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J’étais hier, j’étais creuse pourtant boursouflée de cette ignoble angoisse adipeuse, je trottais au milieu de la vacuité, une coureuse de fond, et au fond du fond, je divaguais sous un édredon, il fallait dormir. Je me tapais une nuit blanche éclaboussée d’un sang d’encre, sans écrire et sans amarre, je soliloquais avec l’envergure d’une crotte qui se vantera de son insomnie comme les bagarreurs cons exhibent leurs cicatrices ou les mémères obscènes leurs varices.

Fais des listes, connasse. Les pays où t’as voyagé, ceux où tu rêves d’aller, les gâteaux que t’as réussis, les boulots que t’as quittés, les fois où la capote a pété, les mots en ou qui prennent x au pluriel, les beaux mecs que t’as pas baisés, les titres possibles des romans que t’écriras pas, les prénoms des Dalton, les cancers que tu as peut-être déjà eus, les amis morts.

Non !!! Pas les amis morts, laisse tomber vite, laisse tomber ! Trop tard… C’est chouette les amis morts, tu peux larmoyer à perdition.

Machin, le premier de tous, c’était juillet, tu cueillais des groseilles pour ta maman et ses confitures alchimiques. Machine a téléphoné sur le fixe, t’as pris l’appel dehors, avec le soleil et le ciel bleu et les oiseaux, Machine t’a demandé comment ça va ? au lieu d’envoyer direct l’uppercut. T’as répondu ça va, ça va, je cueille des groseilles. Quand même l’intuition t’a empêchée de blablater trop égoté, tu l’as relancée et toi ? Machin est mort, il s’est pendu, elle s’est mise à braire. Tu te souviens comme tu tenais l’appareil serré entre tes doigts et tu as regardé le sommet d’un sapin où était posée une corneille immobile, toujours la même, ou sa sœur. Machine était l’amoureuse de Machin. Même si elle l’avait quitté, elle l’aimait. Passionnément. Même si elle s’était fait troncher par un autre connard la veille, elle l’aimait. À la folie. Hélas l’andouille s’était pendue, hop, c’était fini, paf, il avait tout cassé dans leur appart, youp, s’était jeté au bout d’une corde dans l’escalier qui menait à la mezzanine avec leur lit, boum. Ciao Machin.

Machin garde un statut spécial, c’est ton premier. Le jour après, ça te grattait sous le sein gauche et le surlendemain ça te déchirait. Un zona. Le docteur t’a dit vous avez eu un choc ? Pour l’enterrement, Machine était allée chez l’esthéticienne demander un maquillage permanent qui ne coule pas, c’était sa dignité qu’elle disait et cela t’impressionnait, tu lui donnais la main, c’était ta grande amie, c’était comme au cinéma.

Après tu as bien tenu le rythme pendant quelques années.

Brol était un grand gars maigre, boucles noires et lunettes en métal. Il se taisait avec l’air inspiré et jouait de la basse avec l’air de s’emmerder grave. Tu l’avais accompagné aux sports d’hiver, y’en a qui disaient qu’il était amoureux de toi, mais lui ne disait rien, alors tu regardais ailleurs, moins haut. Un jour de janvier, il s’est flingué, à la mer, dans un appart face aux vagues grises, c’était bizarre d’imaginer que ce gars éteint avait trouvé une arme à feu.

Chose était un marrant, il avait un rire de chouette hulotte qui secouait ses épaules, tout le monde l’adorait, il avait toujours des extas à partager. Il s’était pendu dans un petit bois municipal, au Chêne du Pendu, pour rigoler, on imagine.

Puis il y a eu Amour, mais ne pense pas à Amour, sinon tu vas te lever pour fumer une clope en geignant, Amour était Amour, il a souffert à mort, puis il est mort. Au suivant.

