Chapitre 17
Au camp, Manu, Sylvain, Idriss, Lili et Chloé terminent de répondre aux questions des auditeurs. Le dernier appel concerne « l'expérience ». Une auditrice envisage de créer une communauté participative, comme la leur, sur un domaine de plusieurs hectares dont elle vient d'hériter. Elle souhaite des renseignements concrets sur leur organisation. Sylvain l'invite à venir vivre avec eux le temps de se rendre compte sur place du fonctionnement. Louise, Carine, Mathieu et les trois jeunes sont installés sous l'appentis, le charbon de bois est prêt pour les grillades. Quand Mathéo et Catherine descendent de voiture, les autres arrivent du studio.
— Bonsoir Catherine, venez, l'accueille Chloé. Je vous présente la maman de Mathéo que j'ai invitée à dîner avec nous, annonce-t-elle.
— Bienvenue Catherine, asseyez-vous. Je suis Mathieu, enchanté.
— Merci Mathieu, je m'attendais à n'être entourée que par de la jeunesse...
— Ici, vous oublierez vite les différences d'âge. Depuis trois jours, je passe mon temps avec ces trois-là, donc en ce moment j'ai environ douze ans d'âge mental.
— C'est drôle, depuis ce matin, moi j'ai l'impression d'en avoir dix et c'est très agréable !
— Tout à fait d'accord. Ce soir, nous discutons de mes projets. Je suis propriétaire d'une ferme à deux kilomètres, ainsi que de cette maison et des terrains alentour. Nous cherchons une solution pour que je cède tout ça aux gens ici présents et que je profite enfin de ma retraite.
— Vous êtes agriculteur ?
— Oui. Et vous ?
— Moi aussi, je prends ma retraite. J'étais femme au foyer et je divorce.
— Vous êtes venue ici pour voir votre fils ? Il nous a un peu expliqué sa vie, c'est un bon gars !
— Vous êtes bien la première personne à me parler de Mathéo en ces termes.
— Vraiment ?
— Je vous assure. Et c'est très agréable à entendre !
L'ambiance est décontractée. Comme d'habitude, ça rigole et ça se taquine. Manu, assis face à Catherine, décide de lui expliquer rapidement ce qui se passe dans ce campement : la radio, l'émission, le site internet, le jardin, les marchés, la ressourcerie, les tisanes, les yourtes, les mobile-homes, la maison...
— Ça ressemble à une belle aventure humaine, s'extasie la nouvelle venue.
— Oui, enfin, tout n'est pas rose, tempère Manu. Ce n'est pas facile de vivre en communauté. Ce qu'il faut bien comprendre et mettre en pratique c'est que nous avons tous besoin de nous écouter les uns les autres pour que cela fonctionne. La première de toutes les règles c'est le respect : respect de soi, respect des autres et respect de la nature.
— Tout à fait ! s'exclame Sylvain. D'ailleurs, c'est même d'abord le respect de la nature, notre mère nourricière...
— STOP ! hurle Louise en levant les bras au ciel. Si nous le laissons démarrer nous ne l'arrêterons plus et nous serons bons pour un cours complet de jardinage. Alors, plus que des mots, si tu allais nous chercher tes magnifiques fruits rouges pour le dessert Sylvain ?
En deux temps trois mouvements, la table est débarrassée et les saladiers de fraises et de framboises apportés de la cuisine.
— J'propose que nous démarrions la discussion, lance Lili. Donnons-nous deux heures, ça m'paraît pas mal. Qu'est-ce qu'vous en pensez ? J'me porte volontaire pour prendre les notes. Qui prend la cloche ?
— Moi, déclare Chloé. Pour Mathéo et Catherine qui découvrent, j'explique : la cloche est là afin de demander le silence quand parfois les discussions deviennent confuses. Puisque c'est une réunion à l'initiative de Mathieu, c'est lui qui tient le bâton de parole. Il commencera à parler, ensuite, quand quelqu'un souhaitera intervenir, il lèvera la main. On ne doit s'exprimer que lorsqu'on a le bâton. Mathieu décidera à qui il le transmettra. Par contre, vous deux, vous ne pouvez pas interférer, vous êtes nos invités, des observateurs. C'est parti, Mathieu nous t'écoutons.
