Chapitre 13
Dans le taxi, l'autoradio diffuse les douces notes d'un violon et d'une guitare tzigane. Cette musique, à la fois dynamique et douloureuse, correspond à ce que Catherine ressent. Plus les kilomètres l'éloignent de Paris, plus des émotions se réveillent en elle. Le paysage ennuyeux du bord de l'autoroute déroule sa monotonie, elle prend conscience de laisser beaucoup de choses derrière, pour toujours. À mi-parcours, elle s'autorise à quitter ses chaussures et allonge ses jambes sur la banquette arrière. Elle voyageait ainsi, petite fille, durant le trajet des vacances dans la voiture de ses parents. Étrangement, ce souvenir lui redonne un peu de souplesse, elle ramène ses jambes sous elle et presse le bouton d'ouverture de la vitre. L'air pénètre brutalement dans l'habitacle et fouette son visage. Son chignon serré n'y résiste pas, cela lui donne la sensation d'un grand nettoyage. Catherine soupire profondément. Elle n'en peut plus de faire semblant d'être encore belle, elle veut se contenter d'être digne. C'est en compagnie de ce sentiment de dignité renaissante que défile la route qui la mène dans les Landes. Partie avec pour seuls bagages une valise de vêtements, ses papiers, les clés USB contenant tous ses souvenirs en image, son ordinateur portable et sa carte bleue, elle se sent légère. Gabriel s'invite dans son esprit. Combien de temps lui faudra-t-il pour s'apercevoir de son départ ? Va-t-il comprendre qu'elle ne reviendra pas ? Comment pourrait-il imaginer une seule seconde qu'elle puisse le quitter ? Il est si sûr de lui... Même avec les papiers du divorce en main, il est capable de ne pas y croire, de les poser négligemment dans un coin et de ne plus y penser, il se comporte ainsi avec elle depuis tant d'années ! Peut-elle seulement espérer provoquer en lui un simple pincement au cœur, une sueur froide, un frisson ? Non, elle sait pourquoi leur union a tenu jusque-là, et c'est douloureux de regarder la vérité en face quand elle est hideuse. Si Gabriel n'a jamais demandé le divorce, c'est parce qu'ils n'ont pas de contrat de mariage. Et pourtant, ce qu'ils possèdent, ils l'ont acquis ensemble. Sa seule souffrance sera causée par une hémorragie du porte-feuille. C'est inenvisageable, pour lui, de perdre la moitié de son patrimoine. Faible consolation. En comparaison son cœur, à elle, est boursouflé par tant de cicatrices, tant de blessures. Elle entame une convalescence, suite à tous ces accidents cardiaques sentimentaux et cérébraux, infligés par un mode de vie où l'argent et l'apparence règnent en maître absolu, le monde où Gabriel les a perdus. Catherine remonte la vitre, bascule sa tête sur le siège, ferme les yeux et se laisse porter, jusqu'au bout du voyage. À midi, le taxi se gare à la capitainerie. Le chauffeur l'aide à porter ses affaires jusqu'au voilier où elle n'a pas souvent eu l'occasion de monter, car plutôt destiné aux plaisirs extra-conjugaux de son mari. Puis, il la dépose chez un loueur de véhicules. Grâce au podcast de la radio, écouté en boucle depuis qu'une "relation" de Gabriel a repéré Mathéo, Catherine se rend sur le marché où elle sait que la communauté vient vendre des légumes. En furetant, elle se laisse séduire par deux fromages de chèvre, la productrice lui indique l'étal de ceux qui vivent en groupe. La mère, inquiète, se présente et demande à l'homme aux cheveux longs qui remballe le stand s'il peut lui indiquer où trouver son fils. Il répond qu'à cette heure-ci, il doit être rentré manger avec les autres, et qu'il ne peut pas dire si cette après-midi il retournera à la ressourcerie. Son débit de paroles est soutenu, Catherine l'interrompt et cherche son regard pour lui demander comment va Mathéo. Sylvain la rassure, lui certifiant qu'il se porte très bien. Un peu apaisée, elle le prie de l'informer de sa présence sur le voilier ; de le prévenir qu'elle a quitté son mari ; et qu'elle aimerait le voir. Il lui promet de transmettre son message. Elle le remercie d'un sourire et s'éloigne. Cet homme ne lui a pas fait mauvaise impression. Il est propre, courtois, et prétend que Mathéo est en bonne santé. Soulagée, elle se dirige alors vers le banc du primeur. Ce n'est pas qu'elle ait très faim, mais elle achète une salade pour accompagner ses petits crottins. Impatiente de voir son fils, elle préfère, malgré tout, lui laisser l'initiative de leurs retrouvailles. Elle ne doute pas qu'il viendra.
Au retour de Sylvain, Manu s'active sur la terrasse. Le barbecue fume et la table est mise. Il trouve Louise, Carine et Chloé au jardin, occupées à cueillir des fruits rouges.
— Salut les filles, tout va bien ?
— Bonjour Sylvain, oui, nous faisons la razzia pour le dessert et préparons des barquettes pour le marché de demain. Tu as des retours de marchandises ? Veux-tu de l'aide pour décharger ? demande Chloé.
