Chapitre 1
" Un instant avant la naissance, nous sommes des batraciens pataugeant dans du liquide amniotique. Puis subitement, les lumières s'allument, la musique démarre et nous inspirons ce qui nous entoure. Le têtard se métamorphose alors en crapaud et c'est le début d'une nouvelle histoire. Que ferons-nous ? Regarderons-nous le film ou, chaque jour, inventerons-nous le scénario ? "
Nous sommes insignifiants sur cet énorme globe et sous ce ciel infini. Voilà ce que pense Mathéo en contemplant le paysage aquatique, cet horizon bleu et plat où s'est dissous un morceau de lui. Ses déambulations somnambuliques, entre les variations de la couleur du temps et de la lumière, l'ont nettoyé. La nature surpuissante l'a gardé vivant, lui si vulnérable. Elle a fait tomber ses masques, arraché ses déguisements et l'a délivré de ses dépendances. Il s'est abandonné dans les bras de cette immensité liquide et l'océan Atlantique accouche d'un être neuf. Il regarde les mouettes voraces, les imagine en train de dévorer ce placenta, cette ancienne peau dont il s'est défait. Il se retourne, la côte s'approche. Une fois le voilier amarré, il n'a qu'une envie : faire ses premiers pas dans sa nouvelle vie ! Il saute sur le quai et sans nostalgie laisse l'eau derrière lui. La terre dure et immobile sous ses pieds l'accueille. Il s'engage sur le ponton en titubant, à la manière d'un enfant qui s'élance pour la première fois sans personne pour lui tenir la main. Il retrouve son équilibre, un pas après l'autre, lentement, il marche, confiant. Dans les rues, autour de lui, une foule hétéroclite se parle, se félicite et s'encourage. Certains sortent des immeubles, ils s'entraident et vont dans la même direction, les bras chargés de leurs écrans plats. Sans comprendre ce qu'ils font, Mathéo les suit, intrigué. D'autres personnes viennent en sens inverse et interpellent ceux qu'ils croisent : « C'est bien, les amis ! Nous sommes nombreux, ça fait plaisir à voir ! » Les rires fusent, l'ambiance est bon enfant. Mathéo se demande quelle folie a gagné tous ces gens. Arrivé au bout de la rue, le spectacle qui se joue sous ses yeux est complètement surréaliste ! Il distingue d'abord une vaste masse. C'est à la fois évident et impensable. Une montagne a envahi tout l'espace. C'est un amoncellement de téléviseurs gisants au centre de la place. Il n'y a pas de banderole, pas de slogan, juste cet agglomérat d'écrans éventrés, des centaines, des milliers de télés éclatées. Il s'arrête, incrédule, et pense tout haut :
— Mais, qu'est-ce qui se passe ?
— C'est la révolution !
Mathéo tourne la tête vers la voix euphorique qui vient de lui répondre. Une femme souriante le regarde droit dans les yeux, un sourcil en accent circonflexe. Elle fait des photos. Il n'a pas le temps de prendre la pose que déjà son air ahuri est immortalisé.
— Quelle révolution ?
— Nous avons décidé de briser nos chaînes technologiques. De jeter nos postes, nos téléphones, tablettes et autres saloperies, pour signifier aux dirigeants qu'ils nous ont assez pris pour des cons. Vous n'êtes pas au courant ?
— Ben non, je n'ai pas la télé.
— Ah, très drôle !
Mathéo n'en revient pas. Il aspirait au changement pour son retour, le voilà servi ! Son regard ignorant plonge dans les yeux pétillants de la femme radieuse et enjouée qui l'observe. Avec ses cheveux en bataille, sa barbe en broussaille, sa petite trentaine, cet homme semble tombé de la lune. Sa bouche reste ouverte devant tout ce bazar auquel il ne comprend rien. Elle se demande comment il a pu passer au travers de cet événement. Comme s'il lisait sur son visage, il répond à sa question.
— J'étais en mer, coupé du monde. Je descends à l'instant d'un voilier. Je ne comprends rien à tout cela.
— Incroyable ! Venez matelot, je vous offre un verre, je vais tout vous expliquer.
Il lui emboîte le pas, ne pouvant s'empêcher de tourner la tête toutes les deux secondes en direction de la place.
— Prenons une table en terrasse, face à la montagne de la colère. Cela vous évitera d'attraper un torticolis. Que voulez-vous boire ?
