L'amour c'est comme un baiser ananas
L’amour c’est comme un train : si tu le rates, tu dois attendre le prochain.
Le premier train s’appelait Charlotte. Elle était rousse, rousse avec des taches. J’aimais bien. Elle avait le sourire soleil, une robe jaune avec des papillons bleus. Et son odeur, du chocolat blanc. Elle me collait comme un chewing-gum à une chaussure, et moi, au fond, j’aimais bien. Colin disait que j’avais un ticket. Peut-être bien, mais je ne l’ai jamais composté, alors ça ne m’a mené nulle part.
Elles s’appelaient Charlotte, Emelyne, Marion ou bien Maëlle. C’était de ces trains mystérieux, mi intercités mi transsibériens, dont j’admirais les lignes et les vapeurs de loin, mon ticket en main, comme un trésor d’imagination, sans jamais y grimper. La peur sans doute, de ne pas savoir où cela me mènerait, la peur de me retrouver à Charleville-Mézières quand je pouvais rêver d’Istanbul et de Saint-Pétersbourg.
J’ai toujours aimé les vaches. Elles ont dans leurs grands yeux mouillés et calmes des mers sans vagues. On s’y perd, on s'y noie, dans les yeux d’une vache. Mais c’est rassurant, il y a quelque chose d’ancien et de doux comme une grand-mère. Puis elles regardent passer les trains, comme moi. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. L'amour ce n'est pas comme les vaches.
L’amour c’est plutôt comme les lunettes, y en a qui en portent dès l’enfance et d’autres qui n’en éprouvent le besoin que bien plus tard.
Il y avait cette fille au boulot. T’as de beaux yeux, qu’elle m’a dit. On déjeunait, elle avait pris de la purée et moi des frites. Je n’aime pas la purée. Pourquoi tu dis ça ? Toi pourquoi tu dis ça ? Bah parce que tu as de beaux yeux. Tu veux des frites ? C’est une proposition ? Bah oui, je te propose des frites, j’en ai pris trop. C’est tout ? Oui, pourquoi ? Non, rien, je me disais, tu veux pas qu’on aille prendre un verre après le boulot ? Dans ma tête la voix a fait : Les voyageurs pour Charleville-Mézières, éloignez vous de la bordure du quai, le train va entrer en gare voie quatre. Je n’avais rien vu. J’ai peut-être de beaux yeux mais ils ne sont pas terribles. J’ai fui, je n’avais plus faim.
À trente-deux ans, j’avais un début de calvitie, un pucelage tenace et une mère qui repassait mes chemises, ça faisait trois mauvais points. Avec l’embonpoint, qui porte mal son nom, ça faisait quatre. Patrick m’a dit : Hey Roméo, c’est vrai que la nouvelle a des vues sur toi ? Des vues ? Bah ouais, elle t’a dans le viseur, petit veinard va. Il m’a claqué l’épaule. Je n’aime pas ça. J’ai repensé à la nouvelle. T’as de beaux yeux. À midi, j’ai jeté mes œillères et j’ai pris des lentilles. Elle aussi avait choisi ça plutôt que le riz cantonnais. La bouche pleine, je lui ai dit : Tu veux qu’on aille boire un verre, alors ? Oui. J’aime bien tes yeux, moi aussi. Elle a rougi. J’ai senti une étrange chaleur dans mon ventre. J’ai pensé à Charlotte, Emelyne, Marion et Maëlle, j’ai pensé à Charleville-Mézières et aux vaches. Dans mon ventre la chaleur a sifflé, un sifflement de bouilloire, ou de chef de gare.
L’amour c’est comme un cancer, ça commence tout petit et ça finit par vous posséder tout entier.
J’avais épuisé le court répertoire de banalités derrière lequel je me cache d’ordinaire. Du bistrot s’échappait une musique un peu jazz qui comblait le silence à notre place. Elle a commandé un cocktail aux fruits des tropiques, j’ai pris quelque chose au hasard sur la carte, ce n’était pas très bon mais c’était fort. Elle avait un sourire soleil, ça me tenait chaud en terrasse. Elle a glissé son pied contre mon tibia, l’air de rien. J’ai un cancer. C’est sorti tout seul. Elle n’a pas compris. Génial ça, tu joues dans un groupe ? C’était aussi bien. J’ai réfléchi à ce qu’avait dit l’oncologue.
Vous avez un très beau carcinome, regardez, juste ici. Un quoi ? Un épithéliome dans son stade d’infiltration, son stade carcinomateux quoi. Pour faire simple, si vous voulez, c’est une tumeur cancéreuse. C’est pas un pléonasme ? Non, c’est un néoplasme. Il a ri. Excusez-moi, humour médical. Je n’ai pas compris la blague mais je l’ai excusé. J’aurais pas pu faire son métier, encore moins avec le sourire. Je vais mourir ? Pas de son fait, ne vous inquiétez pas, la tumeur est maligne mais moins que la science. Je vais vous donner un autre rendez-vous et on pourra commencer un traitement.
Je me suis dit que ça faisait cinq mauvais points. Elle ne devait pas savoir compter car elle a pris ma main et joué avec mes doigts. Tu sais ce que j’aime chez toi ? C’est ton côté mystérieux. J’ai toussoté mon alcool dans ma manche. Ses yeux brillaient comme des phares. Si tu devais prendre un train, là, maintenant, tu irais où ? Elle a hésité, m’a lancé un regard par en dessous. Chez toi ? J’ai réfléchi à cette réponse inattendue et elle en a profité pour s’avancer, nos lèvres se sont frôlées. Mon érection a cogné contre le jean, si fort que c’en était douloureux. Elle a mis sa langue dans ma bouche. Ça avait un goût d’ananas.
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