— Je rentre à vide. Nous allons devoir agrandir le potager ! La clientèle augmente, faut qu'on y réfléchisse pour l'année prochaine.
— Attention, nous n'avons pas vocation à devenir une multinationale. Notre objectif c'est l'auto-suffisance, rappelle Chloé.
— Oui, mais bon, c'est frustrant de ne pas pouvoir servir tout le monde.
— Ce qui serait frustrant, ce serait de devoir jeter. J'ai lu quelque part, qu'au niveau mondial, un tiers de la nourriture est gaspillée. C'est énorme ! Vous vous rendez-compte ? Et puis on a bien assez de problèmes comme ça avec les autres camelots, tu ne crois pas ?
— Je ne comprends pas pourquoi, il y a tant de jalousie entre commerçants, déplore le jardinier.
— Ils ont l'impression que l'argent qu'on gagne pourrait aller dans leurs poches. Souviens-toi de notre difficulté à obtenir un emplacement fixe. Trois longues années à déballer à des places différentes chaque jour, pas facile de fidéliser une clientèle dans ces conditions. Je ne voudrais pas, de nouveau, les voir se liguer contre nous. Si nous n'avons pas assez de produits frais pour tenir jusqu'à midi, ce n'est pas grave. Ça leur donne un bon prétexte pour se moquer et nous laisser tranquilles. C'est une vraie petite mafia, grimace Chloé.
— Heureusement qu'il y en a aussi quelques-uns de sympas, soupire Sylvain, comme Thierry le poissonnier. Au fait, ce matin, dans la famille Bertrand, j'ai vu la mère. Elle s'est installée sur le voilier, elle quitte son mari. Elle m'a demandé de faire la commission à Mathéo.
— Enfin ! s'exclame Louise. Je suis étonnée qu'elle ait attendu tout ce temps pour quitter l'autre connard ! Comment elle a pu supporter un type pareil ?
— En tout cas, elle a l'air gentille. Elle a commencé par demander des nouvelles de son fils, elle était inquiète.
— Tiens, les voilà qui rentrent de la ressourcerie. Allons manger, propose Chloé. Manu a peut-être besoin d'un coup de main à la cuisine. Il ne manque plus que Mathieu et les gamins qui sont partis parader au village.
— Ils vont pas tarder, précise Louise. Il y a dix minutes, Romane a envoyé un message pour dire qu'ils partaient de chez Jules.
— Cette après-midi, je réquisitionne les jeunes pour un peu de désherbage, entre la sieste et l'émission de radio, annonce Sylvain.
— Je te laisse en parler aux filles... se défile Carine.
— Ne t'en fais pas, elles savent bien qu'ici tout le monde met la main à la pâte, conclut-il tout sourire.
Autour de la table, ça discute projet pour la ressourcerie. Mathéo et Idriss semblent très bien s'entendre. Les merguez et les saucisses poussent la chansonnette au-dessus des braises où Lili essaie de trouver de la place pour griller des aubergines.
— Alors Mathéo, la matinée a été intéressante ? s'enquiert Chloé.
— Oui, me retrouver au milieu de tout ce bric-à-brac m'inspire.
— Super. Je viendrai avec vous tout à l'heure.
— Bonne nouvelle. J'ai attaqué la réparation d'un buffet d'cuisine c'matin, un coup d'main pour le ponçage s'ra le bienvenu.
— Bien sûr. Je veux aussi préparer des caisses pour la brocante de dimanche, et prendre quelques photos d'objets que nous avons réceptionnés pour les mettre sur le site, indique Chloé.
— Idriss et Lili sont d'accord pour me laisser carte blanche concernant un atelier artistique, cent pour cent récup', annonce Mathéo. Mais il paraît qu'il faut que nous en parlions tous ensemble.
— Inscris-le sur l'tableau pour un soir d'la s'maine, l'encourage Lili. T'expliqueras c'que tu proposes à tout l'monde, on en débattra et on votera. Ici, les décisions sont collégiales.
— Sans vouloir jouer les trouble-fêtes, intervient Louise, tu es l'invité de Chloé, vous vous connaissez depuis quelques jours seulement, mais l'accueil d'un nouveau membre est une décision importante pour la communauté...
— Je vais en discuter avec Mathéo, l'interrompt Chloé, et lui expliquer comment nous fonctionnons. Nous ferons une petite soirée officielle avec ordre du jour en fin de semaine, si nécessaire.
— Ah, v'là la diligence ! Y sont pas mignons tous les quatre ? R'gardez, Mathieu est aux anges et c'est Romane qui tient les rennes.
Le repas se passe dans la joie et la bonne humeur, puis tout le monde se sépare pour le rituel de la sieste. Mathéo et Chloé s'installent sur la terrasse, devant chez elle. Il est enthousiaste, la ressourcerie l'intéresse et il n'arrête pas d'en parler.
— Ta mère est passée au marché ce matin et a demandé à Sylvain de te dire qu'elle est là, sur le voilier et qu'elle aimerait te voir.
— Ma mère ? Sur le voilier !
