Quiproquo
En ce début du mois de mai, le temps était idéal pour une promenade de quartier. Je n’avais pas encore pris le temps de me dégourdir les jambes de la semaine, trop pris par mon nouveau projet qu’un client m’avait confié pour la décoration intérieure de son appartement de luxe dans le centre-ville. Mais après une bonne douche et un copieux petit déjeuner, j’avais fini par me décider à sortir. Le soleil était au rendez-vous, la température ne dépassait pas vingt degrés et le vent portait en son sein de douces fragrances de lilas et de roses provenant des jardins voisins. Un vrai régal.
Je remontai la rue en flânant, décontracté et bienheureux, lorsque j’aperçus une fillette d’environ cinq ou six ans, seule sur le trottoir, en pleurs. Ce n’était pas une petite peine d’enfant ni un caprice, c’était un énorme chagrin. Elle avait l’air perdu et désespéré. Cela me fendit le cœur et transforma ma bonne humeur en compassion. Je m’approchai peu à peu, regardant alentour si je ne voyais pas ses parents ni la raison pour laquelle elle se trouvait dans cet état.
Je ne l’avais jamais vue dans les environs. Une petite à la peau mate, aux grands yeux noisette et à la longue chevelure noire. Elle portait une robe jaune à fleurs et des sandalettes en cuir enjolivées de chaussettes blanches en dentelle.
Une fois à portée, je demandai prudemment :
— Bonjour, moi c’est Tom. C’est quoi ton nom ?
Elle se tourna vers moi sans répondre. Son menton tremblait, ses yeux rougis dégoulinaient de larmes, et son nez brillait, humide.
— Que t’arrive-t-il ? Où sont tes parents ?
— Mi gato se escapó.
— Pardon ?
Visiblement, elle ne parlait pas français et ne comprenait pas ce que je disais. Cela n’allait pas être de la tarte. Si j’avais été plus assidu en cours de langue à l’école, j’aurais peut-être pu garder quelques bribes d’espagnol dans les méandres insoupçonnés de mon cerveau. Mais c’était malheureusement loin d’être le cas. Je n’y connaissais rien. J’avais tout oublié à part peut-être dire « Hola, me llamo Tom ¿ Qué tal ? »
— Mi gato, mi gato ! s’exclama-t-elle soudain.
— Ton gâteau ? Quelqu’un t’a volé ton gâteau ? Qui aurait pu faire une chose pareille ?
Je levai les yeux pour parcourir la rue dans les deux sens mais il n’y avait personne. D’ailleurs d’où venait-elle ainsi ? N’y avait-il personne pour l’accompagner, la surveiller ? Elle s’agrippa à mon bras comme si j’étais le seul arbre encore debout dans sa tempête émotionnelle.
— Mi gato. Ayúdame a encontrarlo.
— Oui, oui, j’ai compris, ton gâteau.
Elle me repoussa soudain en reculant d’un pas :
— Quería salir…, commença-t-elle avant que ses mots ne soient engloutis par d’autres sanglots.
— Salir ? Te salir ?
Je regardai mes vêtements fraîchement lavés et repassés que j’avais pris ce matin dans le placard :
— Mais non, je ne vais pas te salir. Je ne suis pas sale, enfin !
Elle agrippa de nouveau ma veste et la secoua :
— Quería salir a dar una vuelta pero cuando he abierto la puerta ...
— Désolé mais je ne comprends rien à ce que tu me racontes.
J’entrevis la panique et le désespoir dans son regard. Je me sentis si démuni.
— Mi gato, mi gato ! reprit-elle comme une litanie.
— Écoute, on peut aller à la boulangerie ensemble, je te paierai le gâteau de ton choix ?
Son regard roulait en tout sens comme si elle cherchait quelque chose ou qu’elle avait peur. Croyait-elle que j’étais un psychopathe ? Un kidnappeur d’enfants ? Je reculai et levai les mains pour me dédouaner, pour ne pas lui donner davantage d’idées complètement erronées.
— Debemos encontrarlo. Esta débil y enfermo.
Je m’offusquai sur ces derniers mots même si je n’avais jamais vraiment parlé espagnol. Me traitait-elle donc de « débile bon a être enfermé » ?
— Hé, je veux juste t’aider OK, si tu n’es pas contente, je passe mon chemin et tu te débrouilles toute seule.
Elle se tut, interloquée et plus inquiète que jamais. Ma verve acerbe créa de nouvelles larmes qui roulèrent sur ses joues. Cette fois, c’était moi le responsable de son état. J’y avais été un peu fort. Il faut dire que les enfants et moi, ça faisait deux. Je soupirai et repris calmement :
— Très bien, je vais t’aider. On va chercher tes parents, OK ? C’est quoi ton nom, tu ne me l’as toujours pas dit ?
— Tengo que encontrar a mi gato.
— Je vois, tu y tiens à ton gâteau. Suis-moi, il y a une pâtisserie au coin de la rue et ensuite on cherchera ton papa et ta maman. Ça te va ?
Je lui tendis la main mais elle ne la prit pas. Je ne pouvais pas la blâmer d’être méfiante, après tout, j’étais un étranger.
— ¿ Papá y mamá ?
Elle leva un index vers la grande maison à la façade grise située à quelques mètres en amont.
— Vivimos aquí, nos mudamos ayer.
Soudain, un chat traversa la route, imprudent. J’étais certes inculte en espagnol mais je savais par contre que ce n’était pas un simple chat de gouttière. Le British Shorthair rayé impeccablement toiletté s’arrêta sur le trottoir et nous lança un regard de biais. Pourquoi avais-je l’impression que cet animal ne m’aimait pas beaucoup, pire qu’il me méprisait ? La fillette passa des larmes à un rire nerveux. Sans crier gare, elle se rua vers le félin. Craignant qu’une voiture débarque de nulle part et ne la fauche dans sa trajectoire, je lui courus après à mon tour.
— Attention, on ne sait pas d’où il sort ce chat. Il n’a pas l’air commode.
— Alma ! Mi gato.
— C’est ce chat qui a mangé ton gâteau ?
L’animal hésita un moment face à la fillette transformée en boulet de canon mais il accepta bon gré mal gré de se laisser attraper à bras le corps et couvrir de baisers. À partir de cet instant, je n’existai plus aux yeux de cet enfant. Elle lui déballa tout un discours en le lovant contre elle, remonta la rue et rentra chez elle sans même un mot ni un regard à mon attention.
Penaud, je me retrouvai seul sur le trottoir comme un idiot. « Au fond, de quoi je me mêle, hein ? »
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