Chapitre 3 - Le chef fait la bête
Pierre ne parvenait pas à se concentrer sur son travail, qui lui paraissait plus fade que jamais. Il ne pouvait s’empêcher de penser au déguisement qui occupait tout l’espace de son sac à dos, ce condensé d’animalité dont il devait se débarrasser à tout prix afin de reprendre enfin le contrôle sur sa vie.
Il était quatorze heures quinze. Gauthier n’était toujours pas arrivé. Il devait être en train de faire passer son copieux déjeuner d’affaires avec une rasade de saké. Affaires ou non, il avait pour habitude de faire largement honneur à la bonne chère.
Il faut que je me dépêche de lui refourguer le machin. Sinon il ne rentrera plus dedans.
Il se replongea à grand peine dans ses colonnes de chiffres, jusqu’à ce qu’il entende la porte d’entrée s’ouvrir, à la manière peu discrète de Gauthier, qui aimait marquer son territoire.
- Alors, mon cher Pierre, ce bilan annuel, ça avance ?
- Oui, oui, ne vous en faites pas, je connais mon boulot.
- On dirait que quelque chose vous tracasse, pourtant, insiste le chef en retirant ses lunettes clinquantes pour scruter son subordonné d’un air inquisiteur. Est-ce que par hasard vous auriez une doléance à émettre ?
- Non non, tout va bien, je vous assure. J’aimerais juste, euh, vous parler en privé un instant.
Gauthier soupira.
- Comme si j’avais du temps à gaspiller en ce moment. Bon, très bien, je vais être magnanime. Dans mon bureau, dans une demi-heure. Mais c’est vraiment parce c’est vous. Et c’est exceptionnel, hein !
- Oh merci, Monsieur Gauthier, vous êtes si compréhensif !
- N’en faites pas trop, tout de même, Pierre. Je n’aime pas qu’on me lèche les pompes. Et pensez à accélérer un peu le rythme, sinon vous pourrez dire adieu à votre prime de fin d’année.
Pff, espèce de gougnafier, s’indigna Pierre.
Mais la première étape était franchie : il avait obtenu son rendez-vous. Restait le plus dur : le convaincre. Il prit le temps de fourbir son argumentaire avant de venir toquer à la porte du mâle alpha en pleine digestion. Repu, il se laissera amadouer plus facilement et risquera moins de mordre.
- Oui ? Veuillez vous donner la peine d’entrer, mon cher Pierre ! Asseyez-vous donc ! Que me vaut votre visite ?
Pierre s’installa sur la vieille chaise à roulettes inconfortable en essayant de ne pas lui faire émettre trop de couinements intempestifs.
- J’aurais une proposition à vous faire.
Les mains moites et tremblotantes, il se saisit de son sac à dos et en extrait la peau d’ours qui se déplia prestement. Gauthier, bouche bée, la contempla avec des yeux carrés.
- Mais…mais qu’est-ce que c’est que ça ?
- Eh bien…un déguisement d’ours !
- Oui je vois bien, Pierre, je ne suis ni aveugle, ni idiot.
Ça, c’est toi qui le dis, crâne d’œuf…
- Mais pourquoi me montrez-vous ça, au juste ? C’est ça, votre proposition ?
- Oui, elle est magnifique, n’est-ce pas ?
Gauthier détailla la pelisse en fronçant le nez.
- Hmm, laissez-moi voir de plus près…
- Elle est quasi neuve. Elle n’a été portée qu’une seule fois.
- Oui, oui, finalement, elle est plutôt sympathique.
- Je vous la laisse pour vingt euros.
- Tope-là ! Ça m’arrange, justement. Ma femme veut faire le défilé de Carnaval avec les gamins cette année et elle comptait me choisir un costume. Vous venez de m’épargner des heures de torture !
Quoi ? J’aurais même payé pour m’en débarrasser s’il l’avait fallu. Et ce type me l’achète ? J’y crois pas ! Ce soir, c’est la fête !
- Parfait, elle est à vous ! C’est de la top qualité. Vous verrez, vous ne serez pas déçu !
Lorsque Pierre quitta le bureau de Gauthier en sifflotant, il ne s’était jamais senti aussi léger.
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