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— Trysol ! Sauve-moi ! Je ne veux pas mourir ! Aide-moi ! hurla un jeune garçon.
Sa voix était en mu, faisant grincer les oreilles de Suan.
Il comprit qu’on ne trillait pas les filles, mais qu’on cherchait des hommes, des garçons. Il se cramponna à ce voile que le vent lui avait apporté et il fixa la dénommée Trysol tirer sur le bras de son frère. Ce dernier cherchait à enrouler ses mains au cou de sa sœur, mais à chaque fois, il était envoyé en arrière, par les deux êtres en noir. L’un d’eux se tourna vers Trysol et dégêna son épée. Sous la lame, elle retira sa main ensanglantée et fermant jusqu’à la porte de son cœur, elle se rua sur le soldat sortant d’un minuscule fourreau une dague. Elle se courba, bougea si vite que Suan eut peine à voir la petite lame traverser la gorge de son assaillant.
Hélas, le temps que dure ce court affrontement, le petit frère était déjà sur le cheval qui galopa. La jeune femme leur courut après, puis s’arrêta, tira sous son épaisse cape qui laissait entrevoir une taille fine, une flèche. Elle décrocha aussi vite, le craquant d’un croché sur sa ceinture, et elle visa la tête. La tige de bois éclata sur les masques d’oiseaux que portaient les soldats.
Elle recommença et tira cette fois dans le dos. La cible ne fut pas manquée, mais elle continuait sa course.
Trysol continua à armer son arc, tuant trois cavalier et libérant ainsi des garçons des montures. Elle avait le visage figé, le regard fermé aux émotions, pourtant ses yeux brillaient d’un rouge vif alors que perlaient sa peine.
— Arg ! C’est elle ! Elle nous a manipulé ! Quelle sotte !
La voix d’une autre femme arracha le silence qui venait de tomber dans le village. Sous les pleurs, elle s’exhibait comme si ses cris lui ramèneraient ce qu’elle venait de perdre.
Analoum battait l’air, alors qu’elle retira son voile de rage dévoilant un visage blanc dont les veines étaient à l’instar de plaies ouvertes.
— Elle me le paiera. Crois-moi, ton vol ne sera pas impuni, Adama.
Ulcérée et dans une rage que Suan avait rarement vu même sur le visage des plus teigneux des agriculteurs, elle pénétra dans une maisonnette où trois filles se poussèrent pour la laisser passer.
Revenant vers la baraque dont elle était sortie furieuse, Trysol, elle, contemplait sans parler deux garçons. Ils étaient jeunes. Sans doute trop jeune. Elle ouvrit sa main vers eux. Ils accoururent les yeux ruisselant de larmes. Puis, tout en passant devant Suan, elle se dirigea vers la maisonnette d’Analoum, sembla confier ses frères aux sœurs de l’autre jeune femme.
En desserrant son emprise de Grenouille, celle-ci lui fila entre les doigts dans la quête de chercher le bon fumé qu’elle avait flairé. Il la poursuivit slalomant entre les villageoises endeuillées et pénétra dans une cabane qu’un simple rideau protéger l’entrer.
Grenouille était là, penché sur une assiette, en dégustait la soupe.
— Tu es vraiment impossible. Crois-tu que ce soit le bon moment pour te goinfrer, alors que nous avons l’estomac plein de baie ?
Suan tira le voile sur son visage et entra dans un petit salon. Il chercha à attraper la filoute qui sauta à nouveau.
Elle n’avait décidément aucune conscience des dangers.
Suan soupira, pivotant vers une dame posée dans l’encadrement d’une fenêtre. Elle était calme, contemplative des lianes qui se balançaient dans le vide. Elle semblait à mille lieux de se qui venait de se dérouler, il n’y avait encore que quelques minutes. Un miroir à la main, elle le dirigea vers le jeune homme et sourit.
— Tu n’es pas d’ici toi. Prends garde, garçon. Tu ne donnes pas assez illusion. Si tu veux rester, il faudra te comporter comme une femme et jouer d’artifice.
— Madame, je ne compte pas rester.
— Comme tout ceux du bas. J’imagine que tu as trouvé ce que tu cherchais et te voilà prêt à partir sans un merci.
— Qu’en savez-vous ? se renfrogna Suan, en guettant Grenouille près du chaudron.
— Regarde ta chemise.
Suan s’exécuta et avisa des graines collées sur le tissu. Il gratta sa gorge un brin honteux, mais quel genre de service pouvait-il donner en contrepartie de ses graines ?
— Si tu n’es pas un voleur, alors tu accepteras ?
Pourquoi cette dame jouait-elle d’énigmes ?
Elle se détacha de la fenêtre et avança élégamment jusqu’à la table. Elle n’avait rien de celle qui semblaient vivre ici. Même sa robe avait un quelque chose de noble.
— Que devrais-je accepter ?
— Tu n’as pas le visage de tout le monde. Tu n’as rien, hormis ces graines. Maigre comme tu es, je présume qu’il y a une nouvelle famine au bas. Dans peu de temps, on va me demander un service. Les jeunes filles qui viendront partiront sur un coup de tête, pensant qu’elles pourront se faire justice elle-même. L’une parle trop, l’autre ne dit presque rien. Crois-tu qu’elles parviendront, là où nulle femme est allée depuis des décennies ?
— Je ne comprends pas bien où vous désirez en venir ? Qu’ai-je avoir avec ces filles ?
— Ta vie sera abrégée par la faim si tu redescends. Tu en es conscient ?
Suan déglutit. Elle n’avait guère tort. Ces graines mettraient du temps à pousser et alors est-ce que l’herbe lui suffirait ?
— Si tu les accompagnes, toi qui sais manier une arme comme un guerrier, je te donnerai cette fiole. Une goutte sur un aliment et il sera mangeable bien des mois après sa récolte.
— C’est tentant… Je ne sais pas comment vous savez tout ce que vous savez. Mais je ne suis pas idiot. Si un homme les accompagne, elles auront plus de chance de se faire passer pour mes frères et d’aller là où nulle femme ne peut aller. Ne vous trompez pas sur moi. J’ai oublié d’être bête. Je réfléchie vite. Dite-les choses.
— Bien, alors sache que si tu les rejoins, tu sauveras plus d’une âme en redescendant.
— Qu’êtes-vous ? Une sorcière ?
— Peut-être si j’étais née en-bas. Ici, je ne suis qu’une clairvoyante. Je vois des choses que le vent me porte. Jamais que des bribes, pas toujours figées. Je sais par exemple que ta Grenouille ne craint rien. Alors cesse de lui courir après. Un jour il faudra la laisser vaquer ailleurs qu’entre tes pieds.
La dame se pencha sur un petit coffre et en sortie une minuscule harpe faite dans la Jade la plus pure. Elle la posa sur la table et déposa une deuxième assiette avant de débuter son repas.
Suan resta interdit, tandis que Grenouille se plaça au côté de la femme aussi belle qu’une fleur sous cloche.
La fiole lui faisait de l’œil, mais à la vérité, il n’avait aucune envie de s’occuper du malheur des autres. Il en avait suffisamment à lui seul pour en porter davantage.
— Ça ne m’intéresse pas, ma dame.
Il attrapa Grenouille, qui voulut s’extirper de ses bras, mais il dépassa déjà le rideau pour sortir. Dehors, il observa une ruelle triste où la brume reprenait ses droits.
— Bien joué, Grenouille ! Nous voilà bien pour retrouver le potager.
Il secoua la tête et marcha le long du village sans une once de remord.
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