Chapitre 3 - Alandrie

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Mon sang se glace à ses mots et je m’arrête net, de peur que mes jambes cessent de me porter.

C’est ta faute.

- Alandrie ! On n’a pas de temps à perdre !

Le ton impérieux d’Imran me remet en marche. Mécaniquement, je le suis jusqu’à rejoindre la salle où sont réunis les onze Séniors. Je suis la douzième, ce qui – aujourd’hui plus que jamais – me retourne l’estomac. Lorsque je m’installe à sa gauche, mon père me salue avec un air de reproche qui ne m’atteint pas. Durant la grande floraison, tous les séniors doivent se trouver dans les serres ; évidemment je n’y étais pas.

- Mesdames, messieurs, commencent mon père. Je vous ai rassemblés ici pour que nous discutions de la situation inédite à laquelle nous devons faire face et que vous avez tous pu constater : cette saison, aucun des germes n’a fleuri, quelques soient les soins prodigués ou le Luminier qui s’en occupe.

Ces mots bousculent mon cerveau, milles idées y fusent, mais la culpabilité domine.

Chaque année, les fleurs femelles sont fécondées par les fleurs mâles, lors d’un processus artificiel établi depuis des décennies. Cela permet l’obtention de fruits contenant les graines de lumières. Celles-ci germent et éclosent pour donner des fleurs, dont les femelles sont lumineuses.

Tous les ans, lors de la grande floraison, les Luminiers font germer les graines puis éclorent les fleurs. Les femelles sont ensuite vendues aux peuples voisins ou redistribuées aux nôtres. La plupart des gens les utilisent telles quelles pour s’éclairer. Notre peuple, lui, a trouvé un moyen d’extraire de leurs pétales un liquide lumineux, plus facile à utiliser. Il a permis de développer notre agriculture et nos activités.

Mon père reprend :

- Si nous ne trouvons pas de solution, non seulement nous risquons une famine, mais nos relations avec les peuples voisins pourraient aussi en pâtir.

Imran tapote le bois de la table dans un geste qui me tend. C’est Hélène qui finit par rompre le silence pesant. Après moi, c’est la plus jeune des Séniors. Un petit prodige qui a fait germer sa première graine à trois ans. Et qui me hérisse au plus haut point. Elle demande de sa voix fluette :

- Comment est-possible ? Le processus de fécondation a eu lieu normalement, les fruits étaient nombreux et les graines aussi. Nous les avons conservés dans les mêmes conditions que d’habitude…

- Peut-être les fleurs mâles étaient-elles de moins bonne qualité ? répond Kor, le conseiller de mon père.

Celui-ci tempère :

- Je n’ai pas plus de réponse que vous pour l’instant, mais le plus urgent est de trouver une solution.

- La foire d’échange a lieu dans trente jours, commente Imran. Nous avons le temps de faire fleurir les graines de l’an dernier. Cela ne suffira pas à assurer les besoins de notre peuple et de ceux voisins pour l’année entière, mais nous pourrons sauver l’apparence lors de la foire et pourvoir aux besoins de nos compatriotes les plus nécessiteux. Entre temps, nous chercherons une solution plus pérenne.

Tout le monde approuve et mon père conclut :

- Alandrie, Imran et moi-même iront chercher les graines de la réserve. Dès ce soir, nous tenterons de les faire germer. Helen, Kor, je vous charge d’analyser les graines, et les fleurs mâles et femelles de l’année afin de trouver d’où vient le dysfonctionnement. Les autres, continuez à tenter de faire germer les graines, peut-être qu’il leur faut juste plus de temps que les années précédentes. Je compte sur votre discrétion absolue. Si la nouvelle se propage, la panique gagnera les gens.