— Euh... Un demi.
Elle s'engouffre dans le bar qui grouille de monde et se faufile jusqu'au comptoir au milieu d'une bande de joyeux lurons pacifiques, bien décidés à faire bouger les choses. Le patron ne chôme pas, pour lui le changement s'annonce plutôt bien. Elle se délecte de l'entendre expliquer, calmement mais fermement, qu'il n'est pas question que l'écran accroché au mur aille rejoindre les autres sur la place publique.
— Ici, c'est le Bar des Sports et personne ne touchera à la télé ! Vous serez tous bien contents, demain, de venir voir le match. La consigne, c'est de se débarrasser des postes domestiques, celui-ci, personne n'y touchera !
Plusieurs clients, qui n’adhèrent pas à ce qui est en train de se dérouler dehors, le rejoignent dans sa détermination, et une discussion animée se lance. Elle paye ses deux boissons et rejoint Robinson qui regarde la place d'un air dubitatif.
— Mais qu'est-ce qui a bien pu déclencher tout cela ? demande-t-il.
— La panne.
— Quelle panne ?
— Depuis quand êtes-vous parti ?
— Plusieurs mois.
— Eh bien, le dix-huit mai, à la surprise générale, plus aucun poste ne fonctionnait et cela a duré trois semaines. Nous ne savons toujours pas ce qui s'est passé. Le fait est que, du jour au lendemain : plus rien ! La seule chose qui apparaissait, c'était la neige.
— La neige ?
— Au temps des Dossiers de l'écran, quand ça captait pas, on disait qu'il y avait de la neige dans le poste : des parasites. Vous n'avez pas connu le noir et blanc, la mire, les speakerines et la télé sans publicité ni télécommande ?
Elle a l'impression d'être une aïeule parlant à son petit-fils. Étrange sensation, alors qu'à vue de nez, une petite dizaine d'années seulement les sépare. Elle laisse passer cette pensée déstabilisante et lève son verre.
— À cette belle journée, matelot !
— Mathéo, merci.
— Chloé, de rien, c'est un plaisir.
Il regarde autour de lui, détendu, dans cette ambiance de fête populaire. Elle l'observe, il ressemble à ces gâteaux au chocolat d'apparence secs, qui quand on les fend, fondent à l'intérieur. Oui, c'est cela, il y a chez lui une ambiguïté qui éveille la curiosité. Elle le trouve mignon et touchant. Il débarque de son île déserte et découvre perplexe les changements survenus pendant son absence, Daniel Defoe en aurait fait un beau personnage de roman. Il fixe la montagne de téléviseurs que des passants continuent d'alimenter, puis se tourne vers elle.
— Je ne comprends pas ! Comment une panne a pu déclencher tout ça ?
Elle lui explique que, privés de télé, c'était le chaos. Au milieu du vingtième siècle, le téléviseur est entré dans tous les foyers et depuis n'a jamais cessé d'émettre, c'était donc bien un moment historique. Tout le monde se demandait ce qui se passait, mais personne ne le savait. On ne parlait plus que de cela, un peu comme lors de la diffusion de Loft Story, la première émission de "télé-réalité" qui fit le buzz au printemps 2001. Les mouvements altermondialistes se sont engouffrés dans cette brèche inespérée et à force de tracts, de soirées débats, ils ont incité, avec succès, une partie de la population à redécouvrir une manière de vivre plus participative. La fréquentation des cinémas a augmenté, celle des bars aussi, et des jardins publics, les bibliothèques se sont repeuplées. Les gens sortaient et se rencontraient. Les jeux de cartes, de dés, de boules réinvestissaient l'espace public. La radio battait des records d'audience, de quoi réveiller les vrais journalistes, ceux qui amènent de l'information. Les gens voulaient savoir, mais impossible d'en apprendre plus. La panne durait. Rapidement, les associations de quartier se sont inspirées du passé, des veillées multi-générationnelles se sont organisées dans les squares. Elles ont mobilisé les jeunes grâce aux réseaux sociaux, en particulier le #viensavecRamsès, qui les conviait à rejoindre les rassemblements avec leurs grands-parents. Les plus jeunes faisaient la lecture, s'ensuivaient de drôles de débats. Au fil des jours, beaucoup ont pris goût à ces plaisirs oubliés.
