AMOUR AU TEMPS DE L'ARGENT

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J’avais déjà remarqué cette maison au moins deux ans auparavant. Le bâtiment n’était pas plus étrange qu’un autre. Un duplex à l’aspect crasseux, dont les trois fenêtres étaient cachées des regards par d’épais rideaux. Chaque mardi matin, une quantité impressionnante de déchets au chemin. Peu importe le moment de la journée, des voitures aux plaques d’immatriculation provenant des quatre coins du monde se stationnaient devant, pour repartir quelques heures plus tard. La porte d’entrée était pratiquement toujours ouverte, mais elle n’offrait au regard qu’un long couloir vide. Ayant auparavant vécu dans un quartier beaucoup plus pauvre, cette maison ne m’avait jamais semblé digne d’intérêt. Au contraire, si j’avais encore vécu sur mon ancienne rue, cette maison m’aurait semblé la plus saine et la plus sécuritaire de tout le quartier, quoiqu’ici, elle semblait détoner.

Saviez-vous que ce n’est pas à cause du retour au travail que les gens détestent les lundis ? C’est tout simplement parce que les lundis sont souvent plus de la merde que les autres jours. Sauf pour ce lundi-là. C’était l’exception qui confirme la règle. Lundi le 18 juin, j’habitais avec Cynthia et nous nous aimions encore. Du moins, pour ma part, je peux jurer que jusqu’à ce jour, je l’aimais plus que tout au monde.

Il était une heure de l’après-midi. Je marchais dans mon quartier lorsque je vis, assis sur les marches du bâtiment, une jeune femme qui fumait une cigarette. De nationalité algérienne ou encore peut-être marocaine, elle avait la peau dorée et les cheveux d’un noir de jet. Elle avait des courbes à faire frémir le plus catholique des hommes et il se dégageait d’elle une aura indescriptible. Douce et sucrée. Elle était magnifique. L’air autour d’elle avait été créé dans le seul et unique but qu’elle puisse le respirer.

J’entrepris de continuer mon chemin sans plus de cérémonie, même si cette rencontre m’avait transformé. Alors que je quittais le coin de la rue, mes yeux croisèrent les siens. Les rides de son visage donnaient une douceur à son regard. J’y vis la tristesse et le désespoir. J’y vis la même lueur sombre que, tous les matins, je constate dans mon propre reflet. J’y vis la mort emprisonnée dans un corps qui n’a jamais vécu.

En quelques instants, mon âme fit écho à la sienne. Je savais que je ne pourrais plus jamais l’oublier. Je savais qu’elle empoisonnerait pour toujours mes rêves. Peut-être qu’elle capta la même chose, ou alors ne cherchait-elle qu’à attirer un nouveau client, mais au bout d’un moment, elle m’interpela. Ses mots répandirent une onde de choc jusqu’à mon cœur. Elle me demandait une cigarette. C’était banal, et pourtant, mon corps en entier avait arrêté pour un instant. Je n’étais pas fumeur, mais je lui offris d’aller acheter un paquet au dépanneur. Elle refusa mon offre et se leva. Pour rester auprès d’elle a toujours, je marmonnai quelques excuses, mais déjà elle entrait dans le duplex. Son corps m’appelait trop pour que je sois capable de reculer. J’entrai moi aussi.

Un homme fit irruption dans le couloir. J’appris plus tard qu’il s’appelait Camil Saoud. Il cria quelques mots en arabe à la jeune femme et lui agrippa le bras. Il la tira brusquement hors de ma vue. Il revint après quelques instants plus tard pour me crier quelques mots en arabe puis reprendre en français. Ces mots résonnèrent en moi pendant les heures, les jours, la semaine à venir… « Si tu veux la fourrer, c’est 300$. »

Il claqua la porte. Sans émotion, je rentrai jusqu’à chez moi. Ce soir-là, Cynthia m’annonça qu’elle partait. À l’instant même. Elle me reprocha des erreurs idiotes et une négligence grandissante envers elle… Scénario classique. Pas besoin de détails superflus, de toute façon je ne l’écoutais pas. Je n’entendais que la voix de cet inconnu, qui se résonnait dans mes oreilles. Je ne voyais rien d’autre que cette femme, cette déesse, à la peau dorée. Je ne sentais que les effluves de sa cigarette embuer mes yeux et ma peau. Deux heures plus tard, j’étais allongé sur le plancher de cet appartement que j’avais toujours détesté. Cynthia était partie. Sans plus de remords à mon égard que moi envers elle. C’était trois ans de vie, de souvenirs et d’espoirs oubliés avec insouciance. Le seul souvenir que je garderai d’elle sera celui d’une belle petite blonde aux yeux noisette. Mais pour le moment, une chose m’obsédait. Le 264,37$ qui me manquait pour revoir la pute dont j’étais amoureux.

Les jours passèrent, sans saveurs. N’étant naturellement pas un amoureux de la vie, ils me parurent d’autant plus maussades. Chaque soir après mes journées, je ne trouvais un semblant d’allégresse qu’au moment où je fermais les yeux pour replonger dans les siens. Je me sauvais d’un monde morne, pour me rendre jusqu’à elle. Je chérissais maintenant d’un amour plus fougueux ce monde créé de toutes pièces, plutôt que la réalité où je devais vivre. J’étais suspendu dans un éternel présent qui, peut-être, ne se terminerait jamais. Le temps aurait bien assez tôt fait de revenir me harceler, mais pour l’heure, j’étais suspendu au loin. J’étais suspendu dans le ciel. J’étais porté par le désir.

