1 - Terre Verte
Un matin, à l'aube des premiers jours d'hiver de l'année 990, en pleine ère viking, un langskip aux extrémités sculptées en forme de tête de dragon, arrivant depuis l'est, débarqua au port d'un village de la colonie de Eystribyggð (« établissement de l'est », en vieux norrois) sur l'île de Grønland (du vieux norrois, « Terre verte »). Le propriétaire du navire était grand, environ un mètre soixante quinze (cinq pieds sept), bien plus que la moyenne européenne de l'époque. Il portait une tunique violette en laine et en lin, une ceinture fixée à la taille et de petites bottines brunes. Il était brun, ses cheveux étaient à longueur d'épaules. Il avait une courte barbe tressée et une légère cicatrice sur la joue. Cet homme était nul autre que Thoraldr Thordarson, un habile navigateur qui parcourait l'océan à la recherche de toutes les richesses du royaume de Midgard (nom de la Terre dans la mythologie nordique).
Les monastères européens, abondants en or, et bien souvent très peu gardés, étaient les cibles privilégiées des vikings. Les objets pillés étaient fondus par les forgerons du village. L'or extrait était ensuite échangé dans les marchés étrangers, notamment contre des armes franques. Mais, les vikings étaient avant tout de fabuleux commerçants. Partout en Europe, en Afrique du Nord et même en Asie de l'ouest, les nombreux comptoirs et produits de luxe nordiques étaient comblés de gloire. Et ce jour-là, Thoraldr rentrait d'un voyage commercial de trente jours. Son navire était remplit de quelques armes en acier, d'un peu de céréales et de suffisament de bois pour se chauffer quelques jours. Il déchargea les cargaisons avec l'aide de villageois, puis quand il eut terminé, se rendit à la ferme dont il était l'heureux propriétaire. Elle était située à proximité de Brattahlíð (« pente raide », en vieux norrois), la demeure de Eirikr Thorvaldson, le chef du clan.
L'île était en grande partie couverte de glace, mais cette portion de terre était bien verte. Suffisament verte pour que Thoraldr et sa famille y élèvent des bovins scandinaves, quelques chevaux jutland et même un chien. Ils avaient un chien ! Son nom était Floki et il ne manqua pas à cet instant d'aboyer de joie en aperçevant son maître à l'autre bout du champs. « Floki, viens là, mon chien ! », cria Thoraldr. Le chien courrut et s'assit devant son ami, respirant la bouche ouverte et remuant la queue. Thoraldr lui offrit de brèves caresses. Puis il lui ordonna « Va ! », et le canin fut. Des murets de pierre formaient un cercle tout autour de la ferme.
L'habitation de Thoraldr était demi-enterrée dans le sol, le toit était fait d'herbe et les parois de motte de tourbe. Il vivait avec sa femme Svala et ses deux enfants, Luta, l'aînée, douze ans, et Bardi, huit ans, son unique et plus jeune garçon. A l'entrée du domaine familial, il fut accueilli par la húsfreyja (maitresse de maison).
- Mon époux, tu es de retour, dit Svala.
- Que vois-je ? Ne serait-ce pas la plus belle femme de Midgard ? dit Thoraldr, en hôchant respectueusement la tête. Il lui devait bien cette considération. Pendant plusieurs semaines, tout au long de son voyage, les affaires locales étaient sous sa responsabilité.
Svala avait de longs cheveux blonds éclatants retroussés vers l'arrière et portait une robe avec un tablier rouge en lin. Elle lui sourit, puis ils entrèrent à l'intérieur.Thoraldr retira sa tunique pour ne rester qu'en chemise et déposa ses armes dans l'espace de rangement. Svala apporta par la suite une grande bassine d'eau afin que le viking se débarbouille le visage et les mains. Puis, il s'assit. Et Svala lui lava délicatement les cheveux avec un peigne en ivoire.
Le lendemain, Thoraldr se réveilla alors que le soleil venait à peine de se lever. Il bouscula son plus jeune enfant. « On se réveille ! », ordonna t-il. L'enfant ne grogna pas et se leva. Ils sortirent dehors et rejoignirent l'enclos des vaches. Le village était bondé de monde, plus actif qu'il ne l'était déjà hier.
