61. La Belle et la Bête
Albane
Nous rejoignons le groupe et j’approche de Sophie pour éviter de rester en tête à tête avec Julien. Je n’ai pas envie de répondre à une question, je ne suis pas sûre d’être prête à me livrer. Je veux rester, à ses yeux, une femme forte et indépendante.
Je sais que nous avons tous nos failles, nos blessures et nos peurs. Julien vient, enfin, de se livrer comme jamais il ne l’avait fait. Mais ce n’est pas à l’éduc qu’il s’est confié, c’est à la femme sans le costume. Qu’en est-il de ses paroles ? Lui qui disait ne pas pouvoir me pardonner ma trahison. Comment en est-il arrivé à m’inviter ici, à me confier ce moment si terrible de sa vie et de celle de ses enfants ?
Je lui lâche la main un peu brusquement lorsque Sophie se tourne vers nous, inquiète qu’elle ait pu voir ce geste qui peut être tout aussi anodin que tendancieux, et passe mon bras autour des épaules de l’adolescente, profitant du retour de son sourire, et de sa voix en ma présence.
- Alors, comment s’en sort ton frère ?
- Il impressionne le guide, rit-elle. Je crois pas qu’il s’attendait à ce que Gabin en sache autant sur la vie de Guillaume le Conquérant.
- Vous êtes beaucoup trop intelligents tous les deux, c’est flippant.
Sophie rit, et sa façon de venir se coller contre moi, en passant son bras autour de ma taille, me serre le cœur. J’ai bien du mal à imaginer ma vie sans cette demoiselle et son adorable petit frère. Je me suis attachée à ces deux Oursons, autant qu’à leur père. Dire qu’ils auraient pu ne plus être de ce monde… Peut-être n’y a-t-il rien de pire que les maladies mentales, si imprévisibles, si cruelles, parfois… Ou c’est ce monde, qui est cruel, tout simplement.
Gabin a sans doute trouvé son futur métier, il assure auprès du guide, et semble s’amuser comme rarement. Enfin, c’est juste Gabin, avec ses yeux et son comportement innocents, sa légèreté et sa joie de vivre, bien loin des tracas de la vie. Si seulement nous pouvions vivre toute notre vie avec cette innocence !
Dans la salle suivante, des images sont projetées sur les murs de pierre. Ou comment allier l’ancien et le moderne. Je ne suis pas une grande fan des visites de châteaux, mais ce moment avec la famille Perret me ferait presque changer d’avis. Une chose est sûre, je reviendrai pour visiter le petit musée en bas de la colline sur laquelle trône le château. Un musée sur la vie quotidienne durant la seconde guerre mondiale, voilà le genre de choses que je visite plus souvent.
Le guide nous invite alors à entrer dans une pièce pour voir un film sur la vie de Guillaume le Conquérant. Alors que je vais pour suivre Sophie, Julien me retient par le poignet et m’attire dans une petite alcove. Je ne peux m’empêcher de noter le thème des affiches autour de moi : la vie dans les villages au Moyen-Age. Il y a vraiment des gens que ça intéresse ? En tous cas, je n’ai pas le temps de lire les panneaux car Julien est en train de me sourire et je fondrais presque devant son si beau visage si je ne savais pas que s’il m’a attirée ici, c’est pour à son tour me poser une question. Et bien entendu, je sais sur quoi ça va porter.
- Albane, c’est à moi de te poser une question, non ?
- Eh bien, voilà, tu viens de le faire et la réponse était oui ! Merci et retournons donc voir le film ! J’ai toujours rêvé de tout savoir sur l’invasion de l’Angleterre !
Il pose sa main sur mon bras, comme s’il voulait me retenir et m’empêcher de partir. Ce simple contact me donne envie de me réfugier dans ses bras. Ou bien de partir à l’autre bout de la terre pour éviter de m’y perdre.
- Albane, tu ne peux pas te défiler comme ça…
- Je sais, soupiré-je. Qu’est-ce que tu veux savoir ?