Puis, enfin, ma paye arriva.

***

Ces semaines de divagation m’ont mené jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à maintenant. J’ai pris deux heures pour me raser, me doucher et me vêtir de mon plus bel habit. Trois ans plus tôt, j’ai effectué le même rituel pour séduire Cynthia. Mes veines pulsent si fort sous ma peau que je les entends. Mes yeux distinguent des couleurs que je n’avais jusque-là jamais vues. Trois ans plus tôt, j’avais découvert le désir de vivre. Aujourd’hui, je découvre le désir de ne plus vouloir mourir. Je dois me rendre jusqu’à elle. Cette nuit! Ce soir! Maintenant.

Camil m’ouvre la porte. Au bout du couloir, qui tourne à gauche, un rideau nous cache la vue d’une pièce. Camil prend mes 300$ et me laisse entrer. L’intérieur du duplex n’a rien à voir avec son extérieur. Il est un mélange de sexe et de vie.

La pièce, aux contours dorés, est conçue sur deux niveaux. Sur le premier, il y a plusieurs tables qui entourent un plancher de danse, derrière lequel quelques hommes sont assis. Leur tête est ailleurs, ils sont perdus dans le corps de quelqu’un d’autre. Devant eux, au centre des lieux, trois femmes nues dansent langoureusement. Elles sont éclairées par des bougies disposées en rond autour d’elles et se balancent sur les poteaux d’une scène plus haute que le reste du plancher. Mes pieds avancent lentement sur le tapis poisseux. J’entends le marmonnement voilé des hommes déjà installés là. C’est leur temple et je ne suis pas le bienvenu. Ils y viennent pour se sauver, devenir ceux qu’ils sont vraiment. Ils n’ont pas envie de voir un inconnu gâcher leur fantasme. Chacun d’eux semble oublier leur première fois. Je ne sais pas ce que c’était pour eux, mais pour moi c’est une renaissance. Je sais qu’un jour, je serai l’un d’eux.

Mon corps flotte alors que ma tête oublie de le diriger. Partout, il y a des canapés et des coussins d’un rouge suave. Partout des paillettes d’or et d’argent qui effleurent délicatement les épaules, comme des mains qui caressent. La fumée des cigarettes fait onduler les rideaux qui tombent du plafond ; leurs tissus rouge, rose et blanc semblent s’évaporer lentement jusqu’au ciel. J’aperçois un escalier en colimaçon au fond de la salle. Le deuxième niveau mène à cinq petits locaux pour les spectacles privés. Chacun d’eux assigné à une femme en spectacle. Toutes les déesses, éparpillées aux tables et au bar, vibrent sur le même rythme. Elles se calquent sur la musique diffusée dans l’ensemble du bordel. Elles sont le désir métamorphosé en corps. J’exalte… C’est comme entrer dans le temple d’Aphrodite. Le temps ne se ralenti que pour rendre les femmes plus désirables. Ici, le temps n’est pas ralenti, il est fixe : il les rend parfaites. Ici, c’est l’univers qui me rejoint hors du temps. Comme si rien d’autre n’existait. Comme si c’était à l’intérieur de ces murs que la vie se devait d’être épuisée.

Je la trouve sans chercher. Elle est dans l’un des locaux privés. Elle est exactement comme je l’imaginais. Elle sait ce que je veux d’elle. Elle n’attendait que moi. Elle a rêvé de moi aussi tendrement que j’ai rêvé d’elle. Elle m’appelle aussi fort que je l’appelle. Dans ses yeux, j’apparais comme je suis censé être. Je suis l’homme qu’elle espère pouvoir aimer.

* * *

Certaines choses ont changé. Je ne revins que peu de fois à mon appartement. Je ne suis jamais retourné à mon emploi. Je ne m’inquiète pas trop. J’ai un arrangement avec Camil. Il me garde toujours un lit dans l’une des chambres tenues propres et me fait des rabais sur ses plus belles filles. Mais je crois que l’arrangement tire à sa fin. Il a compris que je n’ai plus d’argent. Je suis devenu une nuisance. Je sais qu’il me déteste… Je le vois dans ses yeux, mais ce n’est pas important.

Anissa. C’était son nom. Elle est morte, la semaine passée. Une overdose. C’est probablement comme ça que je mourrai aussi. Je n’ai pas encore commencé à consommer, mais je sens que ça viendra. Je sens déjà l’héroïne gratter mes veines et chuchoter à mon cœur. Ici, on clame que ça rend tout meilleur. Surtout le sexe… Je n’ai plus vraiment partagé mon lit avec Anissa. Je ne l’ai revue qu’une seule autre nuit. Celle que je pensais faite pour moi s’est révélée n’être qu’un divertissement. Ses yeux doux ne voilaient qu’un corps desséché par les larmes. Il y avait d’autres courbes à caresser. Des courbes plus fraîches, des courbes moins usées par la vie. Elle m’avait fait découvrir un nouvel univers. Un monde heureux. Depuis sa connaissance, c’est ce monde complet qu’il m’est permis de caresser.

On cogne à la porte de ma chambre… C’est Camil.

Pourtant on ne fait le ménage que le mardi, demain.

Les murs m’apparaissent soudainement beaucoup plus crasseux qu’auparavant.

Je crois que le temps vient de me retrouver.

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