Chapitre 11
Lorsque la grosse berline sort de la capitainerie, Louise démarre et les sourcils froncés se tourne vers Chloé :
— C'est quoi cette histoire ? C'est qui cette Hélène ?
— Une amie qui va peut-être enfin pouvoir reposer en paix, soupire Chloé.
— Je ne comprends toujours pas...
— Hélène est un fantôme qui appartient au père de Mathéo. Ne t'en fais pas, lui, il a très bien compris.
— Mais dis-moi... Hélène, c'est pas ton amie de lycée qui s'est suicidée... il y a dix ou quinze ans ? réfléchit Louise.
— Si, c'est elle.
— Ben, qu'est-ce qu'il a à voir là-dedans, l'autre con ?
— Treize ans, oui, qu'Hélène s'est taillée les veines, se décide enfin Chloé à raconter. Je l'ai vue s'enfoncer, s'engluer dans cette histoire impossible. C'est moi qui l'ai trouvée baignant dans son sang. Cette image ne s'effacera jamais de ma mémoire. C'était un suicide et il n'y a pas eu d'enquête, pourtant parfois certains suicides ont leurs criminels. J'étais au courant de la relation amoureuse qu'elle entretenait avec un homme marié. Hélène restait toujours très discrète, elle n'avait jamais mentionné que le prénom de son amour : Gabriel. La mère d'Hélène n'a pas eu la force de vider l'appartement de sa fille et elle m'a demandé de m'en charger. J'ai trouvé son journal intime, celles qui en tiennent un savent toutes les bêtises que l'on peut y écrire. J'ai décidé de ne pas le montrer à sa mère. Les dernières pages ne sont que souffrances sentimentales et désir de mort. Il y avait aussi quelques photographies et tout un tas de détails sordides concernant son histoire avec Gabriel Bertrand.
— Quoi ?! s'exclament les deux autres.
— Je suis désolée, Mathéo.
Un lourd silence s'installe. Ils passent en coup de vent à la ressourcerie et font le voyage du retour perdu chacun dans leurs pensées. Mathéo est abasourdi. Il se souvient de l'année de ses dix-sept ans, de l'ambiance familiale et surtout de la première dépression de sa mère. Elle n'a plus jamais été la même après cette année-là. À l'époque, il n'avait rien compris, mais à la lumière de ce qu'il vient d'apprendre, il commence à entrevoir des explications. Chloé se sent bizarre, c'est comme si son amie Hélène avait été là, tout à l'heure, à ses côtés, ressuscitée l'espace d'une minute. Ce n'est pas une vengeance, c'est une justice. Pas celle des hommes, non, celle de l'au-delà. Comme si les fantômes d'Hélène et de Tifenn avaient parlé à cet homme par l'intermédiaire de sa voix. On ne peut pas faire le mal impunément autour de soi sans qu'un jour cela ne vous rattrape. Louise n'arrive pas à le croire. Cette histoire est tout à fait inimaginable. Mathéo et Chloé se rencontrent par hasard et quelque chose d'aussi fort que la mort d'Hélène les relie tous les deux. C'est stupéfiant ! Quand ils arrivent à la maison, un camion est garé dans la cour. Une petite brune saute de joie en leur faisant de grands signes.
— Alors les amis ! Comment va ? s'époumone-t-elle.
— Salut Lili, trop contente que vous soyez rentrés ! dit Chloé en l'embrassant.
— Moi aussi ! sautille Louise. Il est où ton gros Idriss ?
— Avec Manu à la radio. Bonjour. C'est qui c'jeune homme les filles ?
— Mathéo. Un ami, très intime, de Chloé, précise Louise, soulevant les sourcils plusieurs fois en direction de Lili.
— Holà ! Enchantée Mathéo. Mais c'est qu'y s'est passé plein de trucs pendant qu'on n'était pas là...
— Oui, il y a eu la rêvolution, avec un accent circonflexe, répond Chloé en riant. Allons faire un bisou à Idriss. Est-ce que c'était le bazar aussi dans la Loire ?
— Pour sûr, et comme on n'a pas pris l'autoroute pour rentrer, on a vu des tas d'télés cassées dans tous les bleds qu'on a traversés, même les p'tites villes. C'est trop génial ! Mon gros est hystérique. La voilà enfin c'te révolution qu'on attendait d'puis nos premières manifs étudiantes. Alléluia !
Mathéo sourit, Lili lui plaît bien, elle a une pêche d'enfer. Ils entrent tous dans le studio.
— Vous tombez bien, je lance l'émission dans dix minutes, qui s'y colle ? interroge Manu.
— Je vais préparer à manger c'est mon tour, se défile Chloé. Mathéo tu veux rester ici ? propose-t-elle.