— Oui. Elle a aussi dit qu'elle avait quitté ton père.
— T'es sûre ? Que ma mère quitte mon père, ça je ne le crois pas...
— Tant de choses que tu ne croyais pas possibles sont pourtant bien réelles aujourd'hui... Comme vivre ici, parmi nous, sans télé et sans drogue, plaisante-t-elle.
Il est certain que jamais Mathéo n'aurait pu imaginer tout ce qui lui arrive à présent. Alors, que sa mère décide de quitter son père, après tout... Sa mère, si effacée depuis toutes ces années. Il entrevoit ses probables souffrances et il a très envie de la serrer dans ses bras. Il se fera déposer au port par Idriss, tout à l'heure. Mais, pour le moment, c'est le projet d'atelier qui germe dans sa tête et accapare toutes ses pensées.
— J'aimerais que tu m'expliques cette histoire de vote.
— C'est assez simple. Pour qu'un nouveau membre intègre le camp, il faut que les autres membres soient d'accord à l'unanimité. Cela se passe en deux temps. Une première réunion et un premier vote à main levée, si tout le monde vote « pour », c'est réglé. Sinon, il y a une deuxième réunion où nous procédons à un nouveau vote. Cela permet au prétendant de discuter et de convaincre ceux qui se sont abstenus la première fois.
Chloé s'interroge : est-ce que les choses ne vont pas un peu vite ? Mathéo semble envisager très sérieusement de s'installer. Elle comprend qu'il se sente bien parmi eux, mais c'est beaucoup trop rapide en ce qui la concerne.
— Si tu souhaites t'impliquer à la ressourcerie, il faut que tu l'envisages de façon pérenne et totalement indépendante de ce qui se passe entre nous. Afin que ce projet ait une chance de se concrétiser, tu dois trouver une solution d'hébergement.
Le jeune homme a bien compris que sa nouvelle amie n'était pas du genre à tourner autour du pot. Avant il se serait vexé, là, il se contente d'incliner légèrement la tête et un demi-sourire se dessine sur son visage.
— Es-tu en train de me dire, qu'en l'état actuel des choses, tu voterais « contre » ?
— T'accueillir ici, comme invité, est pour moi un plaisir. Mais il te faudra trouver un chez-toi, avant de t'engager à la ressourcerie, si tu veux que je vote « pour ».
Mathéo comprend sa réaction. Leur relation sera-t-elle durable ? Chloé est sur la défensive. S'il veut que cette idylle ait des chances d'évoluer, il ne doit pas la bousculer. Il est conscient que ce sont deux choses différentes, et qu'elle lui demande de les gérer séparément.
— Viens là, que je te serre dans mes bras. Je trouverai une solution !
Le ronflement du camion d'Idriss et Lili leur signale le moment du départ. Chloé et son amoureux les rejoignent et prennent la direction du port où ils déposent Mathéo.
— Il est sympa, lance Idriss. Son idée d'atelier artistique tombe à pic pour une collaboration avec le collège. Qu'est-ce que t'en dis Chloé ?
— Je dis, que s'il doit rentrer dans l'expérience, il faut que ce soit sans lien avec notre petite aventure. Il est gentil, nous nous éclatons bien, mais entre lui et moi ça ne durera pas.
— Pourquoi tu dis c'la ? s'écrie Lili. T'as l'air épanouie, comment tu peux savoir ?
— Il a trente ans et il est adorable. Je suis contente de l'avoir rencontré. Il a ressuscité chez moi quelque chose que je croyais mort. Le désir. Mais, le désir ce n'est pas de l'amour.
— C'la commence par le désir, une histoire d'amour, non ? insiste Lili.
— Oui, mais l'amour c'est pas comme la baise, et tu sais que je n'y crois plus guère. Même si, tous les deux, vous êtes la preuve que ça existe, ajoute Chloé en leur adressant un petit sourire en coin. Ce que je ressens ressemble plus à de l'affection, comme pour un petit animal blessé.
— Heureusement qu'il ne t'entend pas, s’esclaffe Idriss. Ton romantisme est effrayant...
— Je crois qu'il l'a compris et que lui non plus ne ressent pas de l'amour. Nous nous apportons beaucoup, mais au bout de cette histoire ce sera une belle amitié ou rien.
— Si j'comprends bien, tu n'veux pas de lui dans ton mobile-home ? questionne Lili.
— C'est exactement cela. Mais s'il trouve une solution concernant ce détail, je serai enchantée qu'il intègre la ressourcerie, car son projet me semble très intéressant.
— Moi, j'suis contente de t'voir si gaie Chloé. Y t'fait du bien et c'la nous fait du bien à tous.
— Merci Lili. Bon alors par quoi nous attaquons ? Les photos, les caisses ou le ponçage ?
— Je vais au bureau les filles, j'ai de la paperasse à faire, je vous rejoins plus tard, déclare Idriss en garant le camion.
— Tiens r'garde, c'matin y a eu un dépôt, Y a pas mal d'bouquins, si on commençait par les trier ? Vous auriez déjà des caisses pour dimanche, propose la petite brune.
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