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— Maintenant que je sais ce que vous voulez faire de moi, crois-tu que je me laisserait faire comme ça ? J’ai cru comprendre que vous avez besoin de moi rapidement !
Suan cacha l’envie de lui jeter à la figure qu’il était bien trop tard pour le briser. Les événements du passé lui avaient déjà émietté le cœur. Aujourd’hui que lui restait-il ? L’illusion que sa mère et Shi-Huan serait encore en vie lorsqu’il retrouverait ce fichu escalier ?
L’éclat qu’il aperçut dans le regard de Trysol lui confirma l’entêtement inutile d’Analoum. La rouquine n’avait aucun espoir de le faire changer d’avis.
— Il ne comprend pas, abandonna-t-elle. Laisse-le mourir ici, Louma. Sa peine ne doit pas être aussi forte que la nôtre.
Le rose écarlate s’enroula à nouveau autour des prunelles de Trysol. Elle avait pour objectif de tuer celle qui les avait trahis. Pour ce qui serait du reste, soit la providence les bénirait, soit la mort arracherait leurs cœurs fissurés. De toute façon, bientôt il n’y aurait plus aucun homme. Les femmes ne créeront plus la vie et les corps nourriront la terre.
Analoum la fixa, confuse. Pensant qu’elle jouait un jeu, elle vint en remettre une couche.
— Tu as sans doute raison. Sinon, pourquoi il aurait quitté les siens. Il doit appartenir à ces gens qui n’ont que faire des autres. Va savoir s’il ne se joue pas de nous depuis qu’on le suit. Il doit mériter ce qu’il lui arrive. La prochaine créature en fera son repas.
Elle glissa son épée dans son fourreau, repositionna son voile et suivit Trysol. Collée à sa compagne, elle chuchota :
— C’est une meilleure idée de le culpabiliser. Je n’y avais pas pensé.
Toute fière, les épaules en arrière, le menton en l’air, Analoum se félicita tout de même d’avoir fait pétocher le garçon. Cependant, elle songea après coup qu’un homme capturait aurait été utile au village.
— Ce serait peut-être plus judicieux de le garder. On ne peut pas nier qu’il ressemble à une fille. Il pourrait donner sa semence à quelque unes de nos pauvres femmes ? Les hommes restants sont vieux. Ils ne tiennent plus la route depuis déjà bien longtemps. Regarde. En trois ans, qu’on m’a déclaré apte à avoir un enfant, je n’ai rien donné et toi non plus, comme beaucoup d’autres.
Analoum pivota vers la silhouette de Suan. Il les fixait sans bouger. C’est du gâchis, pensa-t-elle.
La main dans celle de Trysol, elle soupira. Elle leva la tête, chercha le ciel, ne trouva que les arbres enrubannés de brume. Il y a six ans en arrière, elle s’outrait quand une femme disait de telle chose. Aujourd’hui, Elle comprenait le sens du besoin et du sacrifice de ces hommes rescapés, promis à une vie de servitude sexuelle. Ils n’auraient point le droit d’aimer et n’aurait point le droit d’être aimé. Les mères ne cachaient pas leur fils seulement à cause des oiseaux noirs. Un de ses frères avait dû accepter d’engrosser une dizaine de femme dans l’espoir qu’elles donnent naissance. Il avait été enlevé quelques mois plus tard avec une grande partie des hommes qui pouvaient procréer. Analoum ne l’avait pas vu se battre.
Depuis ce fatidique jour, elle ne pouvait s’empêcher de se demander si Vamlouma avait préféré mourir plutôt que recevoir la visite des femmes fécondes. Elle le soupçonnait d’avoir eu une liaison avec l’un des frères de Trysol. Comment en être sûr. Il était du genre à tout dissimuler au fond de lui.
Il y a six ans, quand le groupe c’était caché dans un ancien village abandonné, il n’était déjà plus qu’une vingtaine de jeune homme. Le plus jeune avait à peine dix-huit ans. Le plus vieux trente-cinq. Certains, bien que marié, devaient se plier à la règle établie dans le camp. Dire que seuls les hommes souffraient de la situation aurait été un mensonge. Les jeunes filles n’étaient pas toutes prêtes à enfanter ou même à avoir ce genre de rapport. Les rafles obligeaient à faire des choix. Les jeunes garçons étaient alors éduqués comme des filles, mais avec la responsabilité d’offrir leur semence quand elle viendrait. Analoum avait ainsi vu, des adolescents à peine conscients de leur sexualité se faire enfermer avec des femmes parfois mûres. Celles qui pouvaient protéger leur progéniture jusqu’à l’âge instauré de dix-huit ans, le faisait, les autres cédaient sous la pression.
Analoum et Trysol avaient réussi à sauver leurs plus jeunes frères. Mais les plus vieux avaient goûté aux premières lois.
Peut-être était-ce la forêt qui ravivait ce qu’Analoum rejetait. Un remords vint se bloquer au fond de sa gorge. N’avait-elle pas forcé l’un de ces jeunes hommes quand on l’avait cru apte à porter la vie ? Elle se souvint que le pauvre garçon n’avait rien pu faire. Désormais, personne ne pouvait résoudre leur problème de fécondité. Les vieillards ne tenaient plus debout et les garçons restants étaient beaucoup trop jeune. Il faudrait attendre dix ans. Au moins. Espérer qu’il n'y ait pas une nouvelle rafle entre temps.
Le vent amena le parfum de Suan jusqu’à elle et comme un déclic, elle tira sur le bras de Trysol.
— Et si nous faisions une bêtise en voulant les ramener ? Si on les ramène, ils devront répondre à la demande…
— Ils ont été éduqués pour servir la cause. Aucun de mes petits frères ne s’est plein de la besogne dont ils auront la responsabilité. Bien au contraire. Ce qu’ils voulaient, c’est la liberté de circuler. Si on se met à penser à ça, imagine ce qu’on leur fait là où ils se trouvent ? À quoi vont-ils servir une fois dans l’enceinte du palais ? Tu réfléchis toujours après coup.
Trysol lâcha la main d’Analoum.
— T’es-tu demandé si tes sœurs pourront protéger mes frères restés avec elles si nous ne revenons pas ? On n’est pas là pour nos frères. On veut que ça s’arrête. On veut savoir. Ce n’est pas plus compliqué que ça ! s’emporta-t-elle.
Pour survivre, il fallait des sacrifices. Elle-même avait donné son corps à des hommes qui la répugnait. Chaque fois qu’elle était fécondable, elle entrait dans la chambre réservée à cette tâche. Lui avait-on demandé si elle voulait enfanter, être toucher par une autre personne que sa compagne ? Avait-elle désiré que le seul enfant qu’elle avait réussi à porter sois mort-né ? Elle avait refoulée bien des douleurs dans les méandres de son cœur abîmé. Parfois, quand elles ressortaient, Trysol se posait devant les serpents de cheveux. Elle les regardait sans pouvoir retirer son voile. Tout le monde pouvait bien croire qu’elle était forte. Elle savait qu’elle était lâche. Incapable d’en finir une bonne fois pour toute avec la vie. Cependant, elle écoutait la voix dans sa tête. Cette dernière lui répétait indéfiniment que tout était la faute de la démone. Quoi qu’elle puisse être…
Le vol de son frère était la couche de sable sur son château de carte. Il ne restait plus que des ruines et une vive envie de mettre à feu et à sang le palais. Mais avant, il y avait à régler des comptes.
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