- Père, que se passe t-il ? Dit Bardi, fourchant une meule de foin qu'il déposa dans l'enclos. Ils marchent tous en direction de Brattahlíð !
Thoraldr posa son regard vers la foule en marche. Puis il répondit avec un sourire au coin de la bouche.
- Oui, mon fils, ils emmènent à boire et à manger dans la maison d'Eirikr, notre chef. Il y aura une grande fête.
- C'est aujourd'hui le Jòl ?! Répondit Bardi, avec une grande excitation. Il en sauta presque de joie.
Thoraldr eut ri. Le Jòlablòt était une fête sacrificielle célébrée lors du solstice d'hiver, mais elle n'aura lieu que dans deux mois, en décembre. Il se fut abaissé à la hauteur de l'enfant et déposa sa main sur son épaule.
- Non, mon fils. Lorsque tu seras plus grand, tu hériteras de toutes mes terres. Tu auras une femme et je l'espère, plusieurs enfants. Il viendra de nombreux jours où tu devras prendre le large à la recherche des trésors du royaume de Midgard. Tu ne verras ni ta femme ni tes enfants pendant 30 lunes et parfois plus. A la fin de ce voyage, tu les retrouveras. Et d'autres hommes rentreront en même temps que toi.
Bardi écouta son père avec un regard prit de fascination.
- Aujourd'hui, tous les hommes de Eystribyggð ou du moins, presque tous, sont de retour. Et cela arrive rarement. Alors, Eirikr a convoqué tous les hommes libres. Nous buverons et mangerons toute la nuit en l'honneur de Freyja. Puis, ils repartiront à nouveau pendant de longues lunes.
- Louée soit Freyja ! Cria Bardi en levant le poing en l'air avec innocence et exagération.
- Oui, mon fils, louée soit Freyja ! Maintenant, va. Il te faut t'occuper des chevaux.
Au soir du même jour, Thoraldr et sa famille prirent la route pour Brattahlíð. La ferme fut la demeure de Eirikr, surnommé « le Rouge » car il était roux. Tout comme son père, il fut banni d'Islande pour meurtre, alors, il s'exila en Grønland et fonda la colonie. Parmi les premiers colons, figurait notamment la famille de Thoraldr. Le Rouge établit alors une ferme qu'il nomma Brattahlíð, a proximité du Eiriksfjord (« fjord d'Erik »).
Devant la maison longue du chef de la colonie se trouvait environ six cent hommes, femmes et enfants. Quelques familles étaient absentes. Un camp pour y passer la nuit avait été établit non loin de la ferme, et la maison longue fut nettoyée de fond en comble par des esclaves.
Une heure plus tard, à l'entrée de la maison longue, tous formèrent une haie d'honneur et se mirent à hurler « Ouh ! Ouh ! Ouh ! » en claquant, soit leur épée, soit leur hache, contre leur bouclier rond. Puis, apparut une femme. Elle avait un manteau noir, un chapeau en peau de mouton, des gants de peau de chat blanc et un collier de perle en verre. Elle avançait vers la porte d'entrée avec un baton en bois marqué de runes nordiques. Cette description correspondait bien à la Völva, la grande prétresse de Freyja, déesse de la Terre et de la Fertilité. A pas lent, elle pénétra dans la maison et fut accueillit par Eirikr et sa famille. Ils la saluèrent d'une respectueuse inclinaison, puis la conduisèrent au Haut Siège. Quand elle eut été installée, on lui apporta une assiette.
- Ô, grande Völva, soyez la bienvenue dans la demeure d'Eirikr le Rouge, dit le chef de la colonie. Nous vous offrons ce repas préparé avec le coeur du plus humble des animaux de cette terre.
- Puisse Freyja t'accorder sa bienveillance, le Rouge. répondit la Völva.
- Louée soit Freyja ! crièrent tous.
Puis, devant le regard des hommes, des femmes et des enfants, elle dévora le plat qui lui fut servit. C'était un ragoût cuisiné avec le coeur d'un taureau. Quand elle eut terminée, elle se releva silencieusement. Et Eirikr la logea toute la nuit.
Annotations
Versions