- J’ai deux questions, en fait, et je ne sais pas laquelle poser…
- C’est bête, on en reparle dans dix ans si tu veux, pas de problème, je ne suis pas pressée, tenté-je avec humour.
- Non, je vais jouer sur le fait que tu es curieuse et que tu me demanderas la deuxième après la première ! rit-il, amusé.
- Ne compte pas trop là-dessus, Papa Ours. Allez, accouche avant que je ne change d’avis…
- Albane, je sais que j’ai été con. Je sais que j’ai pas assuré… Mais je veux que tu comprennes que c’était pas facile d’apprendre que tu avais un mari alors que je pensais que toi et moi… Enfin, bref… C’est quoi le problème avec ton mari ?
On y est… C’est pour maintenant, ou pour jamais. Parce que clairement, si je ne lui dis rien, il ne me donnera plus jamais l’occasion de m’expliquer.
- C’est… Plutôt compliqué, soupiré-je en détournant les yeux. Je ne suis pas sûre que tu puisses comprendre. De toute façon, personne ne peut vraiment me comprendre.
- Ah oui ? Je suis trop con pour pouvoir te comprendre ? Ou alors, je ne suis pas assez bien ? Je ne suis qu’un résident, c’est ça ?
- Et voilà, soupiré-je sans cacher mon agacement. Comme d’habitude on en revient à ta petite personne, t’es pas possible Julien Perret !
- Non, ce n’est pas de ma petite personne dont il s’agit, mais bien de ton foutu caractère où tu es la seule à pouvoir sauver le monde. J’ai pas besoin de toi pour être sauvé, Albane. Par contre, j’espérais qu’entre nous, on pourrait avoir autre chose que ce simili de relation. Si tu te confies pas à moi, à qui tu vas parler ? A l’autre abruti de Jordan ?
- J’ai aucun besoin de me confier sur ma vie, bon sang ! Je veux juste oublier, et c’est pas en te déballant mes déboires que ça arrangera les choses ! Alors mon foutu caractère et moi on va se barrer avant que je ne dise des choses qui dépasseront ma pensée.
- Te barre pas, Albane… Ne m’abandonne pas… C’est pas ce que je veux. Vraiment. Je suis désolé, mais je ne sais pas exprimer ce que je ressens. J’ai envie de t’aider et on se retrouve à s’engueuler ! Comment ça se fait ?
Je ne sais pas quoi lui répondre. C’est vrai, pourquoi est-ce qu’on se dispute tout le temps comme ça ? Il est borné et colérique, et je crois que finalement, je ne suis pas vraiment différente quand j’interagis avec lui.
- Écoute… Je… Je n’ai pas vu mon mari depuis plus de trois ans. Je suis partie. Il n’était pas du tout l’homme que je pensais. Voilà. Tu sais l’essentiel…
- L’essentiel ? Mais tu ne me dis rien, bordel ! Tu es encore plus secrète que moi ! Et plus têtue !! Non mais, j’y crois pas là. Tu me reproches toujours de me fermer, mais tu l’es encore plus que moi ! Je rêve, là. Albane, j’ai besoin que tu m’expliques. Fais-le sinon jamais on ne pourra continuer et faire comme si de rien n’était ! Trois ans sans voir ton mari et tu es toujours mariée. Tu joues à quoi là ?
- A quoi je joue ? Je ne joue pas, surtout pas quand il s’agit de lui, crois-moi. Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ? En quoi savoir pourquoi je n’ai pas vu mon mari depuis trois ans va nous permettre d’avancer ?
- J’ai besoin de savoir, Albane, savoir quelle place je peux avoir avec toi, et si ton mari est dans le décor, j’ai pas envie de jouer la roue de secours, si tu vois ce que je veux dire. J’avais tellement l’impression que toi et moi, c’était une évidence… Et là, c’est toi, moi et ton mari. Tu comprends que je me pose des questions ?
- Je n’ai jamais joué avec toi. Jamais je n’aurais risqué mon boulot pour faire mumuse, Julien. Il n’y a aucun trio, jamais je ne retournerai avec mon mari, je préfèrerais encore me jeter sous un train !
