Joyeux Noël, Sœur Valentine
— Pourrais-tu accélérer le pas, Sœur Marie Eudoxie ? Je ne sens plus mes orteils, et mes doigts ressemblent à des esquimaux glacés.
— Je fais de mon mieux, Sœur Valentine, mais ce n'est pas facile avec cette neige !
— Rohhh... si tu n'avais pas oublié de mettre le réveil ce matin, nous ne serions pas parties avec trois heures de retard !
— Par sainte Faustine, combien de fois vais-je devoir m'excuser ?
— Quatorze fois ! Une pour chaque station que nous avons dû faire à la hâte pour espérer regagner la ville avant la nuit tombée.
En grommelant, Sœur Valentine dépasse Sœur Marie Eudoxie qui peine à reprendre son souffle. La neige n'avait cessé de tomber depuis leur départ, et le chemin de croix de sainte Adèle s'avérait presque impraticable. Pas moins de soixante-quinze centimètres étaient tombés la nuit passée, et malgré leurs équipements, la progression s'avérait laborieuse.
Des mois plus tôt, après avoir supplié la Mère Hortense de les laisser partir en pèlerinage, Sœur Marie Eudoxie et Sœur Valentine s'imaginaient que le chemin de croix de sainte Adèle, dans la ville du même nom, au Québec, était le plus approprié pour une retraite spirituelle de la nativité. Elles se retrouvaient à présent à la merci des loups, ours et autres bêtes sauvages qui rodent dans les grandes étendues boisées du Canada.
Deux nonnes en milieux hostiles, sans la moindre expérience en matière de survie.
— Il n'est même pas 15h et il ne nous reste plus que six stations. Pense au merveilleux sentiment de satisfaction que nous éprouverons lorsque nous serons rentrées à la pension, et au délicieux repas du réveillon, lance Sœur Marie Eudoxie en respirant bruyamment.
— Il fera nuit dans moins d'une heure et tu avances à la vitesse d'un escargot unijambiste ! Nous serons mortes de froid dans une heure ! Ou pire...
— Allons, ne sois pas si défaitiste, Sœur Valentine, tout se passera bien, tu verras.
Sœur Valentine se retourne vers sa consœur et lui lance un regard désabusé et haineux.
— Tais-toi, et marche ! crache-t-elle avec hargne en faisant de grandes enjambées pour se mouvoir dans la poudreuse fraiche.
—
Au bout de quarante-cinq minutes d'avancée laborieuse, le blizzard a décuplé et il n'y a aucun oratoire en vue.
— Nous tournons en rond, dit Sœur Valentine avec agacement, je reconnais formellement cet arbre !
Elle désigne la forme à peine visible d'un immense sapin recouvert d'un épais manteau d'un blanc immaculé.
— Nous ne tournons pas en rond, nous n'avons fait que monter, répond Sœur Marie Eudoxie en chassant la neige devant son visage à moitié couvert par sa grosse écharpe en laine.
Aussitôt, une lueur blafarde attire leur attention à quelques dizaines de mètres devant elles.
— Nous sommes sauvées ! hurle Sœur Valentine en pensant à une habitation.
Toutes deux redoublent d'efforts pour atteindre le point lumineux au plus vite, lorsqu'une multitude d'éclats multicolores s'élèvent au-dessus des arbres sans un bruit, puis disparaissent dans le ciel en une fraction de secondes. La neige cesse brusquement de tomber, et la voute céleste, parsemée de million d'étoiles scintillantes, laisse entrevoir une aurore boréale.
— C'est bien notre veine, lance Sœur Valentine, manquait plus que des extraterrestres !
— Ils auraient pu nous proposer leur aide, continue Sœur Marie Eudoxie.
Soudain, un puissant faisceau lumineux vert les enveloppe. Aspirées par une force invisible, leurs pieds se décollent doucement du sol et, tout en poussant un hurlement d'effroi, les deux Sœurs s'envolent en direction d'un vaisseau gigantesque.
—
À tâtons dans une obscurité plus profonde que les enfers, Sœur Marie Eudoxie cherche sa compagne d'infortune.
— Où es-tu, Sœur Valentine ? Tu es en un seul morceau ?
