Le lendemain, seule au camp, assise devant son PC, Chloé reconnaît que cet écran-là, elle aurait bien du mal à s'en passer. Elle chasse cette réflexion qui la contrarie, et tape sur son clavier l'épitaphe des défuntes télévisions pour accompagner les clichés qu'elle a réalisés la veille. Les lecteurs du site et les auditeurs de la radio lui envoient des photos de postes recyclés. Certains ont transformé leurs écrans plats en tableaux d'affichage tapissés de belles images et de paroles intelligentes ; d'autres les ont tagués ou recouverts de jolis tissus. Les rides de ses zygomatiques se creusent devant ces adorables et naïves réalisations artistiques.

En parcourant les sites d'information, un gros titre : "Une nouvelle rêvolution made in France" attire son attention. Quelle belle idée que d'associer les mots rêve et évolution ! Puisque qu'un tout petit accent circonflexe peut décupler le sens d'un mot, tous les espoirs sont permis. Cette pensée réveille en elle des lumières, de la fierté, du patriotisme. L'article liste les autres parties du monde où se déroulent des événements similaires. Des montagnes de télés sortent de terre sur toutes les parties du globe, de l'Europe au Moyen-Orient, et de façon plus spectaculaire qu'ailleurs en Amérique du Sud. Le journaliste propose des liens vers des vidéos amateurs sur YouTube, les mêmes images défilent dans toutes les langues. "L'humanité se réveille d'une grande anesthésie générale", conclut le journaliste.

Remontée à bloc, Chloé décide de consacrer une partie de sa matinée à répondre aux mails qui lui sont adressés via la boîte de la communauté. Elle explique à une certaine MissTigri@free.fr, qui la questionne sur ses motivations, qu'elle a entamé sa décroissance depuis plusieurs années déjà. Qu'elle y voit une manière de retrouver des plaisirs enfantins en réapprenant à se contenter de peu, en s'employant à identifier ce qui lui apporte bien-être et bonheur. Elle lui raconte le moment où dépenser a cessé d'être synonyme de loisir ou de plaisir pour elle. Que depuis, elle n'achète que ce dont elle a besoin et qu'elle est devenue très vigilante. Que connaître les personnes qu'elle fait vivre lorsqu'elle consomme est important, exception faite du papier toilette, parce qu'elle n'est pas retournée vivre à l'âge de pierre et ne se torche pas le cul avec des feuilles de châtaignier. Savoir comment est traitée la terre où poussent les légumes qu'elle mange, ne plus participer aveuglément à la destruction de la planète, ni être complice du véritable génocide animal actuel, tout cela, elle le sait, contribue à son bonheur. Elle précise qu'elle n'est ni végan, ni végétarienne. Qu'elle préfère partager les repas en commun, ne renoncer à rien, ne pas se priver, mais être raisonnable. Le plus grand avantage de la vie en communauté c'est qu'on apprend beaucoup de choses sur soi-même, parce qu'il faut savoir s'adapter et se réadapter en permanence !

Les propos qu'elle tient, sur le site et à l'antenne, en agacent plus d'un. Un Donald.T@gmail.com se lâche et l'accuse de vouloir inciter tout le monde à vivre à la bougie, la traitant de mal baisée et de vieille aigrie. Chloé ne fait pas l'impasse sur ce genre de message, au contraire. Elle s'applique à lui répondre : "Ce qui te dérange, c'est que je t'incite à te remettre en question. Il ne s'agit pas de renoncer aux avantages de la vie moderne mais de respecter l'environnement et les autres terriens, toutes espèces confondues. N'avais-tu pas, toi aussi, des grands-parents qui ne gaspillaient rien ? Maintenant, pour faire fonctionner l'économie et avoir toujours plus de croissance, tout est devenu jetable et le monde se périme. L'Occident est passé de la privation à l'orgie. Ne vois-tu pas que cette surconsommation n'est possible qu'avec la misère du Tiers-Monde ? Que nos belles maisons, nos grands immeubles, nos centres commerciaux, reposent sur des fondations qui ne résisteront ni au temps ni à la honte. Quand j'utilise de l'électricité, je n'oublie pas les déchets nucléaires que je génère et dont personne ne sait quoi faire. Donc, je n'en abuse pas et tu ferais bien d'en faire autant ! Je ne suis ni mal baisée ni aigrie, mais toi tu n'es qu'un enfant gâté. Je te suggère de ne pas mourir idiot et de tester l'ambiance créée par l'éclairage aux chandelles, ça favorise les échanges sincères et constructifs, toujours dans le calme et la bonne humeur."

Jetant un coup d'œil en bas à droite de son écran, elle aperçoit 11:12, l'heure de s'occuper du déjeuner. Avec pour seule richesse son temps de vivante, et le bonheur de pouvoir en disposer comme elle l'entend, elle est heureuse. Peut-être que son implication ne représente qu'une goutte d'eau parmi la multitude qui composent l'océan, mais comme le colibri de la légende amérindienne, au moins, elle a le sentiment de faire sa part. Son index clique en bas à gauche sur "Arrêter" et l'ordi s'exécute dans un soupir de ventilation.