Il me regarde et je vois qu’il ne me comprend toujours pas. Je ne peux m’empêcher de noter dans ce moment si intense que les villageois du Moyen-Age fabriquaient du pain avec une multitude de céréales. Quel détail stupide alors que ma relation avec Julien est en train de se jouer ! Mais que m’arrive-t-il ? Pourquoi je ne peux pas simplement lui dire tout ce qui m’est arrivé ? Pourquoi m’énerve-t-il à un tel point que je n’arrive pas à lui communiquer qu’avant lui, jamais je n’avais vraiment aimé ?
- S’il n’y a pas de trio, il fait quoi ton mari ? Pourquoi tu n’es pas avec lui ?
- Julien, soupiré-je, les larmes aux yeux. Je… C’est trop dur d’en parler, je… Plus jamais tu ne me regarderas de la même façon quand tu sauras, c’est insupportable pour moi, tu comprends ?!
- Fais moi confiance Albane. Si moi, j’ai réussi à le faire, à te dire tout sur moi, à me mettre à nu devant toi, au propre comme au figuré, rajoute-t-il un léger sourire aux lèvres, tu dois voir que ce n’est pas parce qu’on avoue ses faiblesses que l’autre nous juge et change son regard. Fais-moi confiance, je ne te décevrai pas.
- Et comment tu veux que je te fasse confiance alors que tu t’es barré dans la seconde sans m’écouter, la dernière fois ?
- Parce que j’ai compris que j’ai agi comme un con qui ne pensait qu’à lui. Tu me l’as assez reproché de ne voir que mon nombril. Je n’avais pas compris que toi aussi tu souffrais, que toi aussi tu étais fragile. Tu étais mon roc, Albane. Et tout à coup, non seulement, j’ai eu l’impression de te perdre, mais j’ai aussi eu l’impression de partir à la dérive, sans ancre à laquelle m’accrocher. Mais j’ai réalisé mon erreur, depuis. Et puis, là, je peux pas me barrer. Gabin et Sophie sont toujours en train d’apprendre tout sur l’histoire du conquérant. Tu vois ? Parle-moi, Albane, rassure-moi comme tu sais si bien le faire, rassure-moi sur notre relation, sur nous. Fais-moi comprendre que jamais ton mari ne viendra se mettre entre toi et moi !
Je ne suis pas certaine d’atteindre l’objectif de le rassurer en lui expliquant que le roc sur lequel il s’est appuyé est un foutu iceberg qui fond comme neige au soleil. Je suis tiraillée entre l’envie de fuir et celle de me confier, c’est terrible de n’être sûre de rien. J’aurais dû refuser de venir. Je savais que je n’étais pas prête à me confier, que ce serait trop difficile, malgré Nicolas, malgré la psy, malgré les années. Jonathan a tout ravivé avec son harcèlement, la page n’est pas tournée finalement, le passé est trop lourd. J’inspire profondément et détourne le regard.
- Il… Jonathan était violent. J’ai tout quitté pour lui, je me suis installée à Marseille avec lui à dix-neuf ans… Au début c’était génial, on s’est vite mariés… Et puis il s’est montré jaloux, possessif, virulent verbalement avant de… Bref, je suis sérieuse quand je dis que je préfèrerais me jeter sous un train plutôt que de retourner vivre avec lui. Jamais plus je ne subirai ses coups.
- Oh Albane… Je suis désolé… Jamais je n’aurais imaginé ça… Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ?
- Qu’est-ce que tu voulais que je te dise ? Hé, Julien, je suis une femme battue qui fuit son mari mais ne t’inquiète pas, tu peux t’appuyer sur moi quand même, je ne suis faible qu’avec lui ? Et à quel moment ? Entre l’emmerdeuse et la sortie à la mer avec les enfants ? En plein entretien ou juste après que toi et moi on a couché ensemble ? Tu crois qu’on aborde ce genre de choses entre les lasagnes et le tiramisu ?
