Différente
Je suis seule… c'est une certitude. Personne ne m'aime. Tout le monde m'a abandonnée. Le noir est le seul qui est resté auprès de moi. Il m'entoure de ses bras glacés. Je ferme les yeux et il me plonge dans l'obscurité, me promettant de ne jamais revoir la lumière du jour. Mon corps est transi de froid. Je ne peux que m'apitoyer sur mon sort puisque personne ne viendra me réchauffer. Que la solitude peut être silencieuse. Pas un bruit ne trouble la quiétude des lieux où je me trouve. Seulement, des sons atteignent mes oreilles. Ils se répercutent dans ma tête en une danse folle, tournoient à l'intérieur tels des toupies. Mon esprit est aussi bruyant que le silence qui m'entoure est calme. Je donnerais tout pour que cessent les cris déments de mon frère.
Je ne sais pas ce qui l'a pris à table. Il s'est levé subitement ; son regard vide fixait la table sans la voir. Dérim avait pourtant l'ai normal ce matin. Comme d'habitude, mon frère était descendu manger le petit déjeuner, les yeux ensommeillés. Comme d'habitude, il avait pesté en trouvant la cuisine complètement en désordre après mon passage. Comme d'habitude, Dérim avait ébouriffé mes cheveux avant de m'accompagner jusqu'à mon école. Le chemin est long pour y aller et puis ce n'est pas à proprement parler une école. C'est juste un bâtiment vide avec une table, une chaise et un ordi. Sur ce petit écran, mon « prof » m'enseigne tout ce dont j'ai besoin. Je suis sa seule élève.
Je chasse rapidement cette pensée pour me concentrer sur le souvenir du trajet jusqu'à là-bas. Nous avions marché quelques minutes en silence sous les chênes dont les branches pendaient misérablement vers nous. Je déteste l'hiver et Dérim le sait très bien. Mon frère prend un malin plaisir à me faire passer par les grandes allées du parc. J'exècre encore plus les couples qui, se tenant par la main, se baladent sous mon nez. Ils discutent d'une voix légère en riant bêtement. Je déteste leurs petits gestes affectueux, leurs beaux sourires complices et leurs sales manies de se jeter des regard langoureux. Avec un geste plein de rage, j'avais shooté dans un petit monticule de neige, espérant évacuer un peu de ma colère. Malheureusement, même le regarder exploser n'avait pas réussit à me rendre le sourire. Mon frère avait éclaté de rire en voyant ma mine renfrognée. Ce n'est pas parce qu'il m'oblige à passer par ce chemin que je dois forcément être joyeuse.
Je soupire. Ce moment n'arrête pas de tourner dans ma tête. Un moment qui ne reviendra sans doute pas… Peu importe, de toute façon, il ne m'aime pas. Une certitude qui est mienne depuis longtemps. Ses sourires sont faux, ses gestes affectueux de la comédie et ses mots doux une cruelle plaisanterie. Rien que le rire de ce matin me tape sur les nerfs. Il n'a sans doute pas ri parce que ma tentative pour décolérer avait échouée, mais bien parce qu'il prenait du plaisir en me voyant autant de mauvaise humeur. Il en va de même pour mes géniteurs. Tout est faux chez eux. Ils ne veulent jamais m'emmener au grand parc d'attraction qui s'installe tous les été dans le champs d'à côté. Pourtant, ça doit bien faire dix ans que je les harcèle pour qu'ils m'y emmènent.
Reste encore la question de notre logement. Ce n'est qu'une vieille bicoque qui tient à peine sur ses fondations. Tout est vieux dedans. Mes géniteurs n'investissent plus dedans depuis bien des années. La plupart du terrain est abandonné. Seul l'intérieur est vigoureusement inspecté. Tout est droit, carré. Si on devait partir d'ici sans rien prendre, seuls les portraits pourraient témoigner de la présence de la famille Arell ici. Pour couronner le tout, à chaque fois que je leur demande pourquoi on ne déménage pas en ville, ils me répondent avec un sourire peiné avant de lâcher d'une voix laconique : « C'est parce que la ville n'est pas faite pour toi. Il y a trop d'agitations et les gens ne sont pas toujours gentils avec les personnes différentes. » Je pourrais presque entendre le « comme toi » en fin de phrase. Je les déteste !