— Non, je viens t'aider.
— Alors, je bise mon gros Idriss et nous y allons. Tu vas bien mon grooos ?
— Oui, ça allait bien, jusqu'à ce que tu arrives avec tes "mon gros", t'es chiante ! C'est qui lui ?
— Mathéo, mon nouvel amoureux.
— Ah et bien bon courage mon vieux ! plaisante Idriss avec un clin d'œil en lui serrant la main.
Mathéo et Chloé s'échappent, les autres s'installent pour le rendez-vous quotidien autour des micros et Manu lance l'émission.
— Bonsoir à tous. Ce soir nous retrouvons Idriss et Lili qui nous arrivent de leur terre natale, la Loire. Louise est là également. Chloé et Mathéo sont à la préparation d'un repas qu'on espère délicieux, et Sylvain n'est pas encore rentré de sa journée à la plage avec son fils. Nous attendons vos appels. Alors Idriss, dis-nous, est-ce qu'on t'a manqué ?
— Oh que non, pas du tout, s'esclaffe le gros.
— T'es toujours aussi diplomate, balance Louise.
— Des fois, ça fait du bien de partir d'ici, de bouger, de voir d'autres têtes, faut être honnête, surtout la tienne, répond Idriss en envoyant un baiser silencieux à Louise qui réagit du tac au tac.
— Tu as raison. On s'apprécie tous beaucoup, mais vivre les uns sur les autres, tout le temps, c'est parfois lourd.
— C'est ça, nous faisons l'expérience de la vie en communauté, égalité, fraternité, c'est formidable, mais faut pas oublier la liberté ! renchérit Idriss. Nous ne pouvons pas vous laisser croire, chers auditeurs, que c'est toujours facile. C'est aussi, par moment, agréable de foutre le camp.
— Qu'est-ce qu'ils ont, les deux là ? Z'êtes toujours comme chien et chat, c'est fatiguant, intervient Lili.
— C'est rien ma Lili, mais il faut dire que vivre en communauté, c'est comme tout, ce n'est pas idéal, se justifie Idriss, un peu penaud.
— Ah bon, pourquoi on n'est pas restés plus longtemps dans la Loire, alors ? C'est toi qu'a insisté pour rentrer ! l'interroge sa chérie agacée.
— C'est vrai. Je crois que je ne supporte plus la vie sans le sens que lui donne notre petite expérience, le quotidien sans la solidarité. Mais j'étais aussi très content quand nous sommes partis, j'en éprouvais le besoin.
— Je suis complètement d'accord avec toi, proclame Louise.
— Ma Louisette ! Ce n'est pas si souvent que nous sommes du même avis tous les deux, se réjouit Idriss.
— Tu délires ! Nous avons des caractères forts, donc nous défendons nos opinions. Cela met un peu de piquant à l'existence, non ?
— C'est bien ce que je dis : ce n'est pas de tout repos, insiste Idriss.
— Ouais, allez, un brin de musique pour adoucir les mœurs... conclut Manu.
L'émission résonne dans la berline noire, Gabriel Bertrand ne regarde pas le dossier posé sur ses genoux. Il fixe la route. Il ne comprend pas très bien ce que cette bande de déjantés racontent à la radio. Qu'est-ce que Mathéo fabrique là-bas ? Tous des drogués sans doute, ou une secte... Les deux femmes qui étaient avec lui tout à l'heure n'avaient pas l'air hagardes pourtant. Et d'où elle sortait cette histoire à propos d'Hélène ? Tifenn, bien sûr, Tifenn c'est Mathéo qui avait sans doute étalé ses états d'âme, étalé sa misérable vie. Il avait bien besoin de cela en ce moment... La sonnerie de son portable envahit l'habitacle et la photo de sa femme s'affiche. Super, il ne manquait plus qu'elle !
— Tu l'as trouvé, Gabriel ? Il est avec toi ? Comment va-t-il ? Passe-le-moi !
— Calme-toi ! Il n'est pas là. Ton fils n'a pas voulu rentrer. Il est resté avec sa bande de beatniks qui font les marchés.
— Quoi ? Non, mais Gabriel ! Tu avais dit que tu allais le chercher... Dans quel état est-il ?
— Est-ce qu'il était défoncé ? C'est ça que tu veux dire ? Non, je ne crois pas. En tout cas, je ne sais pas ce que lui font prendre ses nouveaux amis, mais il a bien changé.
— Comment cela ? Gabriel je veux voir mon fils !
— Écoute, tu m'emmerdes ! Je n'ai pas que ça à faire, là, j'ai assez perdu de temps ! Prends tes pilules...
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