où il a fait le Père Noël ? Le bureau du bâtiment des familles où nous nous sommes souvent écharpés et où trônent les dessins de Gabin ? La cuisine, où nous nous sommes bécotés il y a peu, manquant de nous faire surprendre par les enfants qui arrivaient avec Asma ? La porte de son studio, qu’il ne m’ouvre plus, faisant comme si je n’existais pas ? Et que dire de ce bureau… Celui où nous nous sommes embrassés alors qu’il était à moitié habillé en Père Noël, celui où tout a réellement dérapé, où j’ai su que j’étais dans la merde.

Si on me demande pourquoi il ne faut pas fricoter avec les résidents, j’ai la réponse : pour l’après. Quand c’est terminé et qu’il devient impossible de travailler avec eux. Je pourrais peut-être aller témoigner en formation d’éduc, ce serait une bonne chose d’avertir les futurs professionnels sur cette connerie à ne jamais faire.

Je dis ça, mais je ne regrette même pas. Enfin, pas entièrement. Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir été à cent pour cent honnête avec lui, mais mon passé est tellement difficile qu’il m’est compliqué d’en parler. Comment caser cela dans la conversation ? Très joli dessin Julien. Ah, au fait, je suis mariée, mais ne t’inquiète pas, il ne se passe plus rien entre lui et moi. Merci pour cet orgasme phénoménal. Ah, tu sais, Morel n’est que mon nom de jeune fille, j’ai un mari planqué dans le placard et une alliance dans le tiroir de mon bureau. La bonne blague.

- Pourquoi est-ce que l’infirmerie n’est pas fermée à clé ?

Merde… Ça, c’est Nicolas, dans le couloir… Et la bourde, elle vient très certainement de moi. Je ne vais même pas pouvoir y couper, puisqu’il va consulter ce foutu registre et savoir que…

- Albane !

Oh là là, ça sent mauvais pour mon matricule. Ne jamais laisser l’infirmerie ouverte. Nous avons des personnes dépendantes qui, en manque, pourraient prendre tout et n’importe quoi. Et personne ne veut voir une overdose d’un quelconque médicament, surtout qu’on ne fait pas dans la dentelle ici, on est loin du petit médicament un peu placebo. Il y a du lourd.

Je ne suis même plus capable de penser à fermer à clé une simple porte. Bravo Albane, dans le genre pathétique, on tape le top level.

Nicolas fait irruption dans le bureau où je ne fais rien d’autre que procrastiner depuis la fin de mon dernier rendez-vous.

- Dans mon bureau, maintenant.

Le ton est sec, je crois que, cette fois, il est vraiment en colère. Si tu savais Nicolas, comme à cet instant, tout ce à quoi je pense, c’est à ce putain de résident que tu m’as collé dans les pattes, sans me demander mon avis, parce que tu trouvais que c’était une bonne idée ! Une bonne idée pour qui, pour quoi au juste ? J’ai le cœur en miettes, je ne suis plus capable de rien et je vais finir par perdre mon boulot. Merci du cadeau !

Je prends le temps de ramasser mes affaires et le rejoins dans son bureau, où il est assis, les sourcils froncés. Je ferme la porte, pas besoin qu’il y ait des témoins et cela ferait trop plaisir à Jordan de me savoir ici, avant d’aller m’asseoir face à mon chef, qui m’observe le visage fermé.

- Tu fais quoi, là ? On dirait que tu es complètement à côté de la plaque depuis quelques jours !

- Je sais, je suis désolée… Je vais me reprendre, tu peux compter sur moi, soupiré-je.

- Trop facile de dire ça. On se connaît depuis quelques années, maintenant. Tu n’as jamais été comme ça ! Tu veux que je te fasse la liste de tout ce que tu as merdé ces derniers jours ? me dit-il dans une colère froide qui me fait frissonner.

- Je… Non… C’est bon… Je sais…

Je détourne le regard, mal à l’aise. Je ne pensais pas qu’il serait aussi virulent avec moi. Je fais toujours au mieux, j’ai un coup de mou, ça arrive à tout le monde, non ?

- Albane, tu es une bonne éduc. Mais là, tu n’es plus que l’ombre de toi-même. Et plutôt que de parler, de venir me demander de l’aide, tu sombres. Toute seule. C’est n’importe quoi ! Et tu mets en danger les résidents, tu ne les accompagnes plus… Je suis très inquiet pour toi, Albane. Parle-moi ! C’est à cause du boulot que tu es comme ça ?

- Non… Ça n’a rien à voir avec le boulot. Je vais me reprendre, je te promets, je… Je suis juste épuisée…

Rien à voir avec le boulot, ou presque. Comme si j’allais lui dire que je me tape son petit résident fêtiche, son pote d’école venu sous couvert d’anonymat.

- Pourquoi tu es aussi épuisée, Albane ? Tu veux que je te mette en congés quelques jours ?

- Non, non ! Tu déconnes ? J’ai pas besoin de congés…

Ou peut-être que si. Quelques jours loin de tout ça ? Loin de lui ? Bon sang, pour la première fois depuis trois ans, j’hésite à dire oui aux congés sans ronchonner.

- Peut-être que ça me ferait du bien, en fait, marmonné-je sans oser le regarder dans les yeux.

Il reste quelques instants sans réagir, se contentant de me scruter. J’ai l’impression de passer un interrogatoire au poste de police et d’être devant un flic qui veut me faire craquer. Mais il me surprend car il se lève alors et fait le tour de son bureau avant de s’installer sur la chaise à côté de la mienne.

- Albane, il y a vraiment un truc qui ne va pas là. Ton mari t’a retrouvée, c’est ça ? Ce con est revenu dans ta vie ? Il a emménagé avec toi et a repris ses violences ?