Soudain, une lumière m'éblouit. Je cligne des yeux, essayant de chasser les stupides tâches noires qui dansent frénétiquement. Je hais les surprises aussi. Un seul regard suffit pour reconnaître l'endroit où je suis. Une vieille lampe à gaz, des portraits austères et un horrible tapis à poil de rat. Je ne sais même pas ce qu'il fait là ce truc. Madame Arell adore les animaux, O.K., mais en arriver là c'est dépasser les bornes. Après une dizaine de supplications pour m'en débarrasser, elle a clos le sujet en m'assignant les tâches ménagères pendant une années. « Madame Arell ne fait pas dans la dentelle » aime bien dire notre voisin et il a parfaitement raison. Cette affreuse bonne femme rondelette ne voit que des défauts partout. Jamais de sa bouche n'est sortie une gentille chose à mon égard. Seules les brimades et les punitions en pleuvent. Je n'ose, à vrai dire, même pas l'appeler Maman. Et dire que mon père n'est pas vraiment mieux. Alcoolique du matin au soir, il ne rentre que tard dans la nuit avant de disparaître une nouvelle fois aux alentours de midi. Chômeur avec une réputation légendaire pour une addiction aux jeux d'argent, on ne peut pas compter sur lui pour rapporter de l'argent à la maison. Seule madame Arell le peut, encore faut-il qu'il y ait des pourboires pour espérer avoir un repas décent.
Enfin bref, assez parler de ma famille, je commence à avoir faim. D'un pas légèrement tremblant, les pieds nus, je marche sur le carrelage blanc. Tout est froid ici, autant au sens littéral que figuré. Toute la famille refuse de payer le chauffage, prônant que les bûches font très bien l'affaire, et aucune couleur gaie n'anime ce décor gris. C'est comme si mes géniteurs essayent de rendre cet endroit le plus neutre possible. Les tableaux défilent, croûtes vendues à prix d'or. Nombre de ces ancêtres n'ont rien fait de glorieux et, pourtant, ils posent en héros de guerre tantôt entourés par une meute de chiens, tantôt d'un champs de bataille inondé de sang. Quels prétentieux ceux-là ! Ils se croient suffisamment importants pour immortaliser leur tête sur un bout de tissu. Je me demande ce qu'ils diraient si je leur avoue que je méprise autant l'Art que les Sports. Pourquoi perdre son temps avec ces bêtises quand des milliers de gens meurent dans le monde. Tout à coup, une croûte attire mon regard. C'est moi où les yeux gonflent ? Je m'approche encore.
- Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça ?
Je pousse un cri de surprise. Plusieurs fois, mes mains frottent mes yeux. Je n'ai pas rêver, le tableau parle vraiment. Je cligne des yeux frénétiquement comme pour chasser cette hallucination. Tout est revenu à la normale. Le nez tordu de mon oncle décédé, ses petits yeux et son horrible bouche gonflée, tout est en place. Même la fourche au dents un peu tordues se tient à sa droite. Soudain, il cligne des yeux ! Je recule de plusieurs pas. Je n'ai pas peur c'est juste... insolite.
- Sale démone, arrête de me regarder comme ça ou je t'étripe !
Je ne dis rien. Je n'ai vraiment pas rêver. Le tableau de mon oncle barjot parle. Comment est-ce possible ? Je ne suis que dans le couloir de ma maison...
- Comment c'est possible...
- J'en ai assez !
La tête se tortille dans tous les sens. Je recule encore. Mon dos touche le mur. Soudain, je ne sais ni comment ni pourquoi il semble autant en colère, mais la peinture de mon oncle brandit sa fourche. Instinctivement, je me couche au sol. À peine quelques secondes après, un projectile se fiche dans le mur derrière moi.
- Manquée !
Je me tourne vers le tableau, mais tout est revenu à sa place... enfin presque. Juste au-dessus de moi, à quelques centimètres de ma tête, une fourche d'un bon mètre de longueur est coincée dans le mur. Un dernier regard pour la croûte qui a faillit me tuer avant que je me mette à courir. Depuis quand les tableaux attaquent les petites sans défense qui crèvent de faim !? Je cours sans m'arrêter dans le couloir. Je tourne à droite, puis à gauche sans vraiment réfléchir à ma destination. Il me semble d'ailleurs que cette course folle dure bien trop longtemps pour les pauvres petits couloirs de ma pauvre bicoque. Je finis par m'arrêter. Enfin, je trébuche plutôt.
- Mais quoi encore !