— C'est pas croyable, chouine cette dernière, pourquoi a-t-il fallu que je te suive dans cette stupide retraite sur les traces de sainte Adèle ? Qui sait quels sévices ces extraterrestres vont nous faire endurer...
Soudain, une aveuglante lumière blanche remplie la pièce, forçant les deux malheureuses à se couvrir les yeux.
— Oh oh oh ! Bonsoir mes chères, lance une voix masculine, suave et sympathique qui résonne autour d'elles, bienvenue à bord. Toutes mes excuses pour la brutalité de votre embarquement, mais avec cette neige, il m'était compliqué de me poser.
En plissant les yeux, Sœur Marie Eudoxie parvient à apercevoir leur interlocuteur. Elle distingue d'abord une vague forme rouge et blanche, puis sa vision s'adapte doucement à la luminosité ambiante.
— Mais, vous n'êtes pas un extraterrestre ? Vous êtes... le fils du père Noël ? s'exclame-t-elle avec surprise.
— Qui ? demande Sœur Valentine en tournant la tête dans la direction de leur hôte.
L'homme ne ressemble en rien à l'idée qu'elles se faisaient du bonhomme au manteau rouge. De grande taille, avec des épaules larges et une magnifique chevelure brune coiffée en queue de cheval, le jeune homme arbore un large sourire immaculé derrière une belle barbe rousse fournie, le tout surmonté d'un regard charmeur aux fins yeux bleus.
— Oh oh oh, non, je suis bien le père Noël. Je vous ai aperçues dans le blizzard alors que je me rendais au pôle Nord récupérer les cadeaux pour ma distribution.
Les deux Sœurs se relèvent nerveusement en s'appuyant l'une sur l'autre sans quitter le bel homme des yeux.
— Mais, le père Noël n'existe pas ? Enfin... je crois... balbutie Sœur Valentine qui ne parvient pas à détourner le regard.
— Pourtant, il semble qu'il soit devant nous... juste là, rétorque Sœur Marie Eudoxie en lui donnant un coup de coude.
— Oh oh oh, il est vrai que l'image que le monde dépeint de moi n'est pas très... flatteuse. Mais mon secret fait partie des mieux gardés au monde. Cependant, je ne pouvais décemment pas laisser mourir deux religieuses dans ce froid. Qu'en aurait pensé le Tout-Puissant ?
— Vous voulez dire que... le Tout-Puissant existe ? demande Sœur Valentine en écarquillant encore plus les yeux.
— Oh oh oh, oups, oubliez cela, dit-il en rougissant, cependant, je dois m'assurer de votre silence à mon sujet.
— Ou sinon quoi ? demandent-elles de concert.
— Sinon, je vais devoir m'arranger avec qui vous savez, si vous voyez ce que je veux dire, répondit-il en sortant un fusil de sous son houppelande, dévoilant une musculature digne d'un dieu Grec.
Les Sœurs ont un mouvement de recul à la vue de l'arme rutilante. Ou peut-être est-ce dû au corps parfait de leur interlocuteur.
— Ne vous inquiétez pas, votre secret sera bien gardé. Nous sommes les plus sages de notre couvent de Sainte-Geneviève des Fourches, répond Sœur Marie Eudoxie avec un clin d'œil pour sa consœur dont la mâchoire ouverte atteint presque le sol.
— Parfait, dit-il en rangeant son fusil, suivez-moi, je vais vous installer pour le voyage.
— Pardon, mais... de quel voyage parlez-vous ? demande Sœur Marie Eudoxie.
— Eh bien, la distribution des cadeaux. Je dois finir ma tournée avant de vous ramener chez vous. En plus, deux de mes elfes ont fait une indigestion de lait de poule au sucre d'orge, votre aide me sera précieuse pour les remplacer au pied levé.
Sœur Marie Eudoxie donne un nouveau coup de coude à sa consœur qui s'est mise à baver.
— Je suppose que c'est la moindre des choses pour nous avoir sauvé la vie d'une mort glacée, esquisse-t-elle en réprimant un frisson.
— À la bonne heure ! Venez, je vais vous montrer votre poste de commande.