Il y a eu Truc, qui était fou, tout le monde le disait, méfie-toi de Truc, il est dingue. Tu l’aimais bien Truc, t’avais traversé toute la ville à pied à la petite aube des fins de soirée avec lui. Truc adorait marcher, il paraît que c’est typique des psychotiques, il t’avait offert sa montre en te laissant à la porte de ton appart. Un jour, il est parti en train à Ostende avec une chaîne et un cadenas dans un sac. La nuit tombée, à marée basse, il s’est enchaîné à un des poteaux de l’estacade. Il a fermé le cadenas et a jeté la clé. Glouglou.

Là, t’as l’impression d’en avoir oublié, tu cherches, tu trouves pas, qui manque ? Y’a un trou, une fosse, à pelleter, avant d’enterrer Grande Bête et Petit Pou. Ces deux-là, faut pas trop y penser non plus pour pas te relever boire une vodka, c’étaient tes deux collègues, des supernanas, de vraies gentilles, le cœur sur la main et la main dans la tienne, elles t’ont portée quelques années. Grande Bête se prenait des baffes de son mari, elle t’apportait des croissants, elle t’admirait, elle te flattait, te cajolait. Un jour, elle a quitté l’abruti, trouvé un bon petit gars, pondu un bébé du renouveau et un cancer du sein. Elle pleurait de ne pas le voir grandir, il avait presque deux ans quand elle est morte. Petit Pou t’avait emmenée en Aubrac voir le printemps quand les larmes te suffoquaient, elle t’avait présenté de jolis garçons, elle t’offrait plein de rire. Elle fumait trop, elle avait arrêté, elle buvait trop, elle n’avait pas arrêté, pancréatite, badaboum.

Bidule se plaignait toujours, lui avait une vraie gueule de pendu, se droguait, se plaignait, te taxait, se plaignait, chômait, se plaignait, travaillait, se plaignait. Mais il avait un joli sourire brun et de beaux yeux gris. Enfin il s’est tranché la gorge, quand même.

La saison des suicides était pourtant passée, on en était aux cancers.

Ficelle aurait sans doute mieux fait de se flinguer quand il était beau. Tu l’avais admiré comme toutes les petites connes de ton âge. Un jour, il s’était arrêté en rue et t’avait complimentée pour ta jolie robe noire et blanche et tu avais gambadé toute la journée pleine de la plénitude d’avoir été regardée. Ficelle buvait trop évidemment, speed et héro aussi. Un soir, tu l’avais ramassé à côté des poubelles, grises comme lui, reconduit chez lui. Un peu oublié aussi, le temps courait. Un soir, à propos comment va Ficelle ? Il est mort ? C’était cool d’être cynique. Non bientôt, il lui en reste pour quelques semaines. Cancer de la lymphe. C’est quoi bordel la lymphe ? ça existe ? Un petit mail parce t’es une fille bien. La réponse dans les cinq minutes. Les messages s’enchaînaient. Ficelle puait la peur et la solitude. Alors t’avais pris ton grand cœur et le train. Suis dans un mouroir cinq étoiles, qu’il t’avait dit, un ancien cloître reconverti en unité de soins palliatifs. J’ai vite eu une chambre, les occupants ne restent pas longtemps… T’es arrivée au numéro indiqué, t’es entrée, t’as voulu ressortir, excusez-moi Mons… puis t’as reconnu sa voix, c’était lui, gonflé et chauve, il a dit hein que je ressemble à Bruce Willis ! Alors tu l’as embrassé. Il tétait une Chimay bleue sans conviction et te parlait de ses amis cancéreux sur facebook. Il t’a dit qu’il avait peu de visites, sauf Brol qui venait lui piquer sa morphine. Toi tu t’es servie dans son tabac, tu avais deux cigarettes en bouche en même temps sans t’en rendre compte, lui aussi. Un médecin est entré et l’a grondé, avec ce que vous avez… Il a répondu ben ouais, justement, le médecin était jeune, il a baissé la tête, t’es partie et t’as même osé dire à bientôt, quatre jours après il était mort, pas d’enterrement, fosse commune.

Tu bailles, la liste n’est pas finie, mais ça y est, t’as sommeil.

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