J’ai débité ma tirade si rapidement que j’en suis essoufflée, et l’aveu que je viens de faire me met clairement à fleur de peau. Soit j’explose de colère, soit je fonds en larmes, là, au beau milieu d’un vieux château à peine rénové, où s’est joué bien plus que ce moment qui, pourtant, me semble être celui où je joue ma vie, moi. Je n’ose même pas le regarder, de peur de lire la pitié sur ses traits, ou je ne sais quoi qui me ferait craquer dans un sens ou dans l’autre.
- C’est sûr qu’avant le tiramisu, ça aurait été un sacrilège, mais après, tu aurais pu, tu sais… Comment veux-tu que je te comprennes si tu ne me dis pas tout ? Allez, viens-là, je vois que tu es aussi cabossée que moi…
J’apprécie sa tentative de répondre avec un peu d’humour, ce qui évite la fausse pitié ou le jugement. Il m’ouvre alors ses bras et je viens m’y réfugier. J’ai besoin de cette chaleur humaine et elle est d’autant plus agréable que c’est son odeur bien à lui qui emplit mes narines à cet instant, alors que ses bras se referment autour de moi. Un foutu paradis qui m’avait manqué. Julien me serre contre lui tendrement. Ça n’a rien de sexuel, rien de déplacé. C’est juste un homme meurtri qui serre une femme meurtrie. C’est la première fois, hormis avec Nicolas, où je me retrouve ainsi réconfortée.
- Je suis incapable d’en parler, c’est tout, soupiré-je sans quitter son étreinte, le nez dans son cou. C’est plus simple d’éviter le sujet que de se confronter à ses échecs, non ?
- M’en parle pas ! Même qu’il y a des éducs qui t’obligent à te confronter à tout ça alors que tout ce dont tu as envie, c’est d’aller te réfugier sous la couette et bouffer du chocolat !
- J’ai pas la chance d’avoir eu une éduc aussi géniale que la tienne, ris-je.
- Albane, si j’avais su tout ça… J’aurais été moins con… Quand je pense que je t’ai imaginée vivre le bonheur avec lui et juste m’utiliser pour ton plaisir… Pourras-tu me pardonner un jour ? Et Léopold a raison quand il dit que tu vas divorcer ?
Je redresse la tête, les sourcils froncés.
- Comment il sait ça, Léopold ?
- Euh… J’aurais dû me taire moi… Mais bon, il a bien fait de me parler. C’est grâce à lui que j’ai compris que j’ai pas été à la hauteur…
- Il a vraiment les oreilles qui traînent partout, c’est pas possible… J’ai engagé des démarches oui… Nicolas m’a convaincue d’arrêter de me planquer, soupiré-je.
- Je suis content pour toi, Albane. Tu vas pouvoir tirer un trait sur cette partie de ta vie. Faire le deuil du passé, c’est toujours difficile.
- Ouais, j’y travaille. Comme toi. C’est long et difficile et… Tu es le seul homme qui a réussi à percer un peu ma carapace, Papa Ours…
- Je devrais peut-être faire une formation d’éduc alors, rit-il. Parce que ta carapace, c’est du solide.
Je m’apprête à lui répondre que l’idée est mauvaise et que s’il couche avec tous ses résidents, ça risque de poser problème, mais la porte de la salle de projection s’ouvre, nous poussant à nous séparer alors que Gabin en sort, un sourire jusqu’aux oreilles.
- Papa, c’était trop bien ! Pourquoi t’es pas venu voir ?
- Oui, pourquoi Papa ? ajoute Sophie en se pointant derrière lui, un regard suspicieux posé sur nous.
- Albane était intéressée par… la vie au Moyen-âge, et donc, on a lu les panneaux en vous attendant. J’ai fait plein de découvertes !
Je pouffe en le voyant répondre ainsi à ses enfants. La vie au Moyen-Âge est en effet un thème qui est tellement prioritaire et passionnant. Je vois bien que les enfants ne sont pas convaincus, mais je serre le petit chevalier dans mes bras. Après toutes les émotions de ma conversation avec Julien, ça fait du bien de retrouver ces deux trésors qui m’ancrent à nouveau dans la réalité du quotidien, loin des horreurs que j’ai vécues dans une vie passée. Si lointaine et pourtant si présente encore.
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