- Je… Comment tu sais ? lui demandé-je, dubitative. Enfin, il m’a retrouvée, oui, mais je n’ai pas encore eu sa visite…

- Jeanine m’a dit qu’il avait appelé. Mais pourquoi tu te mets dans des états comme ça ? Tu te rends compte que tu te détruis ? Va voir les flics ! Défends-toi un peu… Je ne sais pas, moi, je ne suis pas à ta place, mais tu ne vas pas passer ta vie à le fuir, si ?

- Va voir les flics ? T’en as des bonnes toi ! Tu t’es déjà retrouvé chez les flics pour leur parler de la violence de ton mari alors qu’ils te rient au nez avec leurs blagues à la con ? “Faut pas chercher ma p’tite dame aussi !” Parce que moi, oui ! La voilà la réalité des femmes qui veulent porter plainte, m’agacé-je. Dire qu’un homme riche et connu dans le coin vous violente, c’est se coller l’étiquette de la femme vénale qui cherche à récupérer le pactole !

- Alors, ne fais rien. Continue comme ça. Et dans deux mois, vu les fautes pro que tu fais, tu es virée. Tu vas faire comment pour vivre si tu n’as plus ce boulot ? Dans ta voiture ? Tu crois qu’il va s’arrêter si tu ne fais rien pour l’arrêter ? Je ne vais pas pouvoir te couvrir éternellement, moi. On dirait que tu veux faire pire que Jordan !

J’ai l’impression qu’il a envie de me faire violence, de me faire réagir. Il n’a jamais été comme ça et je ne comprends pas sa réaction. Car oui, j’ai fait des bêtises, mais jamais je n’ai manqué de respect à des résidents, comme mon collège. Pourquoi s’acharne-t-il sur moi de cette façon ? Je ne sais pas comment réagir et tout à coup, des larmes se mettent à couler sur mes joues. Nicolas le voit et passe son bras autour de mes épaules pour me serrer contre lui.

- Vire-moi tout de suite, ce sera plus simple, murmuré-je entre deux sanglots. et ça te laissera plus d’excuses pour Jordan, puisqu’apparemment c’est moins compliqué de le couvrir lui que moi…

- Toi tu vaux mieux que ça, Albane. Tu es ma meilleure éduc. J’ai pas à te couvrir ou quoi que ce soit dans le genre, j’ai juste envie que tu retrouves la forme… La sérénité… Tu n’es pas heureuse ici ? Tu as des résultats formidables avec tous ceux que tu suis ! Même avec ce petit con de Julien ! Je ne suis pas là pour te virer, Albane, alors que Jordan, il est sur la corde raide. Encore un avertissement, et je le licencie. Sans état d’âme. Mais pas toi ! Mince alors ! Si tu ne te réveilles pas pour toi, fais-le pour les familles que tu accompagnes ! Pour Asma, Irina, Julien !

- Mais si, je suis heureuse ici ! J’ai juste un coup de mou ! Ça arrive à tout le monde, non ? Je ne fais que ça, de penser aux autres, à eux, je peux flancher à un moment aussi ? Mets-moi en congés, je vais aller me reposer et ça ira mieux ensuite.

- Très bien, si c’est ce que tu veux… Tu me feras la fiche de demande alors. Au fait, Julien a encore demandé à changer de référent. Vous vous êtes chamaillés ?

Chamaillés ? Le mot est faible… Je ne peux décemment pas lui dire que nous nous sommes engueulés et qu’il m’a quittée, que la confiance est définitivement rompue et que jamais il ne me pardonnera mon mensonge par omission. Est-ce que c’est professionnel de rester sa référente alors qu’il ne m’adresse plus la parole ? Est-ce qu’il ne serait pas mieux pour lui de changer, finalement ? Ou est-ce que ce serait l’abandonner, chose que j’ai promis de ne pas faire ?

- Comme d’habitude, une proposition qui le dérange et il s’emballe. Ça ira mieux, bientôt…

- Ah oui ? Qu’est ce qui lui arrive encore à ton Papa Ours ? Encore dans le trip où on va lui prendre ses enfants ? Si tous les parents s’occupaient de leurs gamins comme lui, les foyers de l’aide à l’enfance seraient déserts !

- Je crois qu’il a intégré pour ça, il serait temps… Non… Je…

Je déteste mentir, et là, je n’étais absolument pas prête à devoir répondre à ce genre de questions. Il me titille les ovaires le père Nicolas, c’est pas vraiment le moment de parler de ce sujet tabou.

- Asma le drague depuis un moment… Du coup, il a été un peu désagréable avec elle devant d’autres résidents. Je lui ai demandé de faire ce genre de choses en privé, il n’a pas apprécié.

- Et il se fâche pour ça ? Tu lui as dit quoi ?

Je le sens un peu suspicieux. Peut-être qu’il croit que j’ai encore manqué de professionnalisme ? C’est vrai que je galère en ce moment, mais si je ne veux pas perdre mon job, il va falloir que j’arrive à couper court à cet entretien.

- Je lui ai dit qu’il fallait qu’il arrête de jouer à la star et qu’il devrait s’estimer heureux qu’une femme s’intéresse à lui, vu son caractère de cochon. Il a pris la mouche et s’est barré chez lui. Depuis, il ne me parle pas, mais ne t’inquiète pas. Je vais revoir les choses avec lui et ça ira. Et je te promets que je vais faire attention. Quelques jours de repos et ça ira mieux. Merci de te préoccuper de moi, mais, je t’assure, tout ira bien.

Je l’espère, tout du moins. Oui, l’espoir fait vivre.

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