Un sifflement désagréable fend l'air. Je me fige. Tous mes muscles sont crispés. Ne me dites quand même pas que... Je jette un regard sur la chose qui m'a fait tomber. Un corps reptilien glisse sur le carrelage. Des écailles rouges et noires. Banco, le serpent domestique de madame Arell. Il me fixe de ses pupilles vides de sentiments. Une langue bifide sort entre les deux crocs de venin. Quelle idée un serpent pour se promener dans un parc ! Soudain, une drôle de pensée me fait froncer les sourcils. Banco est le petit joyau de la maîtresse de maison. Jamais elle ne le laisserait se promener sans elle. De plus, Banco est logé dans une charmante cage de titane dont la seule issue est verrouillée par une clé gardée au chaud autour du cou de madame Arell. Il siffle rageusement, montrant à l'air ses dents dégoulinant de venin. Je me relève, nullement impressionée par cette limace au manteau d'écaille. Sans ménagement ni pitié, je shoote dans ce corps mou, l'envoyant se fracasser contre le mobilier. Sans un regard pour la pauvre créature qui se tortille de douleur, je repars en espérant ne pas croiser d'autres bizarreries.
Je marche sur un autre tapis à poil de rat. Ce truc pue encore plus que des toilettes publiques ! Un autre sifflement. Je m'abaisse brusquement. Un courant d'air effleure ma nuque avant qu'un cri de douleur et un choc ne m'informe que j'ai faillit crever. Une nouvelle fois, j'aurais préféré ne rien voir. Banco est de retour, mais avec un truc en plus. Vers le milieu de son corps, un peu déplumées il faut bien l'avouer, deux ailes de pigeon s'agitent en tous sens. Les crocs de Banco sont restés plantés dans le mur et l'empêche de se jeter à nouveau sur moi. Je suis curieuse de nature et je ne me prive pas de toucher ses membres à plumes. Tout est réel. Les plumes, les muscles et les os. C'est exactement les mêmes sensations quand j'étripe les pigeons qui m'embêtent le matin en roucoulant devant ma fenêtre.
Un doux fumet attire mon attention. Sans vraiment faire attention au reptile dans le mur, je continue ma marche. J'approche de la cuisine. Une lumière blanche filtre sous la porte d'acajou entrouverte. Mes battements de cœur accélèrent. Il y a quelqu'un là-dedans. Qui ça peut bien être ? À cette heure avancée de la nuit, ce n'est certainement pas madame Arell : elle aime bien trop ses dix heures de sommeil pour ça. Je m'approche le plus silencieusement avant de jeter un coup d’œil dans l'ouverture. Je me suis trompée ; ce n'est pas la cuisine. La pièce a pourtant les mêmes dimensions. Seulement, à la place de la vieille cheminée à bois, une immense table de vernis blanc la remplace. Le sol, anciennement noir de suie, est d'une blancheur aveuglante. Quelqu'un semble attablé. Un mauvais pressentiment me prend. Mon pouls accélère encore. Il faut que je m'éloigne au plus vite ! D'un pas un peu précipité, je retourne vers le fond du couloir.
– Je t'attendais.
Je m'arrête subitement. Cette voix ne m'est pas inconnue. Sans vraiment savoir comment, je me retrouve dans la pièce blanche en face de Dérim. Des cernes noires cerclent ses yeux parfaitement éveillés tandis que sa bouche n'est presque qu'une fine ligne s'ouvrant sur ses dents. A-t-il toujours été comme ça ? Je ne sais pas et je m'en fiche éperdument. Tout ce qui m'intéresse c'est ce qu'il a à me dire.
– Qu'est-ce que tu veux ?
Silence.
D'abord, il ne fait rien. Mon frère m'observe juste avec ce même regard vide.
– Tout ça c'est à cause de toi !
La surprise me fait bondir. Je ne m'attendais pas une telle démonstration de rage. Ses sourcils sont froncés, sa mâchoire crispée et ses yeux lancent des éclairs. Pendant un moment, je tremble, mais je me reprends vite. Dérim a toujours été faible. Son torse, d'une maigreur absurde, accueille deux fines baguettes d'os et de chair avec, pour couronner le tout, une tête ovale aux yeux globuleux de poisson. De nous deux, je suis la plus forte.
Je respire lentement pour calmer la course folle de mon cœur et le fusille du regard.
– De quoi tu parles ?