— Comme vous le savez tous, je veux mettre les choses au clair, des fois que la grande dame me faucherait par surprise. Ce que vous construisez ici est remarquable et je veux que vous puissiez continuer après mon départ. Je n'ai pas d'enfant, je veux que tous les papiers soient faits de mon vivant pour être absolument certain, qu'à ma façon, moi aussi, j'œuvre à cette extraordinaire expérience. J'ai donc pris rendez-vous chez mon notaire mardi prochain. Il faut que nous réglions cette affaire au plus vite. Je veux que la ferme reprenne une activité. Vous tous ici, sur ce morceau de terrain, dans et autour de cette maison, vous avez montré de quoi vous êtes capables. Vous êtes tous et toutes de belles personnes, et pourtant au départ je n'étais pas convaincu, dit-il en direction de Catherine. Je veux que vous puissiez poursuivre ce que vous avez commencé. Je veux que d'autres viennent nourrir vos rêves. Je veux continuer de vivre dans la maison sur la ferme jusqu'à mon dernier souffle, à vos côtés. Alors comment faisons-nous ?
Louise lève la main et Mathieu lui passe le bâton.
— Merci Mathieu, sans toi rien de tout cela n'aurait été possible ! Nous avons un peu regardé sur le net avec Chloé et plusieurs solutions sont envisageables. La première serait une vente en viager, mais c'est un peu compliqué. Cela remet en cause tout notre fonctionnement. Devenir propriétaire alors que nous militons pour que la terre n'appartienne à personne et que seule la propriété d'usage s'applique, cela ne cadre pas avec nos principes. La seconde pourrait résoudre le problème, nous avons contacté une association qui travaille à sauvegarder l'activité paysanne. Ils achètent des fermes et les mettent en gérance, ça permet à de jeunes agriculteurs de démarrer une activité, en bio, sans passer par les banques. L'idée c'est de sauver les petites exploitations de la spéculation des terres agricoles qui finissent par toutes appartenir à de gros, très gros propriétaires. Notre présence sur les lieux sort du cadre par rapport à leur fonctionnement habituel, mais ils sont prêts à venir nous rencontrer pour en discuter.
Idriss lève la main, Louise lui passe le bâton.
— En gros, cette association achèterait le domaine et nous le louerait en gérance ?
Chloé lève la main, le bâton circule.
— C'est l'idée. Mais nous devrons peut-être monter une SCIC, comme pour la ressourcerie.
Sylvain, Manu et Lili lèvent la main.
Chloé pose le bâton sur la table et Sylvain démarre :
— Cela me paraît une bonne idée, presque trop facile, s'inquiète le jardinier.
— Une SCIC, non, non, non ! La ressourcerie c'est différent. Ici nous y habitons !
— Tu as raison Lili. Comment intégrer l'expérience et tous ses satellites dans le cadre d'une SCIC ? Est-ce bien le but ? ajoute Manu.
Chloé agite la cloche et reprend le bâton.
— Peut-être que nous devrions rencontrer les gens de l'association Terre de Liens avant d'aller plus loin. Ils nous proposent un rendez-vous lundi. Ils viendront ici pour mieux se rendre compte. Qui est « pour » ?
Toutes les mains se lèvent, sauf celle de Mathieu. Chloé lui tend le bâton.
— Une association ? Je ne suis pas très chaud. Faudrait pas qu'on se fasse berner et qu'ils revendent tout une fois que j'aurai signé.
Louise, lève la main. Mathieu lui tend le bâton.
— T'inquiète pas, les rencontrer ne nous engage en rien. On les écoute et on verra après ? C'est une assoce qui a une bonne presse.
— Le viager me semble plus prudent, quand-même, répond Mathieu à qui Louise a rendu le bâton. Mais bon, puisque vous êtes tous d'accord, rencontrons-les.
— Adopté, à l'unanimité, note Lili dans le cahier.
— Maintenant autre chose, poursuit Chloé. Nous avons des réponses pour l'appel à projets. Un couple, avec deux enfants, voudrait s'installer pour monter une ferme traditionnelle en bio. J'ai aussi une célibataire pour un élevage de brebis et un naturopathe, producteur d'herbes médicinales et aromatiques, diplômé en botanique.
Manu lève la main.