— Bien sûr, le mot d'ordre est de se débarrasser de tous nos écrans, mais comme tu peux le constater, les gens jettent principalement leur télé. Pour les ordis et les téléphones ça fait polémique, tout le monde n'est pas d'accord. La majorité trouve cela un peu trop extrémiste. Je crois, moi, qu'ils ne sont plus capables de vivre sans... Mais quand même, le résultat est là, dit-elle heureuse, en désignant du menton la pyramide face à eux.
— J'ai du mal à croire qu'une simple panne ait pu changer le visage de notre société...
— N'exagérons rien, tout le pays n'est pas en train de jeter sa télé, malheureusement. Par contre, vu la taille du tas sur cette place, une partie importante de la population a viré de bord.
— C'est très impressionnant.
Chloé jubile. En bonne militante altermondialiste, galvanisée par tout ce qui se passe, elle reprend :
— La suite est plus étonnante encore. Depuis la panne, ça discute et ça échange des idées. Les gens recommencent à penser par eux-mêmes, à être un peu plus critiques. Ils parlent politique, ils parlent travail et surtout chômage et salaire. Une tout autre réalité que celle distribuée par les médias de masse apparaît. J'ai envie de dire que les mentalités évoluent dans les cerveaux libérés. C'est un début de prise de conscience collective, je pense, sur ce qui se passe réellement dans le pays et dans le monde ! Aujourd'hui, les programmes ont repris, mais l'audimat a fichu le camp. Nous nous sommes rendu compte à quel point la télé et le reste sont devenus des outils de manipulation. Des armes de destruction massive des liens nous reliant les uns aux autres, ces liens que nous redécouvrons avec beaucoup de plaisir.
À ce moment-là, elle lui retire son regard qui se pose du côté de la place. Docile, il le suit, comme hypnotisé par l'énergie qu'elle dégage et dont il n'avait pas mesuré la puissance.
— Et voilà le résultat, les gens jettent leurs postes pour dire qu'ils ne reviendront pas en arrière ! poursuit-elle. La vie d'avant, chacun chez soi, ébloui par la lumière cathodique, ils n'en veulent plus et même si c'est la télé qui trinque, tout le monde a compris à quel point toutes ces nouvelles technologies nous fliquent pour mieux nous contrôler !
Chloé débite tout ça en le tenant par les yeux, des lueurs traversent le noir profond de ses iris et elle désigne, avec un sourire narquois, l'amoncellement de déchets électroniques, outils de propagande du système capitaliste qu'elle dénonce depuis longtemps, agonisants sur la place publique. Mathéo est sceptique, mais il est bien obligé de convenir qu'il se passe quelque chose d'incroyable. Il oscille la tête de bas en haut en pinçant les lèvres pour valider ce que Chloé lui assène avec tant de conviction. Il l'a vue monter en pression progressivement, comme un volcan, prête à cracher son feu. Quel spectacle ! Elle est le Off de ce festival organisé pour son retour, sa cerise sur le gâteau.
La nuit tombe doucement et enveloppe les ruines télévisuelles, tel un gigantesque monstre terrassé par on ne sait quel super héros. Chloé conclut en souriant aux anges :
— Ce que la télé n'a cessé de combattre depuis des années renaît de ses cendres : l'imagination. Et quand tout un peuple fait fonctionner son imaginaire, il se réapproprie ses rêves.
— Dire que j'ai failli rater ça, murmure-t-il dans un large sourire.
Intérieurement, Mathéo y voit un signe, un nouveau monde s'offre à lui. Un nouveau monde pour un nouvel homme. Cela frise le merveilleux des contes de fées. Il se laisse emporter bien volontiers par la liesse générale, se tourne vers Chloé et comme une réponse à sa capture de tout à l'heure, plonge malicieusement son regard dans le sien. Est-ce qu'il la trouve séduisante, ou est-ce sa nature qui le rappelle à l'ordre après plusieurs mois d'abstinence ? Seule certitude : il a envie d'elle. Dans son regard elle perçoit ce qui lui traverse l'esprit et elle se surprend à ressentir, tel un écho, cette attirance avec violence. Elle s'approche et pose ses lèvres sur les siennes, instinctivement. Le feu circule, tel un torrent de lave, de l'un à l'autre, par leurs bouches gourmandes. Mathéo lui saisit la main, se lève et l'entraîne.
— Viens !
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