Un sourire carnassier apparaît sur son visage. Malgré moi, je frissonne. Jamais auparavant il n'avait arboré un tel sourire.
– De tout, minus !
Il se lève. Un éclat d'acier attire mon attention sur sa main. C'est plus une arme de bourreau qu'un couteau de cuisine.
– À cause de toi, j'ai dû abandonner mes études de médecine et travailler comme concierge pour payer cette foutue maison au milieu de nul part !
Dérim s'approche de moi, une lueur folle dans le regard. Pour la première fois de ma vie, j'ai peur. Cette sensation désagréable dans mes entrailles est douloureuse. Je n'aurais jamais pensé connaître ce sentiment que j'inspire aux autres. Je recule encore de quelques pas. Ma main tâte désespérément le mur derrière moi à la recherche de la poignée, en vain. Je ne fais que brasser le vide. Même sans me retourner, j'ai compris l'horreur de la situation : la porte a tout simplement disparu. Des sueurs froides coulent le long de mon dos. Dérim se jette sur moi. Je n'ai pas le temps de crier que mon dos heurte déjà le sol. La violence du choc m'empêche de respirer pendant quelques secondes. Ce n'est qu'après que je peux respirer difficilement, mes poumons brûlants m'arrachant des larmes. Un sourire sadique s'affiche sur le visage de mon frère tandis qu'il approche le couteau de ma gorge. Je ne peux rien faire ; mon corps est tétanisé. J'ai peur, peur de mourir. Dans ses yeux, je vois l'envie de tuer… de me tuer.
Alors que la lame n'est plus qu'à une infime poignée de centimètres de mon cou offert, je reprends le contrôle de mon corps. Mes mains agrippent violemment sa gorge. Je suis prête à tout, quitte à le tuer pour sauver ma peau. Doucement, son visage bleuit, faisant ressortir ses veines sur ses joues pâles. Sans prévenir, ses yeux se révulsent, mais son sourire fou s'élargit. Un véritable cri de terreur sort de ma bouche. Ses yeux sont blancs… complètement blancs ! Sa peau est bleue… Il est mort, mais Dérim peut toujours me tuer ! Ce n'est pas possible ! Je serre plus fort, mais rien ne se passe. Je me débats comme une folle, mais il ne veut pas me lâcher. Soudain, une image s'impose dans mon esprit. Mon corps gisant dans une flaque de sang et lui, mon propre frère, qui saute sur mon cadavre en riant à gorge déployé. Avec l'énergie du désespoir, j'essaie d'arrêter sa main tenant le couteau.
– Crève, vermine !
D'un coup, la lame s'enfonce dans mon cou.
Je me réveille en sueur. Mes draps sont trempés de sueur. Une horrible douleur se réveille au niveau de ma gorge. Je la tâte nerveusement, mais je ne détecte aucune blessure apparente. Je soupire de soulagement. Ce n'était qu'un rêve… Je ferme à nouveau les yeux, prête à me rendormir. Doucement, mon corps se détend. Une pensée me fait sortir de ma torpeur. Un frisson parcourt mon dos et, une nouvelle fois, la peur prend le contrôle. Elle me paralyse dans mon lit, m'empêche d'accomplir le geste salvateur qui pourrait me libérer de son emprise. Non ! Cette fois, je ne me laisserai pas faire ! D'un coup, je me lève de mon lit, manquant de tomber à la renverse. Je reprend rapidement mon équilibre et sonde ma chambre. Rien à signaler ; tout est en ordre. Je jette sans ménagement mes couvertures au sol et empoigne brusquement mon oreiller. Mes mains le secouent violemment jusqu'à qu'une boite tombe sur mon matelas. Mes battements de cœur s'accélèrent. J'ouvre délicatement l'écrin et empoigne l'objet à l'intérieur. J'avais prévu de l'utiliser plus tard quand je serais libre, mais les choses ont changées. Maintenant, c'est chacun pour soi. Je sors silencieusement de ma chambre. Il me suffit que de quelques pas pour arriver devant celle de mon frère. La porte s'ouvre sans un grincement. À droite de moi, un corps dort paisiblement enveloppé de couvertures. Dérim continue à fermer les yeux, emporté dans le monde des rêves. Je resserre ma prise sur l'objet. C'est le moment ou jamais. Je m'approche doucement de lui, préparant ma dague dans mon dos. Dans ce monde, c'est tuer ou être tué.
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