— J'ai eu, également, des contacts à la radio. Un couple pour une safranière et deux nanas pour un élevage de chèvres et de poules.
Mathieu demande le bâton.
— La safranière ce n'est pas possible. La terre ne convient pas. Enfin, je veux dire, c'est trop grand, ou alors, il faudrait juste cultiver la parcelle au Priou.
Louise et Idriss lèvent la main, Mathieu pose le bâton sur la table.
— Les poules, les chèvres, Mathieu t'en pense quoi ? demande Louise.
— Je ne sais pas, pourquoi pas, c'est possible, tout le reste est envisageable. Il faut privilégier ce que nous pouvons entreprendre avec les bâtiments existants.
— Peut-être, oui, acquiesce Louise.
— C'est sûr, même ! enchérit Idriss.
Chloé agite la cloche et reprend le bâton avant que le débat ne se lance entre Louise et Idriss.
— Logiquement, le plus simple serait ce couple, avec leur projet de ferme traditionnelle, dit-elle.
Louise lève la main.
— Quel âge ont les enfants ?
— Dix-huit mois et trois ans, je crois, précise Chloé.
— Sans passer, encore une fois, pour la chieuse de service, deux mômes dans le camp, puisqu'ils habiteraient ici avec nous, cela ne me fait pas sauter de joie, ose Louise.
Sylvain demande le bâton.
— Les brebis, quel âge la célibataire ? demande-t-il en tendant le bâton à Chloé
— Très drôle, Sylvain ! Moins de trente. Bon, que faisons-nous ? Nous les rencontrons tous ? Manu lève la main et récupère le bâton.
— Il faut que Mathieu soit présent. Si tu es d'accord Mathieu ? Tu leur fais faire le tour du propriétaire. Puis, nous buvons un coup ici, avec eux, à l'heure du repas. Quand nous les aurons tous rencontrés, nous déciderons.
Mathieu lève la main, le bâton circule.
— Cela me paraît bien, mais faut pas oublier qu'eux, leur but, c'est peut-être de gagner de l'argent !
Idriss demande le bâton.
— Tu as raison. Ce que nous voulons, c'est que la ferme redémarre, mais dans l'esprit du camp. La nouvelle activité nous concernera tous, il faudra donner la main et les gains devront rejoindre le pot commun. Il faut vraiment valider cela avec les nouveaux. L'objectif c'est de vivre en harmonie avec la nature et les autres.
Mathieu lève la main, Idriss lui rend le bâton.
— Il faut les rencontrer. Voyons tout le monde, sauf le safran ? Qui est « pour » ? Toutes les mains se lèvent.
— OK, à l'unanimité, prononce Lili en notant.
Chloé lève la main et récupère le bâton.
— Je m'occupe de confirmer le rendez-vous avec l'association Terre de Liens lundi. Pour les autres, je les contacte, je tâte le terrain niveau motivation et je propose un rendez-vous à ceux qui adhérent à l'expérience. Il est vingt-deux heures quinze, les amis : fin de la séance.
Lili récupère le bâton, la cloche, puis range le matériel dans le bureau du salon avec le cahier où elle a pris les notes.
— Qui veut une tisane ? demande Chloé. Catherine ?
— Avec plaisir, je peux vous aider ?
— Si on se tutoyait ? Ce serait plus sympa. Je veux bien un coup de main pour amener les tasses. Les autres ? Oui, à l'unanimité, c'est parfait !
Mathieu, comme tout le monde, sourit bêtement. Il adore ces petites séances de parole sans bâton rompu, si démocratiques et tellement efficaces. Mathéo interrompt sa béatitude :
— Belle démonstration d'efficacité, mais cela me met la pression. Je n'avais pas imaginé ça comme cela, vos réunions...
— Ne t'en fais pas. Tu la programmeras quand tu seras prêt, ta petite discussion, tout se passera bien.
— Mathieu, ma mère cherche une maison à louer dans le coin, tu n'aurais pas un plan ?
— Euh... Je ne sais pas... Faudrait poser la question à Jules. C'est la gazette du coin. Elle cherche quoi ?
— Ben, une baraque avec piscine, jacuzzi et tout le tintouin.
Les sourcils de Mathieu se soulèvent puis se froncent.