Après avoir traversé un long couloir, tous trois arrivent au cockpit du vaisseau : une grande salle ronde parsemée d'appareils en tout genre qui émettent des bips de tonalités différentes et dont les commandes clignotent de milliers de petites lumières multicolores. Un immense pare-brise incurvé fait le tour de la moitié de la pièce et offre un panorama grandiose sur la vallée enneigée qui s'étend devant eux à perte de vue. Au centre, le poste de conduite se compose d'un large siège disposant de joysticks de chaque côté et faisant face à plusieurs petits écrans.
En s'approchant de deux sièges couverts de tissus rouges, le père Noël fait signe aux Sœurs de s'installer.
— Voici le Délivrotron 3000 ! dit-il fièrement, ce n'est pas pour me venter, mais j'en suis le concepteur ! D'ailleurs, j'ai conçu ce vaisseau de la poupe aux hélices, oh oh oh.
Avec une révérence, il les invite à prendre place sur les fauteuils qui s'avèrent plus confortable que de visu. Aussitôt, un immense moniteur s'abaisse devant elles et bascule sous leurs mains. Des centaines d'informations y sont affichées, comme des noms et des prénoms d'enfants, ainsi qu'une interminable liste de cadeaux. Sur le côté droit, une grosse croix rouge clignote à côté de ceux qui n'ont pas été suffisamment sages, tandis qu'un pouce vert illumine les plus méritants.
— Que devons-nous faire exactement ? demande Sœur Marie Eudoxie.
Le charmant papa Noël se penche sur l'écran pour désigner une colonne de prénom, juste sous le nez de Sœur Valentine qui ne se gêne pas pour humer son odeur. Il dégage un parfum enivrant, mélange de bois de chêne, de musc et de lait chaud à la guimauve.
— Ici s'affiche la liste des enfants avec leur adresse et le cadeau qui leur est dévolu. Vous, Sœur Marie Eudoxie, devez vérifier que nous nous trouvons au bon endroit et que le présent est bien celui désigné par l'ordinateur. Une fois les informations validées, vous, Sœur Valentine, dit-il en lui faisant un clin d'œil, vous devrez actionner la commande du bras robotisé qui délivrera le cadeau par la cheminée, et remontera les biscuits et le lait.
— Cela ne semble pas trop compliqué ! lance Sœur Marie Eudoxie.
— Tout est question de concentration et de rapidité. Maintenant, si vous êtes prêtes, nous allons décoller. Attachez vos ceintures, le voyage sera intense, comme votre doux regard, Sœur Valentine, dit-il en attrapant sa main pour y déposer un baiser.
Avec un gloussement digne d'une dinde en chaleur, Sœur Valentine le dévisage d'un regard niais de béatitude tout en rougissant. Après tout, ce n'est qu'une charmante blonde de vingt-quatre ans. Et même si sa chasuble ne la met pas en valeur, elle n'a rien à envier aux pin-up des magazines.
— Ohhhh... voyons papa Noël, vous êtes adorable.
Il lui sourit puis regagne le poste de pilotage. Sans un bruit, le vaisseau s'élève dans le ciel à une vitesse fulgurante, puis fonce en avant en fendant les nuages sur son passage.
—
Après avoir visité le Japon, les USA, la Russie ou encore l'Australie en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, la tournée se termine au-dessus de la France avec pour point final Sainte-Geneviève des Fourches.
— Ce fut un voyage des plus... stupéfiant, avoue Sœur Marie Eudoxie en débarquant du vaisseau dans la cour du couvent endormi, soyons discrètes pour ne pas réveiller les autres.
Elle se tourne vers sa consœur qui baisse les yeux avant de les porter sur le père Noël.
— Je suis désolée, Sœur Marie Eudoxie, mais je crois que je vais rester, dit-elle avec un sourire gêné.
— Comme bon vous semble, Sœur Valentine. Je ne crois pas que le Tout-Puissant vous en voudra d'avoir trouvé l'amour.
— C'est même certain, oh oh oh, répond le père Noël en prenant sa bien-aimée dans ses bras musclés.
— Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une vie pleine de bonheur.
La porte du vaisseau se referme sur Sœur Valentine et son prince charmant, puis il s'envole sans un bruit dans un ciel parsemé d'étoiles.
— Joyeux Noël, Sœur Valentine, murmure Sœur Marie Eudoxie.
Annotations