Nous nous dispersons sans un mot. Père nous enjoint à le suivre. Sur notre passage, tous s’inclinent. Dès que nous ressortons de la serre, deux gardes nous emboitent le pas. « Le roi doit toujours avoir une escorte », ordre de la reine. Père nous a souvent raconté que cela le faisait grincer des dents. S’il avait eu une formation militaire, comme Imran, peut-être aurait-il pu faire fléchir ma mère. Seulement, il était fils et petit-fils de Luminiers, pas noble ni soldat.

- Tu es pensive, petite sœur, me chuchote Imran.

Je botte en touche, sans ignorer qu’il a perçu mon malaise.

- Qui ne le serait pas dans une telle situation ?

Malgré l’obscurité des jardins, je devine son regard inquisiteur. Il sait qu’une pensée m’obnubile, j’espère juste qu’il ne sait pas laquelle. Nous pénétrons dans le château et rejoignons la salle du trône. Un passage secret, que seuls certains Séniors et les membres de la royauté connaissent, mène vers les réserves.

La luminosité de la salle royale concurrence presque celle des serres. Elle reflète la magnificence de notre royaume. De vastes tentures colorées recouvrent les murs, les deux trônes en or se trouvent au centre, un tapis rouge y mène. « Y a tout le tralala, quoi» dit toujours Mistik. Il répète que cette pièce est d’un luxe indécent, il n’empêche que je l’ai trouvé plus d’une fois posé sur le siège de mon père à s’épousseter les plumes.

Nous passons dans l’anti-chambre qui mène au couloir donnant vers les réserves. Les gardes nous attendent dehors, ce qui me permet de soupirer :

- Je devrais vous attendre ici.

Mon père proteste :

- Tu peux venir. Il suffit que tu ne touches à rien.

- C’est trop risqué.

Il hésite. Imran vient à mon secours :

- Elle a raison. Mieux vaut être prudent.

Bien qu’il abonde dans mon sens, son affirmation me blesse, et je m’empresse de leur faire signe d’y filer. Il leur faudra un bon quart d’heure pour atteindre la réserve, mieux vaut y aller. Père commence à déverrouiller le système protégeant l’entrée, quand des coups brusques contre la porte retentissent.

Simultanément, Imran et moi portons la main à notre épée.

- Monseigneur ! Monseigneur, êtes-vous encore là ? Nous avons besoin de vous parler ! C’est urgent !

J’échange un bref regard avec mon frère. C’est la voix de Lino et son ton impérieux est alarmant. Je me dirige vers la porte et lui ouvre. Avec le calme dont il ne se départit jamais, mon père répond :

- Bonjour général, je suis toujours là, oui, et j’avais ordonné qu’on ne me dérange pas.

- Pardonnez-moi, mais…

Il me lance un coup d’œil et je devine qu’il hésite à parler devant moi. Lino baisse la voix et se tourne face à mon père.

- Cela a… cela a recommencé.

- Qu’est-ce qui a recommencé ?

Silence.

Mon père couvre sa bouche d’une main, puis marmonne :

- Ce n’est pas vrai.

Imran aussi semble savoir de quoi il s’agit, puisqu’il souffle :

- Où cela s’est-il produit ?

- Dans l’une des chambres de l’aile gauche.

- Allons voir.

Père le retient :

- Finissons d’abord ce que nous avons commencé.

- Non, chaque minute qui passe peut emporter des indices. Nous avons besoin de savoir ce qui se passe. Je n’en ai pas pour longtemps. Dès que j’ai fini, je vous rejoindrai.

J’attrape sa manche lorsqu’il passe devant moi et m’exaspère :

- Quelqu’un va m’expliquer de quoi vous parlez ?

Lino tente de me sourire.

- Ce n’est pas nécessaire, Al. Ce n’est pas grand-chose.

- Pas grand-chose qui nécessite de venir nous chercher jusqu’ici, hein ?

J’ai horreur qu’il me prenne pour une idiote, ou pire, pour une jeune fille à protéger, et mon frère doit sentir que je vais exploser, car il lâche le morceau :

- Il y a eu un nouveau décès.

Et derrière le mot décès, j’entends clairement le mot « meurtre ».

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