— Mais non, je plaisante ! ricane Mathéo. Une maison agréable, avec un jardin, mais aussi deux chambres, c'est important. Tu comprends, si Chloé se lasse de moi, je pourrais aller dormir chez ma maman.
Mathieu secoue la tête de droite à gauche en pinçant les lèvres.
— Je vais me renseigner. Mais où est-elle, en ce moment, à l'hôtel ?
— Non, elle s'est installée sur le voilier.
Chloé arrive avec deux énormes théières.
— Je vous propose mélilot, coquelicot et aubépine. Est-ce qu'il y en a qui ont du mal à digérer ?
— Pourquoi ? Tu nous sors une gnôle avec la tisane ? la taquine Idriss.
— Non, espèce d'alcoolo. Je rajoute juste de la badiane, mon GROS.
— Sacrée Chloé, tu me feras toujours rire avec tes potions magiques, pouffe-t-il. Oui, mets de la badiane dans celle-là, je vais en prendre.
— Alors Mathéo, ton initiation à la soudure ? s'enquiert Louise.
— Bien, pas évident, mais je crois que je vais me débrouiller.
— Nous verrons demain, mon pote, à huit heures trente sur le pont ! précise Idriss.
— Pas de problème.
— Moi aussi je vais à la ressourcerie avec vous demain, case Louise. Préparer les caisses pour la brocante de dimanche.
— Cool ma Louisette, j'ai commencé hier, l'informe Chloé.
— Moi, d'main j'reste là, enchaîne Lili. C'est moi qui suis aux gamelles.
— Qu'est-ce que tu vas nous cuisiner de bon ? se renseigne Sylvain.
— Aucune idée. Qu'est-ce t'as mis dans la souillarde ?
— Plein de beaux légumes. Et demain soir, nous aurons des moules. Un troc avec le poissonnier.
— Super ! Sur ce, j'vous laisse, j'suis crevée, déclare Lili.
Manu, Sylvain et les mômes s'esquivent également. Chloé et Louise lavent la vaisselle. Catherine leur propose un coup de main, mais elles refusent et lui suggèrent de profiter de la balancelle. Mathieu en profite pour se renseigner :
— Alors Catherine, vos impressions sur l'endroit où Mathéo s'est échoué ?
— Je comprends qu'il soit heureux. Il ne pouvait pas mieux tomber.
— Je suis content que tu sois là, avec nous, maman.
— Moi aussi, Catherine, je suis content que vous soyez là. Vous aviez raison, notre génération manque un peu de représentants.
— C'est très gentil.
— Vous pouvez dormir ici, Catherine, propose Chloé de retour de la cuisine. Il y a une chambre très confortable pour les invités dans la maison.
— Merci, je ne dis pas non. Et si, en plus, je pouvais prendre une douche, ce serait le grand luxe.
— Mais bien sûr. Venez, je vous montre.
— Je vais moi aussi aller dormir. Mathéo, tu m'aides à mettre Mouche dans les brancards ?
— Ouah, moi les chevaux...
— Quoi ? Tu en as peur ? Viens m'aider, tu auras appris quelque chose aujourd'hui.
— À mettre un cheval dans une charrette ?
— Non, que le cheval est le meilleur ami de l'homme, gamin.
Quand Mathieu et Mathéo reviennent avec les équidés, les sourcils de Catherine forment deux grandes pyramides au-dessus de ses yeux écarquillés.
— Le percheron, c'est Mouche et son inséparable ami, c'est l'âne Gaby, lui explique Chloé. Mathieu a vendu sa voiture et ne se déplace plus qu'avec eux, pour le plus grand bonheur des enfants du coin.
— Ma chère Catherine, à demain, passez une bonne nuit, lance Mathieu. Chloé, fais de beaux rêves, toi aussi Mathéo.
— Bonne nuit Mathieu, claironne Chloé et Mathéo.
— Merci Mathieu pour votre agréable compagnie. Bonne nuit à vous aussi, ajoute Catherine conquise.
Mouche démarre lentement et sort de la cour, au pas. Ils entendent, quelques minutes encore, le cliquetis des sabots de son petit trot sur le goudron. Chloé et Mathéo laissent Catherine s'installer dans la maison. Ils regagnent le mobile-home et ne mettent pas longtemps à s'endormir dans les bras l'un de l'autre.
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